Un nid dans les ruines
III
Faut-il admettre que l’amour fidèle, obstiné, généreux, n’est pas impuissant comme le déplorait l’étrange personnage dont on vient de lire les lettres ?
Quand vint l’automne, mademoiselle Falconneau, rentrée avec son père dans la petite maison de Biskra, se sentit beaucoup mieux. Non seulement elle avait retrouvé le sommeil avec un peu d’appétit ; mais encore elle pouvait écrire au bon sorcier de la Peyrade, comme elle s’amusait à l’appeler :
« Je vais vous dire une nouvelle qui vous fera plaisir : mes forces reviennent et ma mémoire s’en va. Pour ce qui est des forces, je n’ose pas trop m’y fier ; c’est probablement une mauvaise plaisanterie du mal — souvent facétieux — qui me mène là où je ne voudrais pas aller, maintenant moins que jamais. Par contre, il est indubitable que je me souviens moins de certaines douleurs. Je commence à croire que ma vie n’a été qu’un rêve malsain jusqu’à votre apparition ; et, dans mon existence actuelle, deux êtres seulement tiennent une place : l’un, mon pauvre père, que je vois tous les jours et qui sourit quelquefois, maintenant ; l’autre, invisible, qui va sourire enfin, je l’espère, quand il saura que mon cœur va mieux, certainement mieux, presque bien. Ne maudissez donc plus… ce que vous maudissiez. Moi, je bénis la sorcellerie… et certain sorcier qui n’a rien à craindre des fagots : son bon cœur est sa seule magie. »
Dans toutes ses lettres, l’amoureux se répétait furieusement, ce qui rendrait sa correspondance monotone aux yeux d’un lecteur n’ayant pas les mêmes raisons que Clotilde pour la trouver intéressante. Celle-ci, au contraire, après chaque courrier, s’intéressait davantage à « l’ami inconnu ». Peu à peu les choses en vinrent au point qu’elle ne chercha plus à déguiser combien elle désirait le connaître. Au commencement de décembre elle écrivait à Robert de Chalmont :
« Savez-vous ce que j’ai fait ce matin ? Je me suis regardée au miroir et j’ai constaté l’existence de mes joues. Pas encore bien rondes, hélas ! Même vous, qui avez tant de poésie et… d’imagination, n’oseriez pas les comparer à deux pêches. Mais enfin ce ne sont plus des creux : nous avons décidé, mon miroir et moi, que je suis montrable.
« Ce premier point éclairci, j’ai ouvert l’Indicateur et j’y ai trouvé certain « Voyage circulaire » d’un bon marché attendrissant. Biskra est l’une des stations de la route. L’hiver, ici, est merveilleux. Si vous connaissiez quelque touriste que notre soleil attire, je me chargerais de lui faire garder une chambre à l’Hôtel de l’Oasis, qui est excellent. Et je suis sûre que le touriste en question, pour peu qu’il ait l’âme bonne, serait content d’être venu distraire des exilés qui n’oublient pas la France et leurs amis de France, même les amis inconnus. »
Chose étrange ! L’invitation ne décida point cet original de Robert. On croirait plutôt qu’elle l’effraya, si l’on en juge d’après sa réponse :
« Qu’allez-vous penser de moi qui prends la plume, au lieu de prendre le chemin de fer et le bateau ? Ah ! Dieu ! Croyez-vous que je ne serais pas allé vous voir depuis longtemps, si le voyage pouvait s’accomplir ? Mais ce bonheur, plus grand qu’aucun de ceux de ma vie passée, présente et future, ce bonheur m’est refusé. Il y a une chose que vous ne savez pas : c’est que votre existence, aujourd’hui surtout qu’elle est moins fragile, ferait envie à la mienne sous le rapport de la solidité. Ce voyage, auquel j’ai rêvé cent fois, tuerait votre pauvre ami inconnu d’une façon pas beaucoup moins sûre que la balle d’un pistolet. Donc n’y pensons plus, ou du moins n’y pensez plus, car moi j’y penserai toujours. Nos yeux ne se rencontreront pas en ce monde ; mais nous pourrons nous voir là-haut, j’espère. En attendant, prêtez l’oreille à cette parole qui résume tous les battements d’un pauvre cœur malheureux : je suis à vous ; nulle autre n’obtiendra de moi un seul regard. Si vous partez la première, je porterai votre deuil comme celui d’une fiancée tendrement chérie. Si c’est moi qui m’en vais d’abord, le dernier souffle qui sortira de mes lèvres dira encore votre nom. »
La première impression de mademoiselle Falconneau en lisant ces lignes fut une déconvenue poignante, ce dont elle ne fut pas surprise ; elle s’était fait une joie de la visite de Robert, et dans son existence à Biskra, les joies n’étaient pas nombreuses. Mais ce qui l’étonna davantage fut la terreur dont son âme fut serrée, en songeant que son « ami inconnu » pouvait être, qu’il était sans doute gravement atteint de quelque maladie jusque-là dissimulée. Aussi bien, jamais il ne parlait de sa santé. Ne devait-on pas croire que cette paralysie d’un membre, en pleine jeunesse, indiquait un état grave, menaçant, désespéré peut-être ?
— Mon Dieu ! songea Clotilde, s’il allait mourir, mourir avant moi !
Cette inquiétude nouvelle, torturante, elle ne l’avait ressentie, depuis qu’elle était au monde, que pour deux êtres humains : son père et sa mère. Elle se demanda : « Mais, alors, quelle place tient-il dans ma vie ? » Puis bientôt : « Est-ce que je l’aime donc ? »
Elle essaya de plaisanter avec elle-même sur cette découverte. Quelle idée bizarre, maladive, d’aimer un homme qu’elle n’avait jamais vu, qu’elle ne verrait sans doute jamais ! Son cœur trouva, sans chercher, la réponse à l’objection : « Il m’aime bien, lui ! M’a-t-il vue ? »
Et déjà un glaive de douleur déchirait cette tendresse à peine éclose à la vie. Robert, à n’en pas douter, cachait quelque chose. Dévoué comme toujours, il craignait de troubler par la compassion une malade succombant déjà sous le poids lourd de sa propre destinée. La compassion ! Il ne savait pas, ce simple et ce modeste, combien sa vie était précieuse, nécessaire à la vie d’une autre !
Pour la première fois depuis longtemps, une journée s’écoula sans que Clotilde se souvînt de faire le compte lugubre des jours qui lui restaient à passer sur la terre. Le soir, elle prit sa plume et, s’efforçant de donner à ses phrases l’allure dégagée et sans réticences d’une sollicitude inspirée par la seule amitié, elle écrivit à Célestin Bidarray pour avoir « des nouvelles de son voisin ».
Elle affectait d’en parler tantôt comme d’un malade imaginaire, craignant de déranger ses habitudes, tantôt comme d’un solitaire un peu désœuvré, que le manque de distractions poussait à des idées sombres.
« N’êtes-vous pas de mon avis ? demandait-elle. Ne pensez-vous pas qu’un voyage intéressant, par exemple une excursion en Algérie, chose facile et relativement peu coûteuse, lui ferait du bien ? Mais il affirme le contraire. Il dit qu’un déplacement serait dangereux pour sa vie. Faut-il croire qu’il dit vrai ? Ni vous ni lui ne m’aviez jamais donné nul soupçon d’un état de santé si précaire et, en somme, passablement mystérieux. Je m’adresse à vous, en qui j’ai toute confiance, pour savoir la vérité et pour la savoir sans que notre ami se doute de ma démarche, qui augmenterait une inquiétude exagérée, je veux le croire, sur le mal dont il souffre. »
Célestin répondit courrier par courrier et sans grands détails, même avec un soupçon de mauvaise humeur.
Mais rien d’étonnant qu’il en voulût plus ou moins à mademoiselle Falconneau : elle ne prenait plus la peine de lui écrire, sauf qu’elle n’eût besoin de lui. Au reste, il était résolument affirmatif dans son opinion : Robert, en faisant le voyage d’Algérie, commettrait une imprudence des plus graves. « Et, concluait-il, vous seriez naturellement la première à regretter de la lui avoir conseillée. »
Clotilde resta plusieurs jours dans un état d’esprit nouveau, après avoir lu cette réponse. Elle passait tout à coup d’un morne abattement à l’exaltation la plus vive, au point que son père s’en inquiéta. Mais il n’osa questionner, pensant être témoin d’une de ces crises morales trop ordinaires chez les malades atteints aux sources de la vie. Un matin, sa fille resta enfermée dans sa chambre, et, dans une sorte de rêve mystique plutôt que passionné, laissa couler lentement de son âme ces lignes qui la faisaient pleurer et sourire tout à la fois, comme un adieu à la lumière à peine dévoilée, au bonheur suprême à peine entrevu :
« Mon pauvre ami, ce que vous allez lire présente quelque ressemblance avec un testament. Ou plutôt c’en est un ; si bien, même, que j’avais déjà préparé l’enveloppe réglementaire : A Monsieur Robert de Chalmont. — N’ouvrir qu’après ma…
« Seulement il est arrivé deux choses. La première c’est que le courage m’a manqué pour écrire l’affreux mot : je vous assure qu’il fait tomber la plume des doigts quand on a dix-huit ans, même si l’on tâche, depuis quelque temps déjà, de faire son sacrifice.
« Puis j’ai réfléchi qu’il y a une douceur plus complète à donner qu’à léguer. Le plaisir de celui qui donne consiste dans la vue du plaisir procuré à celui qui reçoit. Il est vrai que, si je mets quelque bonheur dans votre vie, je n’en serai témoin qu’à distance ; mais la distance qui nous sépare maintenant, comparée à l’autre, à celle qui nous séparera bientôt, me paraît toute petite. Si vous étiez plus près, d’ailleurs, je ne vous écrirais pas ce que je vais vous écrire.
« Mon testament ! Vous riez peut-être à ce mot, pensant que je ne possède rien en ce bas monde. En êtes-vous bien sûr, ô mon ami ?… Je possède un cœur, le cœur d’une pauvre petite mourante, qui n’a jamais fait de mal à une mouche et qui a souffert beaucoup, déjà, d’un faux amour. Ce cœur-là, cher compagnon de ma misère, je vous le donne entre vifs, comme dirait papa… Il dirait autre chose peut-être : par exemple que sa fille est d’une hardiesse révoltante. Mais songez, mon Robert, que nous sommes condamnés à ne nous connaître jamais !
« A ne nous voir jamais plutôt, car je vous connais : c’est pour cela que je vous aime. Vous avez été si bon pour moi, si noble, si délicat, si généreux ! Que n’avez-vous pas fait ?… Cependant voulez-vous savoir ce que vous avez fait de plus inoubliable, de plus divin, de plus miraculeux ? Eh bien ! vous avez fait que je ne mourrai pas sans être aimée comme il faut. Ce sera un peu moins dur de s’en aller ainsi, en songeant qu’un cher homme se souviendra de moi, qu’il restera ma chose, mon amant, mon fiancé devant Dieu. Car je crois à vos paroles, mon adoré, et je vous réponds : moi aussi, toujours ! Aimons-nous vite, aimons-nous bien ! Rendons-nous très heureux pendant quelques jours. Puis, je crois que le bon Dieu nous mariera dans son ciel. Vous me reconnaîtrez dans la foule, n’est-ce pas ? Du reste je vous verrai venir, j’irai à votre rencontre, je vous dirai : Enfin ! vous voilà ! Comme vous fûtes long ! — Qui aurait pu attendre que je mourrais fiancée, comme une personne ordinaire, que j’écrirais, moi aussi, des lettres d’amour, en cachette !… Ah ! Dieu ! comment aurais-je gardé toute cette joie dans mon cœur sans vous en parler, sans vous en bénir ? Non ; pas de seconde enveloppe cachetée, à n’ouvrir que… plus tard. Ce serait mieux, je le sais ; mais je n’en ai pas le courage. D’ailleurs qu’importe, puisque nous ne devons jamais nous voir en ce bas monde ? »
Robert ne fit pas attendre sa réponse. Elle commençait par ces mots :
« Vous comprenez bien, je pense, que si je n’arrive pas à vos pieds, au lieu de cette lettre, c’est que la chose est impossible. Dans quelques jours, dans quelques semaines peut-être, je m’imaginerai que je peux tenter la chance. Alors, ce ne sera pas long. Mais mon bonheur actuel est si grand, si « divin », si « miraculeux » comme vous dites, que j’ai peur de le briser trop tôt en me brisant moi-même. »
Clotilde, à coup sûr, ne doutait pas que le voyage d’Algérie ne fût une impossibilité pour Robert. Bien plus, la certitude de cette impossibilité avait seule pu lui donner la hardiesse d’écrire la lettre qu’elle avait écrite, ce testament sitôt changé en une donation d’elle-même. Cependant toute femme comprendra qu’elle fut un peu désappointée de voir que son amoureux tenait si ferme à ses sages résolutions de rester en France. Elle savait, pour l’avoir éprouvé, que les plus fragiles ne meurent pas toujours d’un voyage de trois cents milles marins. Et, quelque embarras que sa pudeur de jeune vierge eût dû souffrir en voyant Robert tomber à ses genoux, il lui fallait bien s’avouer qu’à cette épreuve, non moins qu’à celle de la traversée, elle aurait pu survivre.
Mais si son cœur soupira quelque plainte secrète, il ne tarda guère à s’ouvrir à d’autres sentiments. Quoi que Robert pût dire de son bonheur divin et miraculeux, une souffrance vague, une amertume que l’on devinait poignante se faisait jour à travers les lignes délirantes qu’avait prodiguées sa machine. On aurait cru que c’était lui, non pas Clotilde, dont les jours étaient comptés, pour qui ce bonheur était un mythe jamais réalisable. Et le cœur de la jeune fille se serra douloureusement quand elle lut un jour ces mots :
« Je vous aime. Je couvre vos mains de baisers, de larmes aussi, car je souffre à en mourir. »
Toutefois, en quelques semaines, elle avait pris l’habitude d’être aimée avec ces alternatives de passion et de mélancolie, sans qu’un mot laissât jamais briller un espoir d’avenir humain. Puis elle en vint à trouver un charme délicieux à ces fleurs pâles, mais d’une exquise odeur, de sentiment supra-terrestre. Comme toutes les femmes qui ont un amoureux et qui l’adorent, elle n’eût pas accepté que l’amoureux fût autrement. On jugerait même, si leur volumineuse correspondance était reproduite, que, de ces deux êtres, le plus heureux était Clotilde. Une chose contribuera sans doute à l’expliquer : la jeune malade allait mieux et reprenait des forces. Vers la fin du second hiver passé en Algérie, elle écrivait à Robert de Chalmont :
« Je suis plus forte, tellement que le médecin n’en revient pas : je vois sa stupéfaction, encore qu’il soit trop… médecin pour ne pas déclarer la chose toute naturelle. — « Voilà ce que c’est, mon enfant, que d’obéir à son docteur ! Et puis l’air de Biskra !… Et puis mes pointes de feu !… Et puis mes injections de gaïacol !… Et puis mes pilules de créosote !… »
« Moi, je dis tout bas : Et puis mon Robert !… Ah ! quel grand et beau remède que l’amour, même quand on le prend, comme moi, les yeux fermés ! Je les garde ainsi, dans un délicieux rêve, en vous envoyant un sourire, à vous, mon vrai médecin. Laissons-nous vivre au jour le jour ; je ne veux plus les compter, ces jours de trêve, pendant lesquels je sens que le sort m’oublie !…
« Aimons-nous bien, fidèlement, aveuglément, toujours ! »