Un nid dans les ruines
IV
Le rêve, cependant, allait finir ; la marche des événements allait succéder au court sommeil des destinées ; la réalité entrait en scène.
Vers la fin d’avril, M. Falconneau, pour qui ces dix-huit mois n’avaient pas été un rêve de bonheur, apprit qu’il allait du moins ne plus souffrir de la pauvreté. Sa cousine, morte en quelques heures, laissait un testament qui le déshéritait avec un soin minutieux. Un seul détail manquait à l’acte : il n’était pas signé.
Cette négligence de la rancuneuse dame assurait une petite fortune aux Falconneau. L’ancien magistrat, craignant une secousse pour sa fille, apprit d’abord la nouvelle au médecin qui était, au surplus, son seul ami à Biskra.
— Entre nous, mon cher, il était temps ! soupira-t-il épuisé. Je me sentais mourir à la peine. Et, dans les circonstances, il faut que je reste le dernier.
Tous deux allèrent porter à Clotilde l’importante communication. Loin de sentir le choc, même heureux, que l’on pouvait redouter, elle parut trouver la chose toute naturelle. C’était un bonheur, sans doute ; mais à cette heure elle savait qu’il en existe de plus grands. La vue d’un miracle ne l’eût point étonnée. Quel plus merveilleux prodige que celui qui avait fait entrer l’amour dans sa vie, par cette même porte d’où elle attendait la mort ?
Falconneau fut consterné de cette sérénité qu’il prenait pour une indifférence de mauvais augure. Le médecin tâta le pouls, sans deviner quel nom répétait le battement de la jolie veine bleue sur le bras un peu plus ferme. Il vit qu’aucun désordre n’était à craindre et se retira, plaisantant. La plaisanterie, même au lit de mort… des autres, était un de ses moyens de médication.
— Maintenant, mademoiselle, pas de bêtises ! Vous voilà une héritière… Et moi qui n’ai que des filles !
L’héritière ne répliqua rien : elle releva la tête, foudroyant le pauvre docteur d’un regard dédaigneux. Elle eût aimé lui répondre :
— Eh bien !… Et si vous aviez pour fils le plus beau des enfants des hommes, un millionnaire, un prince ?… Pensez-vous qu’il obtiendrait un regard de celle qui appartient, cœur et âme, à Robert de Chalmont ?
M. Falconneau quitta la chambre avec son ami, sous prétexte de le reconduire. Quand il fut de retour auprès de sa fille, une heure après, il dit :
— Ce n’est pas tout que d’hériter : il faut aller recueillir la succession. J’inclinerais à partir sans tarder pour revenir avant les grandes chaleurs, et t’emmener à Batna. Que dirais-tu si je prenais, à Philippeville, le bateau de la semaine prochaine ? Quant à toi, j’ai pourvu à ton sort pendant cette absence. Le bon docteur veut bien t’accepter comme pensionnaire. Sa femme est excellente et ses filles…
— Vous allez dans les Landes, papa ? demanda Clotilde sans répondre.
— Naturellement. Je toucherai d’abord à Saint-Sever ; c’est là que se trouvent les biens de… la défunte. Puis j’irai faire une visite à la tombe de ta mère. Ceci, par exemple, sera dur. Voir ma pauvre maison aux mains d’un étranger !… Ah ! si je pouvais, d’un coup de baguette, réaliser mon rêve !…
— Quel est-il, votre rêve, mon cher papa ?
— Racheter la Peyrade et te rendre assez forte pour que nous y passions les étés ensemble. Pour l’hiver, je me bâtirais un pavillon ici… J’aime beaucoup Biskra pendant la saison froide.
— Vraiment ? dit Clotilde avec un sourire triste. Eh bien ! je ne vois qu’une chose difficile dans votre rêve : c’est la partie qui me concerne ; et encore je vais tellement mieux ! Le pavillon de Biskra n’est qu’une parole à dire pour des gens riches comme nous. Quant à notre ancienne demeure, j’ai dans l’idée que… monsieur de Chalmont vous la rendra demain, si je la lui demande.
M. Falconneau considérait sa maison de la Peyrade comme une résidence unique, surtout depuis qu’elle appartenait à un autre. L’idée que Robert de Chalmont pourrait s’en dessaisir, autrement que contraint et forcé, lui parut tout à fait plaisante. Il répondit :
— Voilà bien les femmes ! Parce que cet inconnu t’a écrit quelques phrases polies, tu t’imagines qu’il va, pour tes beaux yeux, quitter une habitation comme il n’en trouvera nulle part, au même prix !
— Je sais que je peux compter sur lui, mon père. Vous en jugerez d’ailleurs. Le courrier de France part ce soir. Je vais écrire à monsieur de Chalmont pour l’informer de ce qui nous arrive et lui dire qu’il vous verra bientôt. Vous logerez chez lui, naturellement.
— Naturellement ? Je ne vois pas ce qu’il y a de si naturel pour moi à traiter en camarade ce manchot emmanché à une machine à écrire. Son seul titre à mon amitié est qu’il chausse mes pantoufles, boit dans mon verre et use mes draps. Si tu trouves que c’est agréable de rentrer dans sa maison, à la manière d’un passant égaré, qui demande un gîte pour la nuit… Non ! je préfère l’hospitalité de Célestin Bidarray ; au moins je le connais, celui-là !… Bon ! voilà que tu pleures, maintenant.
Clotilde essaya de refouler ses larmes. Vains efforts : les nerfs affaiblis n’avaient pas de résistance. La pauvre petite balbutia, ou plutôt sanglota ces paroles :
— Je vous en prie… Ne faites pas cette injure à Ro… à monsieur de Chalmont. Dites-moi que vous irez chez lui, papa.
Plutôt que de voir pleurer l’enfant qu’il disputait à la mort, Falconneau eût promis d’aller chez le diable. Quand il fut certain d’avoir calmé l’orage, il sortit : pour être en état de partir la semaine suivante, il n’avait plus une minute à perdre. Clotilde, restée seule, commença de noircir des pages.
Pour cette amoureuse de dix-huit ans, la grosse nouvelle n’était pas qu’une petite fortune était rendue à la famille. L’important, c’est qu’elle allait, enfin ! connaître son amoureux autrement que par des lettres — et d’adorables preuves de bonté.
« Quelle joie ! écrivait-elle. Vous parlerez à mon père ! il vous verra… Et, quand il sera de retour, quand il vous connaîtra bien, je lui dirai que je vous aime. C’est mal d’avoir tardé à le lui dire ; mais il vaut mieux qu’il sache d’abord quel homme vous êtes. Il ne le sait pas, lui !…
« Gardez-le bien longtemps, pour qu’il ait à me raconter, pendant des semaines, ce que vous aurez fait ensemble, ce que vous aurez dit, quelle vie vous menez, comment vous allez… Ah ! Dieu ! si vous saviez quelles idées folles me viennent !… Et je suis sûre qu’elles vous viennent aussi. Mais je vous réponds à mon tour, monsieur l’homme prudent : « Pas tout de suite : nous verrons plus tard. » J’ose presque dire plus tard, tant je vais bien ! — Contentez-vous, pour l’instant, de faire en sorte que mon père vous aime… bien moins que ne fait sa fille, mais beaucoup.
« N’essayez pas de lui écrire. Votre lettre ne pourrait être ici avant son départ. Il vous télégraphiera de Marseille pour que vous l’attendiez. »
La lettre partit, mais les « idées folles » restèrent. Le second jour elles avaient grandi ; le troisième elles étaient devenues des idées fixes. Mademoiselle Falconneau mangeait à peine ; en revanche, elle ne dormait plus, elle changeait à vue d’œil ; mais son père, trop affairé, n’y prenait pas garde. La veille de la date fixée pour le départ il faisait ses malles quand sa fille entra, le visage bouleversé, méconnaissable.
— Mon cher papa, commença-t-elle, écoutez bien ce que je vais dire : si vous me laissez à Biskra, vous ne me trouverez pas vivante, au retour.
— Qu’est-ce qui te prend ? N’aimes-tu pas le docteur et sa femme ? Ne peux-tu, sans mourir, passer deux mois chez eux ? Tu l’avais accepté de bonne grâce, pourtant !
— Je l’avais accepté. Mais, dès le lendemain, un désir est né en moi de… revoir la France. Aujourd’hui ce désir est une maladie, plus dangereuse que l’autre, je le sens fort bien. Si vous aimez votre fille, donnez-lui une joie dans sa vie, la plus grande joie que cette vie, très courte, aura jamais connue.
— Est-ce que tu vas avoir des caprices, maintenant ? dit Falconneau. Est-ce que…?
La suite de la mercuriale resta sur ses lèvres. Il venait de regarder sa fille et sentait, revenue en lui, cette terreur de la voir mourir, qu’il commençait à oublier depuis que l’échéance paraissait plus lointaine.
— Voyons, petite ! ne te mets pas dans un état pareil, s’écria Falconneau. Je ne refuse pas de t’emmener, tu m’entends ? Je ne refuse pas. Seulement il faut que je parle au docteur : je cours chez lui.
Le docteur vint presque aussitôt. Il examina de près sa jeune malade et ne fit pas de plaisanterie.
— Venez, dit-il au père, il faut que nous parlions de ce voyage.
Quand ils furent seuls :
— Voici du nouveau, déclara l’homme de science. Le poumon va mieux et le cœur se prend. L’an dernier le mot d’ordre était : Pas de courants d’air ! Aujourd’hui c’est : Pas d’émotion ni de contrariétés ! Pour conclure : emmenez votre fille en France. Vous arriverez avec le mois de mai à Marseille ; prenez le premier train pour Pau ; vous y laisserez Clotilde jusqu’aux chaleurs. Et Dieu vous garde d’un coup de mistral au débarquement !
Informée de la décision prise, mademoiselle Falconneau sembla devenir une autre personne. Elle mangea, fit ses malles avec une activité de bon augure et, la chose va de soi, ne ferma pas l’œil jusqu’au matin. Mais, comme elle dit à son père, ce n’est pas l’insomnie qui fait les mauvaises nuits : ne pas dormir, avec des pensées joyeuses dans l’esprit, c’est meilleur que le sommeil.
La traversée fut heureuse ; le débarquement ne fut salué par aucun coup de mistral. L’air était presque tiède ; le changement de température moins vif qu’on aurait pu le redouter. Non loin du port, les deux voyageurs passèrent devant un bureau de télégraphe, et Clotilde fit arrêter la voiture, s’apprêtant à descendre. « Ne bouge pas, dit son père. Je vais envoyer la dépêche. »
Mais la jeune voyeuse était déjà debout devant le guichet, traçant une simple ligne qu’elle méditait depuis quatre jours :
Robert de Chalmont. — La Peyrade.
J’accompagne mon père et je meurs de joie.
CLOTILDE.
Quand elle eut repris sa place au milieu des paquets et des couvertures, son père lui demanda :
— Tu connais donc les hôtels de Pau ?
Elle joignit les mains avec des yeux qui auraient désarmé un tyran plus féroce.
— Mon cher papa, j’ai assez des villes où meurent les poitrinaires ; j’en ai même trop. Si vous m’aimez, nous irons d’abord à la Peyrade pour nous occuper de votre rêve — et aussi du mien. Ai-je toussé une fois depuis que nous sommes partis ? Je suis forte ; le voyage me fait du bien. Il me guérira, si vous me laissez faire mes volontés, c’est-à-dire être heureuse. Le bonheur ! J’en ai eu si peu, jusqu’ici !
Ses yeux brillants, ses joues roses, la rendaient jolie et séduisante. Son père l’admira, presque timidement, comme il eût touché une fleur unique, très délicate, rapportée de loin.
— Sois donc heureuse, dit-il. Essayons de gagner la Peyrade. Mais, à la première toux, en voiture pour Pau ! En attendant, où logerons-nous ?
— Dans notre ancienne maison, répondit-elle. Je viens de télégraphier.
Il fallut coucher en route. Le lendemain seulement, comme le soleil s’inclinait déjà sur les dunes couronnées de pins tout brillants de résine, les voyageurs quittèrent le train dans la petite gare qui desservait la Peyrade, toujours dans l’attente de son embranchement. Sauf quelques chars à bœufs chargés de bois, l’on n’apercevait dans l’enceinte des barrières brunes que deux voitures. L’une, un char à bancs couvert, était évidemment destinée à Falconneau et à sa fille. L’autre, sorte de fourgon transformable en break, attendait les bagages. Sur le quai, deux hommes seulement ne portaient pas le béret et la blouse : l’un était le chef de gare ; l’autre… Célestin Bidarray.
Il était si pâle, si défait, si tremblant, que Clotilde, craignant un malheur, devint toute pâle elle-même. Avec un grand effort pour empêcher sa voix de la trahir, elle dit :
— Bonjour, monsieur Célestin… J’espère qu’il n’est rien arrivé à… notre ami.
— Rien, mademoiselle : rien. Seulement… c’est moi qui suis venu vous chercher.
— Monsieur de Chalmont reste chez lui pour mettre les petits pots dans les grands ? dit Falconneau. Nous sommes d’une indiscrétion !… Mais vous savez, mon cher Bidarray, nul visage ne pouvait m’être plus agréable à voir que le vôtre, puisque mes vieux amis, votre digne oncle et mon brave Lespéron, ne peuvent plus être là pour me souhaiter la bienvenue.
Un pâle sourire de reconnaissance flotta sur les lèvres de Célestin. Il était demeuré toujours le même, doux, modeste, silencieux ; mais il portait des vêtements neufs, prodigalité inconnue au temps de sa carrière pharmaceutique. Il répondit :
— Monsieur Falconneau, les vieux amis ne sont plus là, malheureusement. Dans tous les cas il vous en reste un jeune, sur qui vous pouvez compter jusqu’à la mort.
Le train venait de partir. Clotilde, pendant que son père vérifiait les bagages, restait debout près de Célestin. Ni l’un ni l’autre ne trouvaient une parole à dire. Tout à coup un colloque animé s’éleva entre M. Falconneau et le chef de gare.
— C’est vrai ; une de vos malles a été gardée dans le fourgon, reconnut ce dernier. Mais vous l’aurez dans une demi-heure : les trains se croisent à la station prochaine. Je cours au télégraphe.
M. Falconneau revint près de sa fille. Elle paraissait toute changée et, soudainement, une extrême lassitude marquait ses yeux de grands cercles sombres. Pour la première fois, depuis plusieurs jours, elle eut une légère toux.
— Grand Dieu ! voilà que tu prends froid ! s’écria son père. Célestin, avez-vous une voiture fermée ?
— Oui, monsieur ; et une autre pour les bagages.
— Nous sommes sauvés, alors. Vite, emmenez la petite et prenez soin d’elle en débarquant. Vous êtes un peu médecin. Sa chambre est-elle chauffée ?
— Il y a du feu depuis ce matin, répondit Bidarray qui paraissait plus mort que vif.
— Eh bien ! donc, partez sur-le-champ. Moi je vous suivrai dès que cette maudite malle sera trouvée. Enveloppe-toi bien, vilaine enfant ! Si tu tombes malade, ce sera de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser venir ici.
— Ne craignez rien, papa. Dans une heure je serai à la Peyrade. Et alors… tout danger aura disparu.
Deux minutes après, Clotilde et Célestin roulaient ensemble, sous les rideaux fermés du char à bancs. La jeune fille rompit le silence la première :
— N’est-il pas étrange que j’arrive seule chez… chez monsieur de Chalmont que je ne connais pas ?
On aurait pu croire que son compagnon n’avait pas entendu. Sans desserrer les lèvres, il semblait compter les tas de gravier du chemin. Tout à coup, faisant le geste suprême du condamné qui va offrir sa poitrine aux balles, il prit la parole d’une voix sourde et tremblante :
— Mademoiselle, si l’on m’avait donné à choisir entre la mort et les tortures de la minute présente, je vous jure que vos yeux ne me verraient pas à cette heure. Je suis perdu si je ne peux éveiller en vous la miséricorde. Vous allez avoir à juger ma conduite : daignez m’entendre avec patience.
Les yeux hagards de celui qui parlait, ses traits bouleversés, pouvaient faire craindre les révélations les plus tragiques. Toute à son unique pensée, Clotilde se demanda : « Est-ce qu’il aurait tué Robert ? » Du reste, un pressentiment serrait le cœur de la jeune fille depuis qu’elle avait aperçu Bidarray au lieu du cher « inconnu ». Dans le trouble de son angoisse elle était incapable de dire une parole. Son voisin continua :
— Vous me demandiez tout à l’heure s’il était survenu quelque accident à… Robert de Chalmont. Il est devant vous à cette heure.
— Je ne vous comprends pas. Que voulez-vous dire ? balbutia Clotilde dont les paupières battaient sous l’effort de la pensée.
— Je veux dire que… que c’est moi qui suis Robert de Chalmont…
— C’est vous ?… C’est vous, alors, qui me trompez depuis un an ! C’est vous qui osez !…
Elle cachait son visage dans ses mains, folle de surprise, de désespoir, de honte. Elle gémit, d’une voix plus basse : « Maintenant je m’explique pourquoi… il n’a pas voulu venir me voir quand je l’appelais ! »
— Mademoiselle… je vous en prie… écoutez-moi : vous vous expliquerez tout. Je n’ai cherché autre chose que de faire pour le mieux. Quand vous êtes partie, nul être au monde n’espérait que ce pays dût vous revoir. Si certaine soirée vous est encore présente à l’esprit, vous conviendrez que cette espérance était moins grande chez vous que chez personne. Le vieux Lespéron me dit alors : « Gare aux idées noires ! Il faudrait dans sa vie un intérêt à quelqu’un, à quelque chose. » Que de fois j’ai médité cette parole, moi qui aurais donné, alors déjà, ma vie pour conserver la vôtre !… Mon oncle est mort, me laissant quelque argent contre toute prévision. Dès lors ma seule pensée fut d’empêcher que votre maison, la maison de la femme que j’aimais, fût profanée par des étrangers. Mais je n’ai pas osé vous dire que je l’avais achetée. J’avais peur de passer, à vos yeux, pour un de ces naufrageurs qui tirent parti des épaves laissées par la tempête. C’est alors que j’ai inventé Robert de Chalmont. Je ne voulais d’abord qu’en faire l’homme de paille dont j’avais besoin. Puis l’idée me vint de vous amuser de lui comme on amuse d’une poupée l’enfant malade qui s’ennuie et qui va mourir. Veuillez vous souvenir, mademoiselle, que c’est vous qui avez écrit la première à… Robert de Chalmont. Je n’avais pas prévu cela !
— Pourquoi ne m’avez-vous pas détrompée alors ?
— Parce que Lespéron m’a dit : « A quoi bon lui ôter son joujou ? Elle sera détrompée dans quelques semaines, dans quelques mois, si, comme l’assurait votre oncle, nos âmes voient ceux qui restent sur la terre. Chalmont l’intéresse ; laissez-lui Chalmont. » C’était fort bien ; mais il fallait que Chalmont pût vous répondre. Que faire ? Je suis allé à Bordeaux, j’ai acheté une machine et… mes lettres du moins ne vous ont pas trompée. Nulle phrase n’est arrivée sous vos yeux qui ne fût sortie de mon cœur. Qu’est-ce qu’un nom ? Une plume à un chapeau, une frange à un vêtement, une tache quelquefois !… Sous un nom ou sous un autre, c’est moi qui ai garni de fleurs la tombe qui vous est chère. C’est moi qui vous aime et qui vous l’ai dit, mais sans rien attendre, et de si loin !… C’est moi, enfin, qui vais vous ouvrir votre porte comme un serviteur vigilant, qui attendait ses maîtres. Dites, maintenant ; allez-vous condamner, rejeter, maudire, celui dont les actions, depuis un an, sont dictées par un seul désir ? J’ai le malheur d’avoir été pour vous la cause d’une involontaire illusion, mais je n’ai pas cherché, prémédité, une imposture odieuse : j’en fais le serment !
Sans ouvrir les yeux qu’elle tenait fermés depuis que Bidarray avait commencé sa plaidoirie, mademoiselle Falconneau répondit :
— Je vous crois. Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
— Qu’avez-vous à faire ? Pensez-vous que je suis homme à garder dans ma main l’or qui ne m’appartient pas, qui était destiné à un autre ? Ce que vous avez à faire n’est pas difficile. Vous allez rentrer chez vous, et grâce au ciel, vous y rentrez en voie de guérison. Vous allez oublier les mauvais jours, oublier tout ce qu’il vous plaira d’oublier. Quant à moi, sachez bien qu’à partir de cette minute je redeviens Bidarray, le pauvre neveu du curé, le « pharmacien », comme vous disiez dans vos lettres. N’est-ce pas bien simple ? Robert de Chalmont est mort : n’y pensons plus.
— Oui, répéta Clotilde sans faire attention à cet héroïsme. Robert de Chalmont est mort !…
Et, de nouveau, le silence régna entre eux.
Quand la voiture atteignit les premières maisons de la Peyrade, mademoiselle Falconneau sembla s’éveiller d’une léthargie. Elle dit ces mots à Célestin d’une voix nette, sans colère, mais avec un ton d’autorité qu’elle n’avait jamais eu en lui parlant :
— J’ai besoin de repos et vais me retirer dans ma chambre. Veuillez faire en sorte de parler à mon père avant qu’il me voie. Je désire qu’il reçoive de votre bouche les explications que je viens d’entendre. Les lui donner serait, pour moi, chose fatigante et pénible. Demain, quand j’aurai pu me recueillir, je causerai avec vous. Maintenant, je ne puis causer qu’avec moi-même.
Falconneau, arrivé peu après, vit surtout dans la confession de Bidarray le côté drôle. Au fond, il se sentait plus à l’aise avec un hôte dont il avait tiré les oreilles jadis, quand le gamin venait en congé au presbytère. Peut-être qu’il eût trouvé l’histoire moins plaisante s’il avait connu les fiançailles mystiques de Clotilde avec le défunt Chalmont. Vu l’état de santé de sa fille, il évita de la plaisanter sur son aventure et même d’en parler. Il ne se doutait guère que ce personnage impalpable et funeste qui, n’étant pas né, aurait eu de la peine à mourir, était pleuré à ce même instant plus que ne sont des époux moins imaginaires.
Clotilde avait voulu dîner dans sa chambre. Elle mangea fort peu, après quoi elle se déclara fatiguée et désireuse de dormir, simple prétexte pour veiller tout à son aise. A minuit, vous l’auriez trouvée dans son fauteuil, fixant d’un regard perdu le feu qu’on avait allumé pour elle.
La phrase que le malheureux Célestin lui avait dite, croyant faire pour le mieux, ne cessait de tinter dans ses oreilles comme un glas : « Robert de Chalmont est mort ! » Son amour était fauché dans sa fleur, et quelle fleur ! Nul souffle de désillusion ne l’avait fanée, celle-là. Son Robert était beau ; il était bon, noble, fidèle, généreux, dévoué, sublime !… Et tout cet assemblage de qualités jamais démenties venait de disparaître. A quoi bon vivre désormais ?…
Parfois la raison essayait de la tirer de son rêve en lui disant : « Que pleures-tu ? Robert n’était pas autre chose qu’une ombre. Ce qui n’a pas existé ne saurait mériter nos larmes. » Alors, s’indignant contre cette consolation cruelle, s’obstinant dans son désespoir, Clotilde se jetait sur son lit, plongeant sa tête dans ses oreillers pour ne plus voir la lumière. Elle disait tout bas, en redoublant de soupirs : « Il a existé, puisque je l’aimais, et que mon cœur se brise de désespoir ! »
Elle éprouvait cette amertume suprême de la veuve du marin, dont le bien-aimé dort sous les vagues d’une mer inconnue, à plusieurs milliers de lieues. Son chagrin s’exaspérait de n’avoir pas la main glacée d’un mort à presser dans les siennes, de savoir qu’elle n’aurait jamais une tombe à visiter… Du moins elle possédait ses lettres.
Courant à son nécessaire, elle prit les feuilles qu’elle y avait serrées quelques jours plus tôt pour avoir le plaisir de les relire avec lui. Mais, à les relire seule, elle fut saisie d’une sorte de rage où se mêlait un dégoût. Ces secrets de tendresse, un autre les avait reçus : Bidarray ! Un peu plus elle aurait accusé dans son cœur le « pharmacien » de les avoir violés. Au feu, les pages remplies de douces paroles, mais qu’un autre avait écrites, qu’un autre avait pensées, comme si un autre avait le droit d’aimer Clotilde, comme si l’homme qui l’aimait avait le droit de ne pas être, de n’avoir jamais été, Robert de Chalmont !
Sous les lettres elle trouva un tapis qu’elle avait brodé de ses mains, pour lui, avec de brillantes soies algériennes. Que d’heures passées à tirer l’aiguille en songeant à Robert, à ce Robert qu’elle s’était presque résignée à ne pas voir en ce monde, mais qui était sien, pourtant ! En quelques minutes, elle vécut encore une fois ces longs jours d’un rêve triste et charmant ; puis elle décida qu’aucun être humain ne toucherait ces fleurs brodées pour lui, dont ses yeux ne pouvaient admirer les couleurs délicates. Elle serra encore une fois sur son cœur le tissu léger ; elle y cacha un instant son visage, y laissant un baiser, une larme, un nom soupiré pour la dernière fois. Alors, dans la silencieuse pureté de sa chambre de vierge, elle referma les plis du linceul mystique et le déposa doucement, comme elle eût fait d’un mort bien-aimé, sur les tisons de pin odorant qui flambaient dans l’âtre.
Ainsi s’achevèrent sur le bûcher, à la mode antique, les funérailles de Robert de Chalmont.
Le lendemain, Clotilde fut réveillée par le soleil qui dorait les murailles, les tentures, les meubles. Déjà la jeune Landaise affectée à son service avait ouvert les persiennes et rangé l’appartement. Tout y était resté intact depuis le jour où sa propriétaire l’avait quitté. Aussi mademoiselle Falconneau fut-elle ramenée tout d’abord aux souvenirs de son enfance et de sa première jeunesse. Elle eut, pendant une minute, l’oubli des étapes suivantes de sa vie, toutes marquées par une douleur, une désillusion, une angoisse. Elle fut inondée d’une joie intime en retrouvant ces lieux, ces objets qu’elle ne croyait pas aimer autant. Elle eut presque l’illusion d’être revenue à la santé d’autrefois, puisqu’on lui rendait le logis d’autrefois. Mais qui le lui rendait ?…
Dans son âme juste et sincère, la reconnaissance murmurait un nom, le nom de Célestin Bidarray. Elle le revoyait assis près d’elle dans la voiture, avec l’air sombre, le regard suppliant, d’un condamné que l’on mène au supplice. N’avait-elle pas été cruelle envers cet homme si délicat sous son apparence modeste, si patient, si résigné, si amoureux en un mot ?
Elle songeait ainsi, mal éveillée, quand son père entra.
— Eh bien ! petite, on a mal dormi ? Je viens de voir notre hôte : il s’est couché tard, et la lumière n’était pas éteinte chez toi.
— La soirée n’a pas été bonne, mon père. Ce matin, je suis beaucoup mieux. Quant à vous, il est facile de voir que vous êtes content.
— Surtout si tu n’es pas malade. Sais-tu ce que vient de me dire Célestin ? « Monsieur, je voyagerais volontiers, si je n’avais cette maison sur les bras. Vous plaît-il que je vous la cède ? Vous l’aurez pour le prix qu’elle m’a coûté. » Mais je n’ai pas voulu le prendre au mot… dès aujourd’hui.
— Vous avez bien fait, mon père, dit Clotilde tout émue à la pensée que leur malencontreux voyage allait coûter à Célestin… même sa maison.
Une heure après, elle se dirigeait seule vers l’église où elle pria longtemps, avec le remords de n’avoir pas prié durant la soirée précédente. Elle songea, humiliée, presque dégoûtée d’elle-même : « Serais-je donc ingrate envers Dieu aussi ?… » Elle demanda qu’il lui fût donné de n’être une cause de chagrin pour personne, surtout pour ceux qui lui faisaient du bien. Puis, son oraison achevée, elle prit le chemin bordé de platanes qui s’arrêtait court à la grille du cimetière, suprême Terminus de tous les chemins d’ici-bas. Comme elle se disposait à entrer, elle vit que Célestin l’attendait, les bras chargés d’une énorme botte de roses. Ayant salué la jeune fille avec la même nuance d’infériorité qu’il gardait quelques années plus tôt, il lui dit en l’abordant :
— Je vous ai vue sortir et j’ai deviné où vous alliez. Alors, comme vous soupiriez en regardant les fleurs du jardin, j’ai compris que vous aviez scrupule de les cueillir. Les voici : je vous assure que ce n’est pas pour moi que je les cultive.
Mademoiselle Falconneau fut touchée et répondit en prenant les roses :
— J’y ai gagné une moisson plus abondante, grâce à la générosité du jardinier. Merci !
Le jeune homme eut un sourire de joie, tandis qu’il ouvrait la porte et s’effaçait pour laisser entrer Clotilde ; mais il ne la suivit pas dans l’enclos funèbre. Là non plus rien n’était changé ; elle trouva sans peine la tombe qu’elle cherchait, une dalle de marbre que des mains pieuses avaient entourée le matin même d’une guirlande fleurie. La pierre elle-même était libre : on l’avait réservée à l’offrande qu’une main filiale allait y déposer.
— Maman !… C’est moi… votre petite Clotilde, murmura la visiteuse.
Puis, les yeux mouillés de larmes, elle disposa ses fleurs et pria, tant qu’elle put se tenir à genoux. Fatiguée, elle s’assit sur un banc qui n’était pas là quand elle avait quitté la Peyrade. Il s’appuyait au saule pleureur, planté par elle et déjà devenu vigoureux ; l’on pouvait voir que quelqu’un se reposait souvent à cette place, d’où l’œil découvrait, à peu de distance, la grandiose perspective de l’Océan. Bientôt, malgré la solennité du spectacle, mademoiselle Falconneau détourna sa pensée des deux infinis qu’elle avait sous les yeux : celui de la Mort et celui de l’Océan. Elle songea que la vie est courte et qu’elle ne contient peut-être qu’un bonheur enviable : celui d’aimer et d’être aimé. Elle reconnut qu’elle avait trouvé dans un homme l’amour dévoué, fidèle, patient, toujours prêt au sacrifice. Elle se souvint que cet homme l’attendait là-bas derrière une grille, pareil au chien qui n’ose pénétrer derrière son maître dans certains lieux dont il se devine exclu. Dans son cœur attendri, une voix s’éleva :
« Pourquoi pleurer sur une chimère envolée, sur un mensonge évanoui ? La vérité seule mérite nos larmes et notre joie. Qui donc t’a aimée depuis les derniers jours de ton enfance ? Quel autre homme t’aurait ainsi consacré toute sa vie, n’osant se laisser voir parce qu’il se juge indigne de toi ? De quels êtres en ce monde, si Dieu t’appelle, seras-tu pleurée, sauf de ton père et de lui ?… Mais toi, qui aimes-tu donc ? Le visage que tu n’as pas vu, la voix que tu n’entendis jamais, les yeux que les tiens cherchèrent vainement dans tes rêves ? Qui t’a conquise, ô mon enfant, sinon un cœur généreux et tendre, un esprit simple et pur, des paroles nées d’un sentiment profond, l’amour, enfin, qui éveilla chez toi l’amour vrai, que tu ne connaissais pas encore ? N’est-ce pas à ce cœur, à cet esprit, à cet amour, que tu as écrit : Je vous aime ? De quel droit renierais-tu, aujourd’hui, la promesse signée ? »
Longtemps Clotilde médita, suivant des yeux sans le voir un navire qui passait au large. Parfois elle était attendrie et persuadée ; parfois une orgueilleuse révolte bouillonnait en elle et rendait son visage presque dur. Enfin, avec un grand soupir, elle se leva et, jetant un baiser vers la dalle de marbre :
— Chère maman, dit-elle, je vais tâcher de vous obéir.
Voyant que des nuages montaient au ciel, Bidarray avait couru à la maison pour y prendre un manteau. Il revenait, quand mademoiselle Falconneau ferma la grille. Sans rien dire, il posa le vêtement sur ses épaules.
— Merci encore ! merci toujours ! fit-elle. Je suis fatiguée : donnez-moi votre bras.
Ils rentrèrent, un peu trop vite au gré de l’amoureux ; mais ce trajet de quelques minutes restera dans le cœur de Célestin comme un des meilleurs moments de sa vie. Clotilde le regardait, lui souriait, s’intéressait à lui. Même une ou deux fois, elle fit allusion à certains passages des lettres qu’il avait écrites, non pas cependant à ceux dans lesquels il parlait de son amour. Le pauvre garçon, tout grisé de joie, buvait dans les yeux chéris la « miséricorde » qu’il avait implorée. En lui-même il songeait : « C’est comme si une porte commençait à s’ouvrir entre nous deux ! »
Arrivée à la maison, Clotilde vit un groupe de femmes, d’enfants, de vieillards, qui stationnait devant la porte. Comme elle s’informait, son compagnon lui répondit :
— Ce sont mes clients, car je suis toujours pharmacien ; seulement je ne vends plus mes remèdes. J’ai travaillé ; je sais un peu de médecine et peux faire quelque bien à ces pauvres gens.
— Pour eux aussi vous êtes « le sorcier », dit la jeune fille en regagnant sa chambre.
Au déjeuner, elle était en face de lui. D’abord confus de son nouveau rôle, Célestin s’en acquitta bientôt fort convenablement. Falconneau les regardait sans rien dire, mais pensait beaucoup. On pouvait voir qu’il avait pour son hôte un goût marqué ; en même temps on devinait sa surprise, à la vue des changements qui s’étaient opérés en ce jeune homme depuis deux ans. Lorsqu’on fut au dessert, l’ancien magistrat, plus gai qu’il n’avait été depuis bien des années, se renversa dans son fauteuil et dit d’un air épanoui :
— Mon cher Bidarray, si vous me vendez votre maison, il y aura une clause dans le marché : c’est que vous vous en bâtirez une en face. Habiter la Peyrade sans vous me serait impossible, maintenant.
Le pauvre Célestin cherchait une réponse ; il ne put que balbutier :
— Oh ! monsieur !… Comme vous êtes bon !… Comme vous êtes bon !…
Falconneau passa la journée dehors ; sa fille resta au salon, étendue sur une chaise longue. Célestin demeura près d’elle, non sans répéter vingt fois par heure :
— Je vais vous laisser dormir ; il faut vous reposer.
Mais il n’avait pas le courage de sortir. Il veillait sur la jeune fille avec un soin d’esclave, rapprochant, éloignant les vases de fleurs, ouvrant, fermant les fenêtres, disposant les coussins, ne parlant que pour répondre, tout absorbé dans une adoration extatique. Ce grand amour, devenu pour lui l’unique intérêt, l’unique raison d’être de sa vie, commençait à toucher Clotilde. Elle fermait les yeux, se laissait magnétiser par ces caresses devinées, flottantes autour d’elle, jamais senties, toujours contenues par le respect.
— Pourquoi êtes-vous si bon ? dit-elle enfin, après un long silence.
— Parce que je vous aime, répondit Célestin les mains jointes, sans s’approcher de l’idole.
On aurait pu se demander si Clotilde n’était pas sourde, car elle n’eut pas le mouvement de colère que redoutait l’audacieux. Hélas ! elle venait de s’endormir ; les succès de Bidarray étaient finis pour ce jour-là.
Dans la nuit, mademoiselle Falconneau fut réveillée comme par un choc : le terrible pouvoir, la désolante exagération des pensées nocturnes reprenait possession d’elle. Une fois encore le souvenir de Robert de Chalmont la hantait. Chose étrange : elle n’avait pas vu, elle ne pouvait avoir vu ce personnage fantastique. Sa raison lui disait qu’il n’avait pas existé, et cependant elle se souvenait de lui. Nouvelle Psyché, elle pleurait ce nouvel Eros, envolé juste au moment où elle venait d’allumer la lampe et de voir les traits de l’amant mystérieux. Mais, cette fois, Psyché n’était qu’une infidèle, tout au moins par l’intention. Ne s’était-elle pas efforcée d’aimer Célestin Bidarray ? A cette pensée, elle avait horreur d’elle-même. Sacrilège et trahison ! Voilà quels étaient ses crimes. Dans le silence de la nuit, elle appelait tout haut : « Robert ! Robert ! » L’aube la surprit dans ce cauchemar sans sommeil. Vaincue, enfin, épuisée par la fatigue, elle s’endormit.
De nouveau, le grand jour la rendit à la raison, au bonheur de vivre, d’être aimée. La vision s’était enfuie avec l’ombre. Célestin, par la seule adoration qui brillait dans ses yeux, reprit ses avantages. D’heure en heure elle devenait moins réservée et, pour ainsi dire, plus coquette avec lui ; on aurait cru qu’elle subissait la contagion de l’amour… La vérité, c’est qu’elle voulait aimer cet homme vivant pour échapper aux obsessions de l’heure prochaine, à la poursuite de ce fantôme qui la rendait folle de désespoir et de souffrance. Célestin parla de son amour ; il en parla beaucoup, avec la conviction ardente d’un cœur sincèrement épris, sinon avec le charme d’un poète. Il osa baiser une main qu’on laissa dans les siennes : bref, l’ombre la moins intelligente aurait compris qu’elle ne devait plus revenir.
Mais Robert de Chalmont revint ; il prit sa revanche durant les heures enfiévrées de l’insomnie. La pauvre Clotilde pleura, se désola de sa faiblesse, reconnut son indignité, protesta qu’elle ne pourrait jamais aimer un autre homme que Robert ; puis, aux premiers rayons du jour, l’hallucination disparut, laissant une fatigue effroyable, si bien que la malheureuse enfant, pour fuir une nouvelle épreuve du même genre, fût partie sur l’heure pour l’Algérie.
Dans la journée, comme elle visitait avec Bidarray l’ancien jardin de Lespéron qui commençait à devenir une friche, leur promenade les conduisit à la tonnelle où, un certain soir, elle avait entendu sa condamnation.
— Je n’aime pas cet endroit, fit-elle en passant plus vite. Allons plutôt voir le banc où vous m’avez trouvée. Quel ami vous avez été ce soir-là… et toujours !
Quand ils furent assis, le jeune homme lui prit la main.
— Toujours ! répéta-t-il. Que de fois nous nous sommes écrit ce mot ! Je vous ai promis de n’être à nulle autre et j’ai reçu de vous la même promesse. Il est vrai que nous ne pensions alors qu’à des fiançailles sans lendemain, où nos âmes seules étaient intéressées. Mais puisque vous êtes guérie, — guérie par l’amour, vous l’avez dit, — pourquoi ne pas laisser l’amour achever son œuvre, nous donner le bonheur à tous les deux ? Unis dans l’éternité, pourquoi ne serions-nous pas unis dans cette vie ? Clotilde !… si vous m’aimiez comme je vous aime, vous sentiriez qu’il vous est impossible de vivre sans moi !
Elle resta muette un instant, le regard fixé sur les flots pailletés d’or ; puis elle répondit :
— Vous réclamez votre bien, ô mon fidèle ! Puis-je vous le disputer ? Je suis à vous en France, comme j’étais à vous en Algérie, en ce monde comme dans l’autre. Que Dieu ne se presse pas trop de m’appeler, maintenant !
Célestin se pencha sur elle, fou de bonheur ; mais il se souvint qu’il avait dans les bras une créature frêle, dont une étreinte un peu trop vive pouvait arrêter le souffle. Sur les cheveux de sa fiancée il posa doucement les lèvres.
— Je vous soignerai tant ! dit-il. Et je vous aimerai si bien !
Ils convinrent que Bidarray attendrait quelques semaines pour faire sa demande. M. Falconneau allait partir pour Saint-Sever, emmenant sa fille. Celle-ci voulait avoir le temps de le préparer ; car, n’ayant pas suivi la correspondance entre Biskra et la Peyrade, il n’aurait pas compris comment les choses avaient pu marcher si vite. Pour ne rien cacher, d’ailleurs, Clotilde craignait que son père ne rêvât un gendre de situation moins modeste que Célestin, en admettant qu’il rêvât un gendre. Célestin lui-même jugeait la situation, sans qu’il fût besoin de lui rien dire.
Mademoiselle Falconneau se sentait presque heureuse. Un amateur d’analyse pourrait chercher si son bonheur était l’exaltation ordinaire d’une jeune fiancée, ou le calme résultant d’une décision qui met fin à de poignantes perplexités. Sa conscience, non moins que son cœur, était enfin tranquille ; sa dette était reconnue, sinon payée. Toutefois, connaissant par expérience le fâcheux pouvoir des heures nocturnes sur son imagination, elle éprouvait une terreur véritable en voyant le jour décliner. Mais, à cette heure, elle avait un soutien et, le soir venu, tandis que son père fumait un cigare sur la plage, elle dit à Célestin :
— Mes nuits sont horribles depuis mon arrivée dans cette maison. Croiriez-vous que la pensée de regagner ma chambre est une terreur pour moi ? Quelle torture que ces insomnies !
Elle attendait, pour tout lui dire, une question de l’homme qui devait la protéger désormais contre tout. Était-il même besoin de question ? Ne devait-il pas deviner la hantise, les efforts, de ce rival qu’il s’était donné malencontreusement à lui-même ? N’allait-il pas braver l’ennemi, calmer Clotilde, sa Clotilde, avec une parole, avec un geste protecteur ?…
Hélas ! le pauvre Célestin n’était pas romanesque ; ou du moins il ne l’était, comme tant d’autres, que la plume à la main. Dans la vie ordinaire, il voyait sous un aspect très simple tous les incidents physiques, ou même métaphysiques, de l’existence. Il comprenait peut-être que l’on mourût d’un amour malheureux. Mais l’idée que Clotilde, fiancée du matin, pût être malheureuse, troublée, inquiète, ne lui venait pas à l’esprit. On ne l’eût pas moins surpris en lui disant que la faim peut persister après la nourriture, ou la soif après le breuvage, phénomène tout ordinaire dans l’âme et dans le cœur des femmes, surtout des femmes d’aujourd’hui. Aux plaintes qu’il entendait, le brave garçon eut un sourire confiant qui voulait dire : « Soyez tranquille ; nous allons arranger cela. » Puis il disparut et revint une demi-heure après, nanti d’une petite boîte enveloppée suivant le meilleur style de l’École.
La pauvre Clotilde ne fut pas peu désappointée de voir que Célestin combattait son rival avec des pilules. Or, après tout, l’essentiel était de vaincre — et de dormir. Sans une remarque elle prit la boîte, observa religieusement l’ordonnance et, de fait, elle dormit. Robert de Chalmont avait le dessous dans ce combat quelque peu déloyal. Toutefois, chassé durant la nuit, le fantôme allait prendre sa revanche à la lumière du jour.
Certes, l’excellent Bidarray promettait d’être le modèle des maris ; mais, vu d’aussi près, il n’était pas le modèle des héros de roman. Depuis qu’il n’était plus malheureux, il semblait avoir perdu sa faible auréole. A cette heure il mangeait trop — au gré d’une personne qui dînait d’un blanc de volaille. Il chargeait l’assiette et remplissait le verre de Falconneau, qui ne se défendait que mollement : tous deux quittaient la table, rouges comme des pivoines. Enfin, il riait trop haut ; rendu expansif par le bonheur, il n’avait rien, dans le terre-à-terre de sa conversation, qui rappelât, même de loin, ces lettres poétiques, adorables, sorties de la mécanique de Robert. Et, du coin sombre où il s’était retranché depuis que l’opium l’avait délogé de l’alcôve de Clotilde, le fantôme riait de son terrible rire d’ombre, qui glaçait le mieux intentionné des amours.
Telle était la situation, quand Falconneau et sa fille quittèrent la Peyrade pour Saint-Sever. Cette petite ville presque morte, aimable et jolie dans sa tristesse, fermée à toute vibration de l’existence, impressionna Clotilde comme une image de sa propre vie. Quand elle entra dans la maison de la défunte, qui cachait son mur gris et ses persiennes verdâtres dans le détour d’une rue muette comme un cloître, la jeune malade fut sur le point de reculer. Falconneau se frottait les mains, tout entier à d’autres idées :
— C’est bon, tout de même, d’être chez nous ! J’en avais perdu l’habitude.
Pour la première fois, Clotilde regretta l’Algérie et son soleil. Elle fut étonnée de voir combien elle regrettait peu la Peyrade… et Célestin. Celui-ci écrivait tous les deux ou trois jours ; mais le père ne faisait qu’en plaisanter.
— Que diable peut-il te raconter dans ses lettres, ce brave garçon-là ? Si je ne connaissais mon Célestin, je pourrais croire qu’il te peint sa flamme… Sais-tu, petite, que je t’ai bien mal élevée ? Les Américaines sont moins libres que toi. Un jeune homme t’écrit ; tu flirtes avec lui des après-midi entières… Sérieusement, tout cela est bon avec Célestin, qui est inoffensif. Mais, avec d’autres, ne te mets pas sur ce pied, surtout ici : on en causerait vite.
Le moyen de répondre à cette tirade :
— Mon père, j’ai dit, j’ai écrit à l’inoffensif Célestin que je l’aime. Il y a bien eu quelques erreurs d’adresse ; mais enfin il a mes lettres. Si mal élevée que je sois, il me paraît juste que je l’épouse. Quand voulez-vous qu’il vienne pour demander ma main ?
Donc elle ne répondait que par de gros soupirs.
S’il ne s’agissait d’un être impalpable, on pourrait dire que Robert de Chalmont riait à se tenir les côtes derrière les rideaux fanés du logis. Sa grande colère était passée : même sans opium, il laissait Clotilde sommeiller en paix, n’ayant plus à l’endroit de son rival « inoffensif » qu’une sorte de mépris débonnaire. Mais, pour Clotilde, l’épreuve n’était guère plus douce que la précédente. Elle vivait d’ailleurs dans une solitude complète ; son père passait le jour à collationner les inventaires, à discuter les chiffres, à visiter les fermes. Elle-même, ne comptant pas vivre à Saint-Sever, fuyait plus qu’elle ne cherchait les nouvelles connaissances. Nul n’aurait pu lui reprocher qu’elle poussait trop loin sa liberté d’allures.
La liquidation finie en toute hâte, car la jeune malade s’était remise à tousser, on partit pour les Eaux-Bonnes. Célestin devait s’y transporter pour faire sa demande, sitôt que le terrain serait préparé ; mais rien n’annonçait une préparation même éloignée, Clotilde se sentait lasse, incapable de tout effort, surtout de l’effort de dire à son père :
— Voulez-vous permettre que je devienne madame Bidarray ?
Cependant Falconneau ne quittait plus sa fille et s’était remis à la gâter, comme au temps où il avait peur de la perdre ; même il la gâtait mieux, étant plus riche. Elle s’en aperçut et dit un jour au médecin :
— Je vois que mon père ne veut rien perdre des heures qui nous restent à passer ensemble. Encore une poitrinaire que les Eaux-Bonnes, si bonnes qu’elles soient, n’auront pas guérie !
— Mais, mademoiselle ! répondit le docteur, la poitrine va beaucoup mieux. Si vous étiez de la partie, vous verriez que je ne vous donne pas des remèdes de poitrinaire.
Il ne mentait pas : Clotilde mourait d’une dégénérescence rapide du cœur, suivant la prédiction faite à Biskra. Un soir, elle eut sa première syncope ; le lendemain, le curé vint la voir par hasard ; mais elle ne fut pas dupe du stratagème et demanda d’elle-même à se confesser. Comme le prêtre cherchait à lui donner du courage :
— Oh ! fit-elle avec un triste sourire, je n’ai plus peur maintenant. Pauvre Robert !… Non : pauvre Célestin !
Sans s’offusquer de ce bizarre mélange de noms, le confesseur leva un doigt vers le ciel :
— Mon enfant, l’on se retrouve aux pieds du trône de Dieu.
— Hélas ! répondit-elle, j’ai aimé deux hommes. Le premier n’était pas digne de moi, et je ne désire pas de le rencontrer là-haut. Pour le second, comment le retrouverais-je, puisqu’il n’existait pas ?
Le prêtre jugea que sa pénitente tombait dans le délire ; mais la raison de la mourante était entière ; car, ayant demandé son père, elle dit :
— Je voudrais vous parler de Célestin Bidarray. C’est mon…
Elle s’interrompit, faisant des lèvres un mouvement qui signifiait : « A quoi bon ? » ; puis elle continua, changeant la fin de sa phrase :
— C’est mon meilleur, mon seul ami. Prévenez-le… Il pourra vous être utile pour… pour me ramener à la Peyrade.
Après un silence, Clotilde ajouta :
— Laissez-lui sa maison. Ne pourriez-vous l’habiter ensemble ? Je… je ne pense pas qu’il se marie jamais.
Célestin est arrivé trop tard ; le secret des fiançailles est resté entre lui et la jeune morte. Aurait-elle pu l’aimer ? Ceci est une question qui pourrait empoisonner sa douleur. Mais il ne soupçonne pas quelles luttes ont fait mourir sa fiancée un peu plus vite. Bienheureux ceux qui ignorent !…
Ainsi que Clotilde le prédisait à son père, le pauvre « pharmacien » ne s’est jamais marié. Dans la petite maison de la Peyrade, il vit seul, grisonnant très vite, entre un vieillard et deux tombes.
FIN
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN