Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851: Suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), traduit de l'arabe avec introduction, glossaire et index par Gabriel Ferrand
SUITE DES INFORMATIONS SUR LA CHINE
TRAITANT DE CERTAINES CHOSES QUI SE PASSENT DANS CE PAYS
Par suite de l'extrême sollicitude (p. 102) du gouvernement pour leurs affaires, autrefois, antérieurement aux changements [regrettables] qui viennent de se produire actuellement (au commencement du Xe siècle), les Chinois se trouvaient en un état [d'ordre et de paix] inconnu par ailleurs.
Un homme du Ḫorâsân était venu dans l'ʿIrâḳ, y avait acheté beaucoup de marchandises et s'était embarqué à destination de la Chine. Il était extrêmement avare. L'eunuque que le roi avait envoyé à Ḫânfû—Ḫânfû est la ville où se rendent les marchands arabes—et le marchand du Ḫorâsân ne s'entendirent pas sur le choix des marchandises importées par mer qu'avait demandées le roi. Cet eunuque était un des plus importants fonctionnaires royaux; c'était lui qui avait charge des trésors et des richesses du roi (p. 103). Le désaccord entre l'eunuque et le marchand se produisit au sujet d'un achat d'ivoire et d'autres marchandises; celui-ci refusait de vendre si on n'élevait pas le prix proposé. L'eunuque se laissa aller à enlever [de force] ce qu'il y avait de mieux dans les marchandises apportées par le marchand, sans tenir aucun compte [des protestations du propriétaire], à cet égard. Celui-ci partit [de Ḫânfû] sous un déguisement et se rendit à Ḫumdân, la capitale du grand roi de la Chine qui est à deux mois [de marche de Ḫânfû], et même davantage. Il se dirigea vers la chaîne dont il a été question dans le Livre I [vide supra, p. 58]. L'usage veut que celui [qui a tiré la chaîne et] fait sonner [la cloche qui est] au-dessus [de la tête] du grand roi [pour le prévenir qu'on en appelle à lui], soit conduit à dix journées de route [de la capitale], comme en une sorte d'exil. Là, il est mis en prison pendant deux mois; puis, le gouverneur de l'endroit se le fait amener et lui dit: «Tu t'es exposé, en en appelant au roi suprême, à la ruine et à verser ton sang, si ta réclamation n'est pas justifiée. Le roi [a nommé à Ḫânfû, dans la ville où] toi et les autres marchands résident, des ministres (p. 104) et des gouverneurs [pour donner suite à vos plaintes], qui n'auraient pas manqué de te rendre justice si tu t'étais adressé à eux. Sache qu'en persistant à demander audience au roi, si ta plainte n'est pas de nature à justifier une telle démarche, tu t'exposes à la mort. [La peine capitale est appliquée en cas de plainte injustifiée adressée directement au roi], pour qu'une autre personne n'ait pas l'audace de suivre ton exemple. Retire donc ta plainte et va-t'en à tes affaires.» Quand quelqu'un retire sa plainte, on lui applique 50 coups de bâton et on le renvoie à l'endroit d'où il est venu; si au contraire, le plaignant maintient sa demande d'audience, il est conduit auprès du roi. C'est la procédure qui fut suivie à l'égard du marchand du Ḫorâsân. Celui-ci maintint sa plainte et demanda un sauf-conduit; on le lui envoya et il parvint jusqu'au roi [qui lui donna audience]. L'interprète du palais l'interrogea sur son affaire; le marchand raconta ce qui était arrivé avec l'eunuque [de Ḫânfû] et comment celui-ci lui avait pris de force des marchandises. [Il ajouta] que la connaissance de cette affaire s'était répandue à Ḫânfû et qu'elle y était connue de tout le monde. Le roi donna l'ordre de mettre en prison (p. 105) le marchand du Ḫorâsân et de lui fournir tout ce qu'il demanderait pour sa nourriture. Il prescrivit ensuite à son ministre d'écrire aux fonctionnaires royaux de Ḫânfû de faire une enquête au sujet de la réclamation du marchand et de découvrir la vérité. Les mêmes instructions furent données aux Maîtres de la droite, de la gauche et du centre—ce sont ces trois personnages qui, après le ministre, ont le commandement des troupes royales; c'est à eux que le roi confie la garde de sa personne. Lorsque le souverain part en campagne ou en d'autres circonstances, ils l'accompagnent et chacun d'eux prend, auprès du roi, la place [qu'indique son titre].—Chacun de ces trois personnages écrivit [dans le même but aux fonctionnaires placés sous ses ordres].
Tous les renseignements recueillis au cours de l'enquête montrèrent que le marchand du Ḫorâsân avait dit vrai; des informations dans ce sens parvenaient les unes après les autres au souverain, de tous les côtés. Le roi fit alors appeler l'eunuque. Dès qu'il fut arrivé, on confisqua ses biens et il fut destitué de ses fonctions de trésorier royal. Le roi lui dit ensuite: «En toute justice, je devrais te (p. 106) faire mettre à mort, car tu m'as exposé [à être mal jugé] par un homme qui, parti du Ḫorâsân—lequel est situé à la frontière de mon royaume—s'est rendu dans le pays des Arabes; de là, dans l'Inde et, enfin, en Chine pour y rechercher ma faveur. Tu voulais donc que, en s'en retournant et en repassant dans ces pays où il reverrait les mêmes personnes, il puisse dire: «En Chine, on a agi injustement envers moi, on m'a enlevé mes marchandises de vive force!» Cependant, je ne te ferai pas mettre à mort par considération pour [tes services] passés; mais tu seras [désormais] chargé de la garde des morts, puisque tu as été incapable d'être un [bon] administrateur des vivants.» Et sur l'ordre du roi, l'eunuque fut placé dans le cimetière des rois pour y garder les tombes et pourvoir à leur entretien.
L'une des choses admirables de l'administration chinoise d'autrefois, de la période antérieure à l'époque actuelle (commencement du Xe siècle), est la façon dont étaient rendus les jugements, le respect qu'inspiraient les décisions judiciaires. Le gouvernement choisissait [avec soin les juges] pour que les Chinois n'aient aucune inquiétude en ce qui concerne la connaissance des lois [par les magistrats] (p. 107), la sincérité de leur zèle, leur respect de l'équité en toutes circonstances, leur éloignement de toute partialité en faveur des gens de haut rang tant que le droit n'a pas été rétabli, leur scrupuleuse honnêteté à l'égard des biens des faibles et de tout ce qui passe entre leurs mains, [biens des orphelins, etc.].
Lorsqu'on avait décidé de nommer quelqu'un grand juge, avant de l'investir de cette dignité, on l'envoyait dans toutes les villes qui étaient considérées comme les soutiens du pays. Il résidait dans chaque ville pendant un ou deux mois et faisait une enquête sur les affaires des habitants, leur histoire et leurs coutumes. Il s'informait des personnes sur le témoignage desquelles on pouvait compter, de façon à ce que lorsqu'elles lui auraient fourni des informations, il devenait inutile d'en interroger d'autres. Lorsqu'il avait visité les villes en question et qu'il ne restait plus, dans le royaume, d'endroit important qu'il n'ait visité, cet homme retournait à la capitale et il était investi des fonctions de grand juge.
C'était à lui qu'appartenait le choix des juges et il leur donnait l'investiture. Sa connaissance [des principales villes] du royaume tout entier (p. 108) et des personnes dont, en chaque ville, la nomination s'imposait comme juge provincial, qu'elles fussent originaires de la ville même ou d'ailleurs, était telle qu'elle le dispensait de recourir aux informations de gens qui peut-être auraient eu une opinion partiale ou n'auraient pas dit la vérité en réponse aux questions qui leur étaient posées. [Avec de tels magistrats], il n'y avait pas à craindre qu'un juge transmette au grand juge un fait dont il aurait connu l'inexactitude et qu'il lui montre l'affaire sous un aspect fallacieux.
Tous les jours, un crieur public dit ceci à la porte du grand juge: «Quelqu'un a-t-il une plainte à présenter au roi qui n'est pas visible de ses sujets, contre l'un de ses fonctionnaires, de ses chefs militaires ou l'un de ses sujets? Je suis le délégué du roi pour connaître de toutes ces affaires en vertu des pouvoirs qu'il m'a conférés à cet égard et [des fonctions dont] il m'a investi.» Le crieur répète cette formule trois fois. Il est de règle que le roi ne quitte sa résidence qu'après avoir examiné si la correspondance des gouverneurs contenait quelque injustice évidente ou s'il y avait quelque négligence dans le fonctionnement de la justice et dans l'activité des magistrats. Ces deux ordres de faits une fois bien réglés, la correspondance des gouverneurs ne mentionne plus que des actes équitables et la justice n'est exercée que par des juges qui l'observent; [dans ces conditions,] l'ordre règne dans le royaume.
En ce qui concerne le Ḫorâsân, [il a été déjà dit que] il est limitrophe de la Chine. Celle-ci est à deux mois de marche de la Sogdiane; les deux pays sont séparés l'un de l'autre par un désert impraticable et des sables qui se succèdent où on ne trouve point d'eau, ni rivière, ni habitants. Ce sont ces défenses naturelles qui ont protégé la Chine contre une attaque des gens du Ḫorâsân.
Dans l'Ouest, la Chine est limitrophe d'un endroit appelé Madû qui est situé sur la frontière [orientale] du Tibet. La Chine et le Tibet sont constamment en guerre l'un contre l'autre. Nous avons rencontré l'un de ceux qui ont voyagé en Chine. Il nous a dit qu'il avait vu un homme portant (p. 110) sur son dos du musc contenu dans une outre. Il était parti à pied de Samarḳande et, allant de l'une à l'autre, il était passé par des villes de la Chine pour arriver enfin à Ḫânfû qui est le port où se réunissent les marchands [arabes] venant de Sîrâf (du golfe Persique). Mon informateur me dit également que la Chine, qui est le pays où vit le chevrotain porte-musc chinois, et le Tibet sont un seul et unique pays que rien ne sépare l'un de l'autre. Les Chinois exploitent les chevrotains qui vivent dans la région voisine de leur propre frontière; les Tibétains en font autant de leur côté. Le musc tibétain est supérieur au musc chinois pour deux raisons: la première est que le chevrotain porte-musc trouve sur la frontière du Tibet des pâturages [où abonde] le nard, tandis que la partie de la Chine qui est limitrophe du Tibet, n'a que des pâturages où poussent d'autres plantes [à l'exclusion du nard]. La seconde raison de la supériorité du musc tibétain est que les Tibétains conservent les vésicules de musc [prises sur le chevrotain] dans leur état naturel, tandis que les Chinois falsifient (p. 111) les vésicules qu'ils peuvent se procurer. De plus, comme ils expédient leur musc par mer, celui-ci s'imprègne d'humidité [pendant la traversée, ce qui en diminue le parfum et la valeur]. Lorsque les Chinois conservent le musc dans sa vésicule et mettent celle-ci dans un petit vase en terre hermétiquement fermé, le musc [chinois] parvient en pays arabe avec les mêmes qualités que le tibétain [sans avoir été avarié pendant le voyage par mer]. Le meilleur de toutes les qualités de musc est celui que le chevrotain [laisse adhérent] aux rochers des montagnes auxquels il frotte [son ventre] lorsque l'humeur du corps [d'où provient le musc], s'est amassée dans son nombril et qu'elle s'y est rassemblée de toutes les parties [du corps sous les apparences] de sang frais, comme se rassemble le sang quand il se produit un abcès. [Quand cette sorte d'abcès au nombril du chevrotain] est parvenu à maturité, l'animal en est incommodé et se frotte [le ventre] contre les rochers, jusqu'à ce que l'abcès crève et laisse couler son contenu. Lorsque l'abcès a été vidé de son contenu, [la plaie] se sèche et se cicatrise, et l'humeur du corps se réunit au même endroit [pour former un nouvel abcès], comme auparavant.
Il y a, au Tibet, des gens qui sont d'habiles chercheurs de musc et qui ont des connaissances spéciales à cet égard. Lorsqu'ils ont trouvé du musc (p. 112), ils le ramassent, réunissent tout ce qu'ils ont trouvé et le mettent dans des vésicules. Le musc [ainsi recueilli] est remis à leurs rois. Le musc a atteint son plus haut degré [d'excellence], lorsqu'il est arrivé à maturité dans la vésicule sur l'animal porte-musc lui-même; c'est le meilleur de toutes les sortes de musc; de même que les fruits qui sont arrivés à maturité sur l'arbre, sont bien meilleurs que ceux qu'on a cueillis avant leur maturité.
Voici un autre moyen d'obtenir le musc. On chasse [le chevrotain porte-musc] avec des filets posés verticalement [dans lesquels on le rabat] ou à coups de flèches. Parfois, on excise la vésicule à musc du chevrotain avant que le musc ne soit arrivé à maturité sur l'animal. Dans ce cas, quand la vésicule à musc est excisée sur le chevrotain, le musc a une odeur désagréable qui dure tant qu'il n'est pas arrivé à dessiccation, et il n'y arrive qu'au bout de longtemps. Mais dès que le musc est sec, il change [d'odeur] et devient le musc [odorant que nous connaissons].
Le chevrotain porte-musc ressemble aux gazelles arabes: même taille, même couleur, mêmes jambes fines (p. 113), même bifidité du sabot, mêmes cornes droites [à leur base, puis] recourbées [à leur extrémité]. Le chevrotain a deux dents canines, minces et blanches, à chaque mâchoire, implantées droites de chaque côté du museau. La longueur de chacune de ces canines est d'un empan ou moins; elles ont la forme des défenses d'éléphant. Telles sont les particularités qui différencient le chevrotain des autres espèces de gazelles.
Les correspondances des rois de la Chine adressées aux gouverneurs des villes et aux eunuques sont transportées par les mulets de la poste royale. Ces animaux ont la queue coupée, comme les mulets de la poste officielle en pays arabe. Ces mulets suivent un itinéraire déterminé.
En dehors des coutumes que nous avons déjà décrites, les Chinois ont encore celle d'uriner debout. Ainsi procèdent les gens du peuple. Mais le gouverneur, les généraux, les gens notables se servent d'un tube en bois vernis (laqué) d'une coudée de longueur (p. 114). Ces tubes sont perforés aux deux extrémités; l'ouverture de la partie supérieure est assez grande pour [qu'on puisse y introduire] le gland de la verge. On se tient debout quand on veut uriner; on tient l'extrémité du tube loin de soi et on urine dans le tube. Les Chinois prétendent que cette façon d'uriner est plus saine pour le corps, et que la pierre, toutes les autres maladies de la vessie proviennent de ce que [les hommes] s'accroupissent pour uriner. Ils prétendent encore que la vessie ne se vide complètement qu'autant qu'on urine debout.
Les Chinois laissent pousser les cheveux sur la tête; [ils ne les coupent ni ne les rasent comme les Arabes]. La raison de cette coutume est que lorsqu'un enfant chinois naît, on ne lui arrondit pas la tête et on ne l'allonge pas [en la massant dans ce but], comme le font les Arabes. Les Chinois disent que [cette pratique arabe] modifie [fâcheusement] l'état naturel du cerveau et altère l'intelligence. La tête d'un Chinois est difforme, mais sa chevelure abondante cache ce défaut.
(P. 115.) En ce qui concerne le mariage, les Chinois se divisent en tribus et familles identiques aux tribus des Israélites et des Arabes, et leurs relations mutuelles tiennent compte de cette connaissance. On n'épouse pas un parent, ni quelqu'un qui est de même lignage, surtout du côté du père; il faut se marier dans un autre milieu, [car l'endogamie est interdite]. C'est au point qu'on ne se marie point dans sa tribu, comme si, chez les Arabes, un homme de la tribu des Banû Tamîm (ou descendants de Tamîm), ne se mariait pas avec une descendante de Tamîm; un homme des Banû Rabîʿa, avec une femme de la descendance de Rabîʿa; mais qu'un homme de la tribu des Banû Rabîʿa ne pouvait se marier qu'avec une femme de la tribu de Muḍar, et un homme des Banû Muḍar qu'avec une femme des Banû Rabîʿa. Les Chinois prétendent que les mariages exogamiques produisent une remarquable postérité.