Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851: Suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), traduit de l'arabe avec introduction, glossaire et index par Gabriel Ferrand
[LIVRE I]
CHAINE DES HISTOIRES
Ce livre renferme (p. 2) une chaîne des histoires (c'est-à-dire un enchaînement d'histoires ayant un rapport l'une avec l'autre) des pays, des mers, de [différentes] espèces de poissons. On y trouve également une description de la sphère, des merveilles du monde; la position géographique des pays et leurs parties habitées, [une description] des animaux, des merveilles et d'autres choses encore. C'est un livre précieux.
Chapitre ayant trait à la mer qui se trouve entre l'Inde occidentale, le Sind, [le pays] de Gog et de Magog (c'est-à-dire l'Asie orientale au nord de la Chine), la montagne Ḳâf (la montagne mythique qui entoure le monde), le pays de Sirandîb (Ceylan) et [le pays de] la victoire de Abû Ḥubayš. Cet Abû Ḥubayš (p. 3) est un homme qui vécut jusqu'à l'âge de 250 ans. Une année, il se rendit dans le [pays de] Magog et il y vit le sage As-Sawâḥ. Celui-ci l'emmena à la mer, lui fit voir un poisson [sur le dos duquel s'élevait quelque chose] ressemblant à une voile de navire. Parfois, la tête du poisson émergeait et on voyait alors quelque chose d'énorme. Parfois, il rejetait de l'eau par ses évents, et [on apercevait une colonne d'eau] aussi haute qu'un immense minaret [de mosquée]. Lorsque la mer était calme et que les poissons se rassemblaient de toutes parts, il les rassemblait avec sa queue; puis, il ouvrait la bouche, et on voyait alors les poissons [se précipiter] dans son ventre et disparaître comme dans un puits. Les navires qui naviguent dans cette mer craignent ce poisson; aussi, pendant la nuit, font-ils du bruit avec des crécelles, comme celles dont se servent les chrétiens [pour appeler à la prière], pour tâcher d'empêcher que le poisson ne s'appuie sur le navire et ne le fasse couler.
Il y a dans cette mer, un poisson que nous pêchâmes et dont la longueur (p. 4) est de 20 coudées. Nous lui ouvrîmes le ventre et nous en fîmes sortir un autre poisson de la même espèce. Nous ouvrîmes ensuite le ventre du second poisson et il s'y trouvait encore un troisième poisson de la même espèce. Tous ces poissons étaient vivants et frétillaient; ils ressemblaient l'un à l'autre, ayant la même forme.
Le grand poisson dont il vient d'être question et qui s'appelle wâl, a, malgré son énorme taille, pour parasite un poisson appelé lašk qui n'a qu'une coudée de long. Tandis que le wâl fait le maître, sévit sur la mer et détruit les poissons, il est dominé par ce petit poisson [qui se fixe] à la naissance de l'oreille du wâl et y reste attaché jusqu'à ce que celui-ci en meure. Le lašk s'attache également aux navires et le gros poisson n'ose plus en approcher, tant il a peur du petit poisson.
On trouve également dans cette mer un poisson dont on dit qu'il a une face humaine et qu'il vole au-dessus de l'eau. Le nom de ce poisson est (p. 5) mayj (ou mîj). Un autre poisson qui se tient dans l'eau, guette le poisson volant et quand ce dernier retombe à la mer [après avoir volé au-dessus de l'eau], il l'avale. Ce poisson s'appelle anḳatûs. Au reste, tous les poissons se mangent les uns les autres.
[La Chine, dit Yaʿḳûbî, est un pays immense. Si [du golfe Persique], on veut se rendre en Chine par mer, il faut traverser sept mers. Chacune de ces mers a sa couleur, son vent, ses poissons, ses brises qui lui sont propres et qui ne se retrouvent pas dans la mer suivante. La première mer est la mer du Fârs (ou de Perse; c'est le golfe Persique) sur laquelle on s'embarque à Sîrâf et qui se termine à Râs al-jumjuma («le cap du crâne», plus connu sous le nom de Râs al-ḥadd, «le cap de la limite, de la frontière»). Elle est étroite; on y trouve des pêcheries (littéralement: des plongeries) de perles.][1]
[1] Cf. mes Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks, t. I, p. 49.
[La mer du Fârs, dit Masʿûdî dans son Livre des prairies d'or et des mines de pierres précieuses, s'étend jusqu'à Obolla, les Barrages et ʿAbbadân qui font partie du territoire de Baṣra. Ce golfe a 1.400 milles de long et 500 milles de large là où il prend naissance; parfois, sa largeur entre les deux côtes est de 150 milles [seulement]. Ce golfe a la forme d'un triangle dont le sommet est à Obolla. Le côté oriental du triangle est constitué par la côte persane [où sont situés successivement] le pays de Dawraḳ al-Furs («le vase à goulot des Persans»), la ville de Mahrubân, Sînîz où se fabriquent les tissus brochés et autres étoffes appelés sînîzî (provenant de Sînîz); la ville de Jannâbâ qui donne son nom aux étoffes dites jannâbî (provenant de Jannâbâ); la ville de Najîram qui est sur le territoire de Sîrâf, et le pays des Banû ʿAmâra. Vient ensuite la côte du Kirmân ou pays de Hormûz—Hormûz est située en face de la ville de Sinjâr, dans l'ʿOmân.—Dans le prolongement de la côte du Kirmân et immédiatement après, suit la côte du pays du Makrân, habité par les hérétiques nommés Šurâ; ce pays abonde en palmiers. Puis, c'est Tîz [la capitale] du Makrân; puis, la côte du Sind où sont les bouches du Mihrân (l'Indus), principal fleuve de cette contrée, dont nous avons fait mention précédemment. Dans ces parages, s'élève la ville de Daybul; c'est là que la côte de l'Inde occidentale se joint au territoire de Barûč (l'ancienne Bharukaččha, la Bαρὑγαζα de Ptolémée, le Broach des cartes modernes) où l'on fabrique des lances dites barûčî (provenant de Barûč); enfin, la côte se prolonge sans interruption, tantôt cultivée, tantôt en friche, jusqu'en Chine. Sur la rive opposée aux côtes du Fârs (la Perse), du Makrân et du Sind, se trouvent le pays de Baḥrayn, les îles de Ḳaṭr, le littoral des Banû Judzayma, le pays de ʿOmân, le territoire des Mahara [qui se prolonge] jusqu'au territoire de Râs al-jumjuma (ou Râs al-ḥadd), qui fait partie du territoire de Šiḥr et de Al-Aḥḳâf («le pays des bandes de sable disposées en courbe»). Le golfe [Persique] renferme plusieurs îles telles que l'île de Ḫârak, nommée aussi pays de Jannâbâ, parce qu'elle fait partie de ce territoire et qu'elle est à peu de parasanges de Jannâbâ; c'est dans cette île que l'on pêche les perles connues sous le nom de ḫârakî (ou perles de Ḫârak). Telle est aussi l'île de Owâl, habitée par les Banû Maʿan, les Banû Mismâr et plusieurs autres tribus arabes; elle n'est qu'à une journée ou même moins des villes de la côte de Baḥrayn. Sur cette côte, qui prend le nom de côte de Hajar, s'élèvent les villes de Zâra et de Ḳaṭîf; à la suite de l'île de Owâl viennent plusieurs autres îles, entre autres celle de Lâfat, ou île des Banû Kâwân, qui fut conquise par ʿAmr bin al-ʿÂṣ, et l'on y voit encore [en 943], une mosquée qui porte son nom; cette île est bien peuplée, couverte de villages et de plantations. Dans son voisinage est l'île de Hinjâm où les marins font leur approvisionnement d'eau; non loin de là sont les îlots connus [par le dicton]: «Kusayr, ʿUwayr et un troisième [îlot] qui ne vaut pas mieux»; et enfin le durdûr (tourbillon) connu sous le nom de Durdûr de Musandam, auquel les marins donnent le sobriquet de Abû Ḥumayr («le père du petit âne»). Ces endroits de la mer sont des îlots noirs qui émergent dans l'air; ils ne renferment ni végétation ni être animé, et sont entourés par une mer profonde, dont les vagues furieuses frappent d'épouvante le navigateur qui s'en approche. Ces [dangereux] parages, compris entre l'ʿOmân et Sîrâf, sont sur la route directe des bâtiments, qui ne peuvent éviter de s'engager au milieu de ces îlots; les uns se trompent [de route et font naufrage], les autres [prennent la bonne route et] arrivent à destination. Cette mer du golfe Persique, baigne, ainsi qu'on vient de le voir, le Baḥrayn, la Perse, Baṣra, l'ʿOmân et le Kirmân [et se prolonge] jusqu'à Râs al-jumjuma (ou Râs al-ḥadd)...[2]]
[2] T. I, pp. 238-241; texte et trad. par Barbier de Meynard et Pavet de Courteille.
[La seconde mer, dit Yaʿḳûbî, qui commence à Râs al-jumjuma, est appelée mer Lârwî (ou mer du pays de Lâr, c'est-à-dire du Guzerate); c'est une grande mer; elle contient les îles du Waḳwâḳ et d'autres peuples du Zang. Dans ces îles, il y a des rois. On ne peut naviguer dans cette mer qu'en se guidant sur les étoiles. Elle contient de grands poissons, de nombreuses merveilles et des choses indescriptibles[3].]
[3] Cf. mes Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks, t. I, p. 49.
[De Râs al-jumjuma (ou Râs al-ḥadd), dit Masʿûdî, les navires, quittant le golfe Persique, passent dans la seconde mer ou mer Lârwî (mer du Lâr ou Guzerate). On n'en connaît pas la profondeur, et on n'en peut déterminer exactement les limites à cause de l'abondance de ses eaux et de son immensité; bien des marins prétendent qu'il est difficile d'en donner une description géographique, tant est grande la multitude de ses ramifications. Toutefois, les navires la traversent communément en deux ou trois mois, quelquefois même en un mois, lorsque le vent est favorable et l'équipage en bonne santé, bien que ce soit la plus considérable et la plus orageuse de toutes les mers réunies sous le nom collectif de mer d'Abyssinie. Elle comprend dans son immensité la mer du Zang (ou côte orientale d'Afrique), et baigne les côtes de ce pays. L'ambre est rare dans la mer Lârwî, mais il se trouve en grande quantité sur les côtes du Zang et sur le littoral de Šiḥr en Arabie. Les habitants de ce dernier pays sont tous des descendants de Ḳuḍâʿa bin Malik bin Ḥimyar mêlés à d'autres Arabes; on les comprend tous sous le nom de Mahara. Ils ont une chevelure épaisse et tombant sur les épaules; leur langage diffère de celui des Arabes. Ainsi ils mettent le šîn (š) à la place du kâf (k)... Ils sont pauvres et misérables, mais ils ont une race excellente de chameaux, connue sous le nom de race du Mahara, qu'ils montent la nuit, et qui, pour la vitesse, égalent les chameaux des Bogas (ou Bejas de la côte occidentale de la mer Rouge) et les dépassent même, d'après l'avis de bien des personnes. Ils se rendent avec eux au rivage de la mer, et aussitôt que le chameau aperçoit l'ambre que les flots ont rejeté, il s'agenouille, ainsi qu'il y est dressé, et le cavalier le ramasse. Le meilleur ambre est celui qui se trouve dans les îles et sur les côtes de la mer du Zang; il est rond, d'un bleu pâle, quelquefois de la grosseur d'un œuf d'autruche ou d'un volume un peu moindre. Il y a des morceaux qui sont avalés par le poisson appelé awâl, dont nous avons déjà parlé; lorsque la mer est très agitée, elle vomit de son sein des fragments d'ambre presque aussi gros que des quartiers de roche. Ce poisson les engloutit, en meurt étouffé et surnage ensuite sur les flots. Aussitôt des hommes du Zang ou d'autres pays, qui attendent sur des canots le moment favorable, attirent à eux l'animal avec des harpons et des câbles, lui fendent le ventre et en retirent l'ambre; celui qui était dans les entrailles exhale une odeur nauséabonde, et les parfumeurs de l'ʿIrâḳ et de la Perse le connaissent sous le nom de nadd; mais les fragments qui se trouvent près du dos sont d'autant plus purs qu'ils ont séjourné plus longtemps dans l'intérieur du corps[4].]
[4] Livre des prairies d'or, t. I, pp. 332-335.
[Vient ensuite la mer Lârwî, dit encore le même auteur, sur les côtes de laquelle se trouvent les villes de Ṣaymûr, Sûbâra (ancien port de Surparaka, près de Bombay), Tâna (près de Bombay), Sindân, Kanbâya (l'actuelle Cambaye au fond du golfe de ce nom) et d'autres encore, faisant partie de l'Inde occidentale et du Sind[5].]
[5] Ibid., p. 330.
La troisième mer est la mer de Harkand (golfe du Bengale). Entre cette mer et la mer de Lâr (Guzerate) gisent de nombreuses îles (les Laquedives et les Maldives). On dit que leur nombre s'élève à dix-neuf cents. Ces îles séparent ces deux mers l'une de l'autre. Elles sont gouvernées par une femme. Parfois, [la mer jette sur les côtes] de ces îles de gros morceaux d'ambre; ces morceaux ont quelquefois l'aspect d'une plante ou de quelque chose de semblable. Cet ambre pousse, comme une plante, au fond de la mer. Quand la mer est très houleuse, elle projette l'ambre du fond [à la surface], [et ces morceaux d'ambre] ont la forme de champignons et de truffes.
Dans ces îles que gouverne une femme, on cultive le cocotier (p. 6). Ces îles sont distantes l'une de l'autre de deux, trois ou quatre parasanges. Elles sont toutes habitées et on y cultive le cocotier. La richesse des habitants est constituée par des cauris; leur reine amasse de grandes quantités de ces cauris dans les dépôts royaux. On dit qu'il n'existe pas de peuple plus industrieux que ces insulaires, au point qu'ils tissent des tuniques d'une seule pièce, avec les deux manches, les deux parements du collet et l'ouverture de la poitrine. Ils construisent des navires, des maisons et exécutent toutes sortes de travaux avec un art consommé.
Les cauris leur viennent à la surface de la mer; [le têt de ce mollusque] renferme quelque chose qui vit. [Pour les pêcher], on prend un rameau de cocotier qu'on place sur la surface de l'eau et les cauris s'y attachent. Les insulaires désignent les cauris sous le nom de kabtaj.
La dernière de ces îles est celle de Sirandîb (Ceylan); elle est située dans la mer de Harkand; c'est l'île la plus importante de cet archipel.
(P. 7.) On désigne toutes ces îles (les Laquedives et les Maldives) sous le nom de Dîbajât. A Sirandîb se trouve une pêcherie (litt. une plongerie) de perles. L'île est complètement entourée par la mer. Dans l'île, se trouve une montagne appelée Rahûn, sur laquelle fut jeté Adam—sur lui soit le salut!—[quand il fut chassé du paradis terrestre]. [La trace de] son pied est sur le sommet de la montagne, gravée en creux dans la pierre; au sommet de la montagne, il n'y a que la marque d'un seul pas. On dit qu'Adam—sur lui soit le salut!—en faisant une enjambée, posa son autre pied dans la mer. On dit encore que [la trace du] pied qui se trouve au sommet de la montagne est d'environ soixante et dix coudées [de long].
Autour de cette montagne est une région où on trouve en abondance des pierres précieuses: le rubis, la topaze et le saphir.
Dans l'île de Sirandîb, il y a deux rois; elle est grande et large. On y trouve l'aloès, de l'or, des pierres précieuses, et, dans la mer qui la baigne, la perle et le šank. Celui-ci [est un grand coquillage utilisé comme] trompette dans lequel (p. 8) on souffle; on le conserve comme une chose précieuse.
Lorsque, dans cette mer de Harkand, on a fait route en venant de Sirandîb, [on rencontre] des îles peu nombreuses, mais immenses, sur lesquelles on n'a pas de précisions. [L'une d'elles est] l'île de Râmnî où règnent plusieurs rois. Son étendue est, dit-on, de 800 ou 900 parasanges [carrées]. On y trouve des mines d'or et [du camphre] appelé [camphre de] Frančûr, qui est le camphre de meilleure qualité.
Ces îles sont suivies d'autres îles, dont l'une est appelée l'île de Nias. On trouve dans ces îles de l'or en quantité. Les habitants se nourrissent de cocos. Ils s'en servent dans la préparation de leurs mets; ils s'enduisent le corps [d'huile de coco].
Lorsque l'un d'eux veut se marier, il ne peut le faire que s'il possède le crâne d'un homme d'entre les ennemis de sa tribu. S'il a tué deux ennemis, il épouse deux [femmes]; s'il a tué cinquante ennemis (p. 9), il épouse cinquante femmes [de sa tribu] pour les cinquante crânes [d'ennemis]. La cause de cette coutume est que les gens de cette île ont un grand nombre d'ennemis; celui, donc, qui est le plus intrépide chasseur de crânes est le plus estimé par ses compatriotes.
Dans cette île, c'est-à-dire dans l'île de Râmnî, on trouve des éléphants en grand nombre, du bois du Brésil et des bambous. Il s'y trouve également une peuplade d'anthropophages. Cette île est baignée par deux mers: la mer de Harkand et la mer de Šalâhiṭ (mer du détroit de Malaka).
Après cette île, gisent des îles appelées Langabâlûs (les îles Nicobar), à population dense. Les hommes et les femmes vont nus, mais celles-ci [recouvrent] la partie du corps comprise entre le nombril et les genoux avec des feuilles d'arbre. Lorsque des navires passent près des côtes de ces îles, les hommes vont à leur rencontre dans des pirogues, petites et grandes, et échangent avec les marins étrangers de l'ambre et des cocos contre du fer. Ils n'ont aucun besoin de vêtements, car, dans ce pays, il ne fait ni chaud (p. 10), ni froid.
Au delà des îles Langabâlûs, gisent deux îles séparées par une mer appelée mer d'Andâmân. Les indigènes de ces deux îles [sont anthropophages et] mangent les hommes vivants. Ils ont le teint noir, les cheveux crépus, le visage et les yeux horribles, de longs pieds. Le pied de l'un d'entre eux est d'environ une coudée de long. Ils vont nus; ils n'ont pas de pirogues. S'ils avaient des pirogues, ils iraient manger tous ceux qui passent près des côtes de leurs îles. Parfois, les navires restent en panne et ne peuvent pas faire route à cause de [l'absence de] vent. Lorsque la provision d'eau des marins est épuisée, ceux-ci se rendent auprès de ces insulaires pour leur demander de l'eau. Parfois les insulaires s'emparent de quelques marins, mais beaucoup leur échappent.
Au delà de cette île [de l'archipel des Andâmân], se trouvent des montagnes qui ne sont pas sur la route [des navires se rendant en Chine]; on dit qu'elles contiennent des mines d'argent, qu'elles sont inhabitées (p. 11) et que les navires qui veulent s'y rendre n'y parviennent pas tous. Pour arriver à ces montagnes argentifères, on est guidé par une montagne appelée Al-Ḫušnâmî. Un navire passant dans le voisinage, les marins l'aperçurent et firent route dans sa direction. [Arrivés près de la montagne, ils mouillèrent], et le lendemain matin, ils descendirent à terre dans une embarcation. Ils firent du bois et allumèrent du feu. [Sous l'action du feu auquel était soumis le minerai argentifère], une coulée d'argent se produisit, et les marins apprirent ainsi qu'il y avait là de l'argent en abondance. Ils emportèrent autant d'argent qu'ils le voulurent, mais dès qu'ils furent revenus à bord [avec cet argent], la mer devint houleuse et ils furent obligés de jeter à l'eau tout ce qu'ils en avaient emporté. Depuis cette expérience, des gens organisèrent une expédition à destination de cette montagne argentifère, mais on ne put pas la retrouver. Ces sortes d'aventures sont fréquentes sur la mer. Elles sont innombrables, les îles interdites que les marins ne retrouvent plus; parmi ces îles, il y en a même où il leur est impossible de se rendre [par suite de l'interdiction magique qui les défend contre toute intrusion].
Parfois, on aperçoit dans cette mer [de Harkand] un nuage blanc qui couvre les navires de son ombre; le nuage projette une [sorte de] langue, longue et mince, qui s'allonge jusqu'à ce qu'elle (p. 12) vienne au contact de la mer; alors, la mer se met à bouillonner, [et ce météore] prend l'aspect d'une trombe terrestre qui soulève la poussière et l'élève en colonne. Lorsque cette trombe marine atteint un navire, elle l'absorbe. Ensuite, le nuage monte à une plus grande hauteur et il pleut; l'eau de pluie contient des parcelles provenant de la mer. Je ne sais pas si le nuage emprunte cette eau à la mer ou si ce phénomène se produit autrement.
Chacune de ces mers [orientales] est rendue houleuse par un vent qui l'agite et la rend houleuse au point qu'elle arrive à bouillonner comme l'eau bouillonne dans une marmite. Alors, elle vomit ce qu'elle contenait et le porte sur les côtes des îles qui gisent dans la mer dont il s'agit; elle brise les navires et vomit des poissons morts gigantesques. Parfois, la mer rejette des rochers et des montagnes de la même manière que l'arc envoie la flèche.
Quant à la mer de Harkand, il y règne un autre vent que celui-ci, lequel souffle de l'Ouest [ou de l'un des rumbs de l'Ouest] jusqu'au Nord-Nord-Ouest. [Quand il souffle], la mer se met à bouillir comme bout [l'eau dans] la marmite, et elle vomit (p. 13) beaucoup d'ambre. L'ambre est d'autant plus beau que la mer est plus étendue et plus profonde. Quand cette mer, c'est-à-dire la mer de Harkand, est très houleuse, on voit [à sa surface] comme un feu qui flambe. Il y a, dans cette mer, un poisson appelé luḫam; c'est une bête féroce qui avale les hommes.
(Lacune d'un ou de plusieurs feuillets.)
..... Les marchandises [de la Chine n'arrivent qu'] en petite quantité [à Baṣra et à Baghdâd]. L'importation de ces marchandises est peu importante [en pays arabe], à cause des fréquents incendies qui éclatent à Ḫânfû (Canton) [et en détruisent les approvisionnements préparés pour l'exportation]. La ville de Ḫânfû est l'échelle des navires [chinois et étrangers] et l'entrepôt où sont réunies les marchandises des Arabes et des Chinois. Les incendies y détruisent les marchandises, parce que les maisons y sont construites en bois et en roseaux fendus [qui sont facilement inflammables]. Parmi les causes [de la rareté des marchandises chinoises en pays arabe], il faut également mentionner les naufrages des navires [qui effectuent les voyages entre la Chine et le golfe Persique], à l'aller et au retour; les pillages dont ils sont victimes [en cours de route], et les longs séjours que doivent obligatoirement faire [les navires dans les ports intermédiaires], ce qui oblige [les marchands ayant pris passage] à vendre leurs marchandises avant d'arriver à destination en pays arabe. Parfois, le vent chasse (p. 14) les navires jusqu'au Yémen ou dans d'autres pays où sont alors vendues les marchandises. Parfois encore, un long séjour dans un port est nécessaire pour réparer des avaries ou pour quelque autre mésaventure.
Le marchand Sulaymân rapporte ce qui suit: à Ḫânfû, qui est le rendez-vous des marchands, le souverain de la Chine a conféré à un musulman l'administration de la justice entre ses coreligionnaires venus dans le pays [avec l'assentiment] du roi de la Chine. Les jours de fête, ce personnage dirige les prières rituelles des musulmans, récite le [prône du vendredi] dit ḫuṭba et adresse des vœux à Allah en faveur du sultan des musulmans. Les marchands de l'ʿIrâḳ se soumettent toujours aux jugements rendus par cet homme, car, dans tous ses actes, il n'a souci que de la vérité, et il ne s'inspire que du Livre d'Allah, le Puissant et le Grand, et des préceptes de l'Islâm.
En ce qui concerne les ports où les navires touchent et font escale, on dit que (p. 15) la plupart des navires chinois effectuent leur chargement à Sîrâf et partent de là; les marchandises y sont apportées de Baṣra, de l'ʿOmân et d'autres ports, et on les charge, à Sîrâf, sur les navires chinois. Le transbordement des marchandises a lieu dans ce port parce que la mer est très houleuse [dans le golfe Persique] et que l'eau est peu profonde dans d'autres endroits. La distance, par mer, de Baṣra à Sîrâf est de 120 parasanges [= environ 320 milles marins]. Quand les marchandises ont été embarquées à Sîrâf, on s'approvisionne d'eau douce et on enlève—enlever (en arabe ḫatifa) est le terme employé par les gens de mer pour dire mettre à la voile, appareiller—et on appareille à destination d'un endroit appelé Masḳaṭ (Mascate) qui est situé à l'extrémité de la province de l'ʿOmân. La distance de Sîrâf à Masḳaṭ est d'environ 200 parasanges [= 530 milles environ].
Dans la partie orientale du golfe Persique, entre Sîrâf et Masḳaṭ, se trouvent la côte des Banû'ṣ-Ṣafâḳ (p. 16) et l'île de Ibn Kâwân. La même mer baigne les montagnes de l'ʿOmân. Dans cette dernière région gît un endroit appelé Durdûr (le gouffre): c'est un étroit passage entre deux montagnes par lequel peuvent passer les petits navires, mais qui est impraticable aux navires chinois. Là, gisent deux îlots appelés Kusayr, et ʿUwayr qui émergent à peine au-dessus de la mer. Quand nous eûmes doublé ces îlots, nous fîmes route à destination d'un endroit appelé Ṣuḥâr de l'ʿOmân; puis nous fîmes de l'eau douce à Masḳaṭ, à un puits de la ville. On trouve là un troupeau de moutons de l'ʿOmân. A Masḳaṭ, les navires appareillent à destination de l'Inde occidentale et font route sur Kûlam du Malaya. La distance entre Masḳaṭ et Kûlam du Malaya est d'un mois de navigation avec un vent moyen. Kûlam du Malaya possède un corps de troupes [pour la protection de la ville] et du pays qui en dépend (p. 17); c'est là que les navires chinois acquittent les droits de transit. On y trouve de l'eau douce fournie par des puits. Chaque navire chinois y acquitte un droit de transit de 1.000 dirham (environ 1.000 francs); les autres navires [de moindre tonnage que ceux de Chine] payent [suivant leur tonnage] de 1 à 10 dînâr (environ 22 à 220 francs)].
Entre Masḳaṭ, Kûlam du Malaya et [le commencement de la mer de] Harkand (golfe du Bengale), il y a environ un mois de navigation. A Kûlam du Malaya, on s'approvisionne d'eau douce; puis, les navires enlèvent, c'est-à-dire appareillent à destination de la mer de Harkand. Quand on a traversé cette dernière mer, on arrive à un endroit appelé Langabâlûs dont les habitants ne comprennent ni l'arabe, ni aucune autre langue parlée par les marchands. Ce sont des gens qui ne portent pas de vêtements; il sont blancs et ont peu de barbe. On dit qu'on ne voit jamais leurs femmes, car ce sont les hommes qui se rendent auprès des navires [qui passent en vue de l'île] dans des pirogues faites avec une seule pièce de bois évidée. Ils apportent (p. 18) des cocos, de la canne à sucre, des bananes et du vin de palme. Celui-ci est une boisson blanche: si on le boit au moment même où on vient de le récolter du palmier, il est doux comme le miel; si on le laisse fermenter pendant une heure, il devient [alcoolisé] comme le vin; au bout de quelques jours, il se transforme en vinaigre. Les insulaires échangent ces produits contre du fer. Parfois, il leur arrive un peu d'ambre qu'ils échangent contre des morceaux de fer. Les échanges se font par signes, de la main à la main, car les insulaires ne comprennent pas la langue [des marins étrangers]. Ceux-là sont de très habiles nageurs. Quelquefois ils volent du fer aux marchands et ne leur donnent rien en échange.
De Langabâlûs, les navires appareillent ensuite pour se rendre à un endroit appelé Kalâh-bâr. On désigne également sous le nom de bâr, un royaume et une côte. Le Kalâh-bâr [fait partie de] l'empire du Jâwaga (Java) qui est situé au sud du pays de l'Inde. Le Kalâh-bâr et le Jâwaga sont gouvernés par un même (p. 19) roi. Les habitants de ces deux pays se vêtissent du pagne; chefs et gens du commun s'habillent d'un unique pagne.
[A Kalâh-bâr], on s'approvisionne d'eau douce fournie par des puits. Les marins préfèrent l'eau de puits à l'eau de source ou de pluie. La distance entre Kûlam du Malaya qui est situé dans le voisinage de [la mer de] Harkand et Kalah-bâr (sic) est d'un mois de navigation.
Les navires appareillent ensuite à destination d'un endroit appelé [l'île de] Tiyûma où ceux qui en veulent trouvent de l'eau douce. La distance [de Kalah-bâr] à Tiyûma est de dix jours de navigation.
Les navires appareillent ensuite à destination d'un endroit appelé Kundrang qui est à dix jours de route [de l'escale précédente]. Ceux qui en veulent y trouvent de l'eau douce. Il en est de même dans les îles de l'Inde occidentale: si on y creuse des puits, on trouve de l'eau douce. A Kundrang, est une haute montagne où vont parfois se réfugier les esclaves et les voleurs fugitifs.
Les navires se rendent ensuite (p. 20) à un endroit appelé Čampa (l'Annam et la Cochinchine actuels) qui est à dix jours de route de l'escale précédente. On y trouve de l'eau douce. On en exporte l'aloès [appelé: aloès] du Čampa. En cet endroit, il y a un roi. Les gens du pays sont bruns; chacun d'eux s'habille avec deux pagnes. Lorsque les navires ont fait leur provision d'eau douce, ils appareillent à destination d'un endroit appelé Čundur-fûlât qui est une île de la mer. La distance entre Čundur-fûlât et l'escale précédente est de dix jours de navigation. On y trouve de l'eau douce.
Les navires appareillent ensuite à destination d'une mer appelée Čanḫay (la mer de Chine occidentale); puis, à destination des Portes de la Chine. Celles-ci sont des montagnes qui émergent de la mer; entre chaque deux montagnes, il existe une [sorte de] faille qui sert de passage aux navires. Quand Allah leur a fait passer sains et saufs l'escale de Čundur-fûlât, les navires appareillent à destination de la Chine [et ils y arrivent] en un mois, sur lequel ils ont mis sept jours pour franchir les Portes de la Chine. Lorsque les navires ont doublé ces Portes (p. 21) et sont entrés dans les estuaires [des fleuves de la Chine], ils naviguent alors en eau douce et se rendent à la localité du pays de la Chine où on va mouiller et qui s'appelle la ville de Ḫânfû. Toute la Chine est pourvue d'eau douce provenant de fleuves et rivières. Chaque région du pays a son corps de troupes et ses marchés propres.
Sur la côte, le flot et le jusant se produisent deux fois par jour et par nuit; tandis que [dans le golfe Persique] dans la partie comprise entre Baṣra et l'île des Banû Kâwân, le flot n'a lieu que lorsque la lune est au milieu du ciel; et le jusant, au moment du lever de la lune et de son coucher. Dans les parages de la Chine, [au contraire], et jusqu'auprès de l'île des Banû Kâwân, le flot se produit au lever de la lune; le jusant, au moment où elle atteint le milieu du ciel. Il y a un nouveau flot au coucher de la lune et un nouveau jusant quand elle se retrouve en opposition, au milieu du ciel.
(P. 22.) On rapporte que dans la partie orientale de la mer, gît une île appelée Malḥân, située entre Sirandîb (Ceylan) et Kalah (Kra), qui fait partie du pays de l'Inde. Elle est habitée par des noirs qui vivent nus. Lorsqu'ils rencontrent un étranger, ils le suspendent par les pieds, le dépècent en petits morceaux et le mangent cru. Ces noirs qui sont nombreux, habitent une seule île; ils n'ont pas de roi. Ils se nourrissent de poisson, de bananes, de cocos et de canne à sucre. Il y a chez eux [des parties de l'île] qui ressemblent aux jardins potagers et aux bois [de notre pays].
On rapporte qu'il y a dans la mer un petit poisson volant qui vole à la surface de l'eau; on l'appelle la sauterelle d'eau. On dit encore qu'il y a dans la mer un poisson qui en sort et qui va jusqu'à monter sur un cocotier. Ce poisson boit le liquide contenu dans l'arbre et retourne ensuite à la mer (p. 23). On dit qu'il y a dans la mer un poisson semblable à l'écrevisse; quand il sort de la mer, il se change en pierre. Avec cette pierre, on confectionne, paraît-il, un collyre qu'on utilise contre certain mal d'yeux.
On rapporte que près de Jâwaga, il y a une montagne appelée montagne du feu, dont il est impossible de s'approcher. On en voit sortir de la fumée pendant le jour et des flammes pendant la nuit. Au bas de la montagne, sourdent une source d'eau froide potable et une source d'eau chaude potable.
Les Chinois petits et grands portent des vêtements de soie en hiver et en été; mais la soie de meilleure qualité est réservée aux rois. Le reste de la population en fait usage dans la mesure où ils le peuvent. Pendant l'hiver, les hommes portent deux, trois, quatre, cinq pantalons et même davantage, dans la mesure où ils le peuvent (p. 24). Cette pratique a pour but de protéger le bas du corps contre la grande humidité [du pays] qu'ils redoutent. Pendant l'été, ils s'habillent d'une unique chemise de soie ou d'une étoffe analogue. Ils ne portent pas de turban.
Les Chinois se nourrissent de riz. Parfois, en même temps que le riz, ils préparent du kûšân qu'ils versent ensuite sur le riz [en guise de sauce] et les mangent [ensemble]. Quant aux rois, ils mangent du pain de froment et la viande de tous les animaux, des porcs et d'autres encore.
Les fruits de la Chine sont: la pomme, la pêche, le citron, la grenade, le coing, la poire, la banane, la canne à sucre, le melon, la figue, le raisin, le concombre, le ḫiyâr (espèce de concombre), le lotus, la noix, l'amande, l'aveline, la pistache, la prune, l'abricot, la sorbe et le coco. Il y a peu (p. 25) de palmiers en Chine; on en trouve parfois un dans les jardins d'un individu isolé. Les Chinois boivent une sorte de vin fabriqué avec du riz; ils ne fabriquent pas de vin de raisin, et on n'en importe pas. Ils ne connaissent donc pas ce dernier vin et n'en boivent jamais. Ils fabriquent avec le riz du vinaigre, du vin de riz, une sorte de confiture et d'autres produits de ce genre.
Les Chinois ne sont pas propres. Quand ils sont allés à la selle, au lieu de se laver [pour faire disparaître l'état d'impureté dans lequel ils se trouvent de ce fait, comme il est prescrit aux musulmans], ils s'essuient simplement, au contraire, avec du papier fabriqué en Chine. Ils mangent les [animaux trouvés] morts [qui n'ont pas été égorgés rituellement comme chez les musulmans] et autres choses de même nature, comme le font les sectateurs de Zoroastre, car leur religion ressemble au zoroastrisme. Les femmes chinoises laissent leur tête découverte. Elles mettent des peignes dans leur chevelure. Parfois, on compte dans la chevelure d'une femme vingt peignes d'ivoire et d'autres objets de parure. Les hommes se couvrent la tête d'une coiffure qui ressemble au bonnet des musulmans appelé ḳalanswa. D'après la coutume (p. 26), quand un voleur a pu être arrêté, on le met à mort.