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Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851: Suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), traduit de l'arabe avec introduction, glossaire et index par Gabriel Ferrand

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[LIVRE II]

INFORMATIONS SUR LA CHINE ET L'INDE

Abû Zayd al-Ḥasan qui est originaire de Sîrâf, dit ceci:

J'ai pris connaissance avec soin de cet ouvrage, c'est-à-dire du Livre I, que j'avais été chargé d'examiner attentivement et de compléter avec ce que je savais sur le même sujet, en ce qui concerne les choses de la mer, les rois des pays maritimes, les particularités des peuples des côtes, (p. 61) et avec tout ce que je savais de leurs traditions qui ne se trouve pas dans le Livre précité.

[En examinant ce Livre I], j'ai constaté qu'il était daté de l'année 237 de l'hégire [= 851 de notre ère]. A cette époque [dans la première moitié du IXe siècle de notre ère], les voyages maritimes [du golfe Persique en Inde et en Chine] s'effectuaient normalement par suite du grand nombre de commerçants qui, de l'ʿIrâḳ, se rendaient fréquemment dans ces deux pays. J'ai constaté que tout ce qui est rapporté dans le Livre I est véridique et sincère, à l'exception de ce qui est rapporté au sujet des aliments que les Chinois offrent à leurs morts: si on met ces aliments auprès du mort, pendant la nuit, on ne les retrouvait plus le lendemain matin, ce qui permettait de prétendre que le mort les avait mangés. Nous avions entendu parler de cette [faculté extraordinaire des morts chinois. Nous y crûmes même] jusqu'au jour où se présenta chez nous quelqu'un qui arrivait de Chine et dans les informations duquel on pouvait avoir confiance. Comme nous l'interrogions à ce sujet, il nia l'exactitude de ce qu'on racontait et il conclut: «Ce qu'on avance à cet égard n'a aucun fondement. On peut donner le même démenti aux sectateurs des idoles qui prétendent que celles-ci leur parlent.»

(P. 62.) Depuis que le Livre I a été écrit, l'état des choses a changé, surtout en Chine. Des événements nouveaux se sont produits qui ont interrompu toutes relations maritimes avec la Chine, ont ruiné ce pays, fait disparaître les lois et morcelé sa puissance. Je vais exposer, s'il plaît à Allah, les informations que j'ai pu recueillir sur ce bouleversement, en indiquant quelle en est la cause.

La cause qui a bouleversé, en Chine, l'ordre et la justice et qui a mis fin à toutes relations maritimes avec le port de Sîrâf [du golfe Persique] dont les navires s'y rendaient, est l'apparition d'un rebelle chinois qui ne faisait pas partie de la famille royale et qui s'appelait Ḫuang Č'ao. Il usa d'abord de ruse et de générosité; puis, il se livra à des attaques à main armée et fit subir des dommages [aux personnes et aux biens]. Il commença à réunir autour de lui des malandrins jusqu'au moment où sa puissance s'accrut et où ses ressources grandirent. Ayant complètement mis en œuvre le plan qu'il avait préparé, il se dirigea vers Ḫânfû (Canton) qui est une des villes de la Chine, celle où se rendent (p. 63) les marchands arabes. Ḫânfû est située à quelques journées de marche de la mer, sur le bord d'un grand fleuve d'eau douce. Les habitants de Ḫânfû se refusant à laisser entrer Ḫuang Č'ao dans la ville, celui-ci en fit le siège qui dura longtemps, en l'année 264 de l'hégire [= 878 de notre ère]. La ville prise, ses habitants furent passés au fil de l'épée. Des personnes qui ont eu connaissance de ces faits rapportent qu'on massacra 120.000 musulmans, juifs, chrétiens et mazdéens qui étaient établis dans la ville et y faisaient du commerce, sans compter les Chinois qui furent tués. On a pu connaître le nombre exact des victimes de ces quatre religions parce que les Chinois percevaient un impôt sur ces étrangers d'après leur nombre. Ḫuang Č'ao fit couper les mûriers et les autres arbres. Nous mentionnons spécialement les mûriers parce que les Chinois (p. 64) utilisent la feuille de cet arbre pour [la nourriture] des vers à soie jusqu'au moment où le ver s'enferme dans le cocon. La destruction des mûriers fut la cause déterminante qui mit fin à l'exportation de la soie, particulièrement en pays arabe.

Après la destruction de Ḫânfû, Ḫuang Č'ao se rendit de ville en ville et les détruisit successivement. Le roi de la Chine s'enfuit en toute hâte lorsque Ḫuang Č'ao approchait de la capitale qui est appelée Ḫumdân (en chinois: Si-ngan-fu). Le roi s'enfuit de Ḫumdân à la ville de Madû qui est contiguë au Tibet et il s'y établit.

La révolte durait et la force du rebelle grandissait. L'intention de Ḫuang Č'ao et le but qu'il se proposait étaient de détruire les villes et de massacrer leurs habitants parce qu'il n'appartenait pas à la famille royale et qu'il désirait ardemment s'emparer du pouvoir. Son projet se réalisa: il devint le maître de la Chine et il l'est encore au moment où nous écrivons (vers 916).

Ḫuang Č'ao se maintint au pouvoir jusqu'au jour où le roi de la Chine envoya un message au roi des Toguz-Oguz (p. 65) qui habitent dans le pays des Turks. Chinois et Toguz-Oguz sont voisins et leurs familles royales alliées. Le roi de Chine envoya à celui des Toguz-Oguz des ambassadeurs pour le prier de le débarrasser de ce rebelle. Le roi des Toguz-Oguz envoya son fils contre Ḫuang Č'ao, à la tête d'une armée très importante par le nombre (—d'après Masʿûdî, les cavaliers et fantassins s'élevaient au chiffre de 400.000 hommes—) pourvue d'équipements et de munitions. A la suite de combats ininterrompus et de batailles importantes, Ḫuang Č'ao fut anéanti. Les uns disent qu'il fut tué, d'autres qu'il mourut naturellement. Le roi de la Chine retourna alors dans sa capitale appelée Ḫumdân. Le rebelle la lui avait détruite; le roi n'avait plus aucune autorité; ses finances étaient en déficit; ses commandants, les chefs de son armée, ses meilleurs soldats étaient morts. De plus, dans chaque province, [d'autres rebelles] s'étaient emparés du pays qui refusaient [d'adresser au roi] une partie des revenus et retenaient les fonds qui se trouvaient entre leurs mains. Mais le roi de la Chine se sentit contraint par son impuissance, à consentir à amnistier ceux de ces rebelles qui firent une manifestation de soumission (p. 66) et d'allégeance, sans, cependant, aller jusqu'à lui verser le produit de l'impôt ni le reconnaître comme suzerain. La Chine en arriva ainsi à être dans le même état [que la Perse] au temps des Kisrâ (Chosroès), à l'époque où Alexandre fit mettre à mort Darius le Grand et partagea la Perse entre ses généraux. [Les rebelles qui s'étaient emparés de l'administration des provinces chinoises], se prêtèrent mutuellement secours pour arriver à leurs fins, sans avoir ni permission ni ordre du roi à cet effet. Lorsque l'un d'eux devenu fort avait mis son genou sur un plus faible, le vainqueur s'emparait du pays, dévastait tout et en mangeait tous les habitants. Car, d'après la loi chinoise, il est licite de manger de la chair humaine et on en vend couramment au marché. En même temps, les Chinois se mirent à opprimer les marchands [étrangers] qui étaient venus faire du commerce en Chine. La tyrannie arriva à son comble et dépassa toutes les limites [imaginables] (p. 67) vis-à-vis des nâḫodâ (propriétaires de navires) arabes et des maîtres des navires; on imposa aux marchands des obligations auxquelles ils n'étaient pas [légalement] tenus, on s'empara de leurs biens et on se permit de les traiter en violation des prescriptions les concernant. Devant de tels actes, Allah—que Son nom soit exalté!—retira à tous les Chinois ses bénédictions; la mer devint impraticable [à la navigation] et par la toute-puissance de Celui qui régit toutes nos actions—que Son nom soit béni!—le désastre atteignit jusqu'aux pilotes et aux courtiers de Sîrâf et de l'ʿOmân.

L'auteur du Livre I a mentionné un certain nombre de lois de la Chine, mais il s'est arrêté là. Il a, [par exemple], cité ce cas: un homme et une femme, tous deux de bonne conduite antérieure, qui commettent l'adultère, sont mis à mort; les voleurs et les assassins encourent la même peine. Les condamnés à mort sont exécutés de la façon suivante. On attache fortement les mains de ceux qui doivent être exécutés, on les lie fortement avec des cordes; puis, on les rejette au-dessus de leur tête de façon qu'elles (p. 68) soient collées à son cou. Ensuite, on fait entrer le pied droit du condamné dans sa main droite qui dépasse; et le pied gauche, dans sa main gauche, les pieds étant tous deux rabattus sur le dos: [dans cette position, le corps] subit une contraction et il est transformé en boule. Ainsi, le condamné est incapable de faire quoi que ce soit par lui-même et il n'est pas nécessaire de le faire surveiller. Alors, le cou se désarticule de sa jointure, les vertèbres se disjoignent peu à peu du corps, les hanches se disloquent, les membres entrent l'un dans l'autre et la respiration en est gênée. Le condamné est dans un tel état que si on l'abandonnait à lui-même, il en mourrait en peu de temps. Lorsque le condamné a été ligotté comme on vient de le dire, on lui donne avec un bâton un nombre de coups déterminé sur les endroits du corps où la bastonnade est mortelle, et on ne dépasse jamais le nombre de coups fixé. Comme il ne lui reste que le souffle, on le livre à ceux qui doivent le manger.

Il y a, en Chine, (p. 69) des femmes qui ne veulent pas vivre en femmes vertueuses et qui préfèrent s'adonner à la prostitution. D'après l'usage, elles se présentent à l'audience du chef de la police, elles lui déclarent qu'elles n'ont aucun goût pour la vie de femme vertueuse et qu'elles préfèrent être comptées au nombre des prostituées, s'engageant à se conformer aux prescriptions qui régissent ces sortes de femmes. Les prescriptions qui régissent les prostituées sont les suivantes: on prend par écrit l'indication de son origine, son signalement et son adresse, et elle est inscrite au bureau des prostituées. On lui met autour du cou un cordonnet auquel est suspendu un sceau en cuivre portant l'empreinte du sceau royal et on lui délivre un diplôme dans lequel il est mentionné que la titulaire est comptée au nombre des prostituées, qu'elle versera annuellement au Trésor royal telle et telle somme en monnaie de cuivre et que quiconque l'épouserait serait mis à mort. [Dès lors], la femme verse annuellement la somme convenue et elle peut se livrer sans danger à la prostitution (p. 70). Ces sortes de femmes sortent le soir habillées de vêtements de diverses couleurs, le visage découvert. Elles recherchent les gens étrangers récemment arrivés dans le pays—ceux qui sont libertins et corrompus—et les Chinois. Elles passent la nuit chez eux et s'en vont le lendemain matin. Quant à nous, louons Allah qu'Il nous ait purifiés de tels vices.

Les Chinois règlent toutes leurs transactions avec des pièces de cuivre et évitent les marchands qui se servent de dînâr (pièces d'or), et de dirham (pièces d'argent, comme les Arabes): en effet, si un voleur, disent-ils, s'est introduit dans la maison d'un Arabe qui traite ses affaires en monnaie d'or et d'argent, il peut emporter 10.000 pièces d'or sur son dos et une somme égale en argent monnayé et, du coup, le commerçant est ruiné. Mais si un voleur s'introduit chez un Chinois (p. 71), il ne pourra pas emporter plus de 10.000 pièces de cuivre, ce qui ne représente que 10 mithḳâl d'or (environ 20 francs).

Ces fulûs (pièces de cuivre) sont fabriquées avec du cuivre allié à d'autres [métaux] qui sont fondus avec le cuivre. Les pièces qu'on frappe avec cet alliage sont de la dimension d'un dirham al-baghlî. Dans le milieu de la pièce, on a percé un large trou par lequel passe la ficelle [pour faire une ligature de sapèques]. 1.000 fulûs valent un mithḳâl d'or (environ 2 francs). Chaque ligature comprend 1.600 fulûs divisés en 10 centaines séparées l'une de l'autre par un nœud fait à la ficelle. Lorsque quelqu'un fait l'achat d'une propriété, de meubles, de légumes ou de choses d'une plus grande valeur, il donne des fulûs en quantité égale à la valeur de son achat. On trouve de ces pièces de cuivre chinoises à Sîrâf [du golfe Persique]; des caractères chinois sont gravés sur ces fulûs.

Pour les incendies qui éclatent en Chine, la construction des maisons et ce qui a été déjà dit à ce sujet, [voici ce qu'on peut ajouter encore]: les villes, dit-on, sont construites en bois et en roseaux entrelacés (p. 72) comme les objets en roseau fendu qu'on fabrique en Arabie. Sur ce lattis de roseaux, on étend de l'argile qu'on recouvre ensuite d'un enduit spécifiquement chinois qui est fabriqué avec des graines de chanvre. Cet enduit devient aussi blanc que le lait; on en peint les murs qui deviennent extraordinairement brillants. Les maisons chinoises [sont bâties sur le sol même et] n'ont donc pas de marche d'escalier. [Voici l'explication de cette particularité]: tout ce que possèdent les Chinois, ce qu'ils ont amassé, est enfermé dans des caisses montées sur des roues que, en cas d'urgence, on peut faire rouler. Si un incendie se déclare, on pousse ces caisses avec leur contenu et il n'y a pas de marche d'escalier qui empêche de s'éloigner rapidement du feu.

En ce qui concerne les eunuques, l'auteur du Livre I s'est exprimé trop brièvement; [il y a donc lieu d'ajouter ce qui suit:] Les eunuques sont chargés de percevoir l'impôt et tous les autres revenus du Trésor. Les uns sont d'anciens captifs amenés de l'étranger en Chine où ils ont été faits eunuques; d'autres sont des Chinois que leurs parents ont châtré et qu'ils ont ensuite offert en présent au roi; car les eunuques sont spécialement chargés, en Chine, de la gérance des affaires de l'État et du Trésor royal (p. 73). Certains d'entre eux sont envoyés dans la ville de Ḫânfû où se rendent les marchands arabes. Lorsque les eunuques et les gouverneurs des villes se déplacent, ils ont l'habitude de se faire précéder par des gens porteurs d'un instrument en bois semblable à la crécelle [dont les chrétiens d'Orient se servent pour appeler à la prière], avec lequel ils font un bruit qu'on entend de loin. Personne ne doit rester sur la route par laquelle doit passer l'eunuque ou le gouverneur; si quelqu'un est sur la porte de sa maison, il doit y entrer et fermer la porte. Il en est ainsi jusqu'à ce que soient passés l'eunuque ou le gouverneur chargé de l'administration de la ville. Pas un seul homme du peuple n'oserait rester sur la route [pendant le passage de ces fonctionnaires royaux], tant ils sont craints et redoutés. [Ils font chasser le peuple de la route où ils doivent passer] pour que celui-ci n'ait pas l'occasion de les regarder souvent et ne s'approche pas d'eux pour leur parler.

Les vêtements des eunuques et (p. 74) des généraux chinois sont en soie de première qualité qui n'est jamais exportée en pays arabe. Les Chinois [la recherchent] et elle atteint, en Chine, un prix extrêmement élevé. Un des marchands les plus importants dont l'information ne peut être mise en doute, rapporte qu'il se présenta devant l'eunuque envoyé par le roi dans la ville de Ḫânfû pour y choisir, avant tout autre acheteur, les marchandises importées d'Arabie que le roi désirait. Le marchand vit sur la poitrine de l'eunuque un grain de beauté qui apparaissait sous les vêtements de soie. Il estimait en lui-même que l'eunuque était vêtu d'un double vêtement. Comme le marchand regardait son interlocuteur avec insistance, l'eunuque lui dit: «Je vois que tu ne cesses de regarder ma poitrine. Pourquoi?» Le marchand lui répondit: «J'étais étonné qu'un grain de beauté pût apparaître à travers un double vêtement.» L'eunuque se mit à rire; puis, montrant au marchand la manche de sa robe, il lui dit: «Compte le nombre de vêtements (p. 75) que je porte.» [Le marchand les compta] et il en trouva cinq, l'un sur l'autre, à travers lesquels apparaissait le grain de beauté. La soie [transparente] dont il est question est de la soie écrue qui n'a pas été foulée. La soie qui sert à habiller les rois est de qualité supérieure et plus admirable encore.

Parmi toutes les créatures d'Allah, les Chinois ont la main la plus habile à dessiner et à façonner; pour l'exécution de toutes sortes de travaux, il n'y a pas de peuple au monde qui puisse faire mieux qu'eux. Un Chinois peut confectionner artistiquement avec sa main des choses que personne autre ne serait capable de faire. [Quand il a terminé un objet d'art], il l'apporte au gouverneur de la ville et réclame une récompense pour le talent dont il a fait preuve en réalisant un travail original. Le gouverneur donne l'ordre que l'objet d'art en question reste exposé pendant un an à la porte de son palais. Si, pendant cette année d'exposition, personne n'y relève un défaut, l'artiste est récompensé par le gouverneur et fait alors partie des artistes officiels de celui-ci. Si, au contraire, on signale un défaut dans l'œuvre d'art, son auteur est écarté par le gouverneur qui ne lui accorde aucune récompense (p. 76). Un jour, un Chinois peignit, sur une étoffe de soie, un épi de blé sur lequel était posé un moineau. Aucun de ceux qui virent ce tableau ne se serait douté que l'épi et le moineau ne fussent pas réels [tant la reproduction était parfaite]. Le tableau resta exposé pendant un certain temps, lorsqu'un bossu qui passait par là se mit à le critiquer. On le fit entrer chez le gouverneur de la ville et, en présence du peintre du tableau, on invita le bossu à justifier sa critique. «Tout homme d'expérience sait, dit-il, qu'un moineau ne peut pas se poser sur un épi de blé sans le faire pencher. Or, le peintre a représenté l'épi tout droit, sans le faire pencher, bien qu'un moineau soit perché dessus. Il a donc commis une faute.» La critique fut trouvée justifiée et le gouverneur ne donna aucune récompense au peintre. Dans cette circonstance et des circonstances analogues, le but des Chinois en soumettant les artistes à la critique, est de les obliger à se garder de commettre des erreurs et à réfléchir sérieusement quand ils exécutent un ouvrage d'art (p. 77).

Il y avait à Baṣra un homme de la tribu [mekkoise] de Ḳurayš appelé Ibn Wahab, descendant de Habbâr bin al-Aswad [qui, au moment de la prédication de l'Islâm, fit violemment opposition au prophète Muḥammad]. [Lorsque le chef des Zangs eut dévasté Baṣra en 257 de l'hégire = 870 de notre ère], Ibn Wahab quitta cette ville et se rendit à Sîrâf. Il y avait alors, dans ce dernier port, un navire qui allait partir pour la Chine. Ibn Wahab eut fantaisie d'entreprendre ce voyage et il s'embarqua sur ce navire à destination de la Chine. [Arrivé en Chine], il résolut de se rendre auprès du grand roi du pays. Il alla donc à Ḫumdân; parti de la ville appelée Ḫânfû, il parvint à Ḫumdân en deux mois de voyage. Il attendit longtemps à la porte du palais royal, bien qu'il ait adressé plusieurs demandes d'audience et qu'il ait déclaré qu'il faisait partie de la famille du prophète des Arabes. Au bout d'un certain temps, le souverain chinois prescrivit de donner l'hospitalité à Ibn Wahab en le logeant dans une maison et en le pourvoyant de tout ce qui serait nécessaire. En même temps, le roi écrivit (p. 78) au gouverneur qui le représentait à Ḫânfû, l'invitant à faire une enquête et à prendre des informations auprès des marchands sur cet homme qui se donnait comme parent du prophète des Arabes—qu'Allah Le bénisse!—Le gouverneur de Ḫânfû répondit que la parenté de Ibn Wahab avec le prophète arabe était authentique. Le roi de Chine donna alors audience à Ibn Wahab et lui fit des présents de grande valeur. Celui-ci retourna en ʿIrâḳ avec les présents qu'il avait reçus. [En 303 de l'hégire = 915 de notre ère, au dire de Masʿûdî,] cet homme était devenu vieux, mais il avait conservé toute son intelligence. Il nous fit savoir que, lorsqu'il arriva auprès du roi de Chine, celui-ci lui posa des questions sur les Arabes et lui demanda comment ils avaient anéanti le roi de Perse. Ibn Wahab répondit: «Par la toute-puissance d'Allah et avec son aide et parce que les Persans étaient adorateurs du feu, du soleil et de la lune au lieu d'adorer Allah.» Le roi dit alors: «Les Arabes vainquirent alors le plus puissant des royaumes, celui qui avait le plus de terres cultivées et fertiles, le plus riche, celui où les hommes intelligents étaient en plus grand nombre et dont la renommée s'étendait le plus loin.» Le roi dit ensuite: «Comment classez-vous les rois [de la terre]?» L'Arabe répondit: «Je ne sais rien à ce sujet.» Le roi dit à l'interprète: «Dis à Ibn Wahab que nous, Chinois, nous comptons cinq rois. Celui qui possède le royaume le plus riche est le roi de l'ʿIrâḳ, parce que l'ʿIrâḳ est au centre du monde et que les autres royaumes l'entourent. En Chine, on le désigne sous le nom de «roi des rois». Après lui, vient le roi de Chine que nous désignons sous le nom de «roi des hommes», parce qu'il n'y a pas de roi qui, mieux que lui, ait établi les bases de la paix, qui maintienne mieux l'ordre que nous ne le faisons dans notre royaume et dont les sujets soient plus obéissants à leur roi que les nôtres. C'est pour cela que le roi de Chine est le «roi des hommes». Vient ensuite le «roi des bêtes féroces»: c'est le roi des Turks (des Toguz-Oguz), qui sont nos voisins. Puis, c'est le «roi des éléphants», c'est-à-dire le roi de l'Inde. On l'appelle aussi en Chine «le roi de la sagesse», parce que la sagesse est originaire de l'Inde. Vient enfin le roi de Rûm (Byzance) que nous appelons «le roi des beaux hommes (rex virorum)» parce qu'il n'y a pas sur terre un peuple (p. 80) aussi bien fait que celui des Byzantins, ni qui ait plus beau visage. Tels sont les principaux rois de la terre; les autres rois ne leur sont en rien comparables.»

Le roi dit ensuite à l'interprète: «Demande à Ibn Wahab si, en le voyant, il reconnaîtrait son maître.» Le roi voulait parler du prophète d'Allah—qu'Allah Le bénisse!—Je lui répondis: «Comment pourrai-je le voir; il est maintenant auprès d'Allah, le Puissant et le Fort.» Le roi reprit: «Ce n'est pas ce que je voulais dire; je voulais parler de son portrait.» Ibn Wahab répondit affirmativement. Le roi fit alors apporter une boîte; on l'ouvrit et on la mit devant l'Arabe qui y prit des rouleaux de papier. Et le roi dit à l'interprète: «Fais-lui voir son maître.» Je vis alors sur ces rouleaux de papier l'image [peinte] des prophètes et je remuai les lèvres en priant pour eux. Le roi ne savait pas que je reconnaissais les prophètes et il dit à l'interprète: «Demande à Ibn Wahab pourquoi il a remué les lèvres.» L'interprète traduisit et je répondis: «Je priais pour les prophètes.» Le roi demanda encore: «Comment les as-tu reconnus?» Je répondis: «Par les particularités de chacun d'eux que la peinture reproduit (p. 81). Voici Noé dans l'arche qui se sauva avec les siens lorsque Allah le Tout-Puissant ordonna à l'eau de submerger la terre entière et tous ceux qui l'habitaient; Allah ne préserva de la mort que Noé et sa famille.» Le roi se mit à rire; puis il dit: «Pour Noé, tu as dit vrai en mettant son nom [sur ce portrait]; mais en ce qui concerne le déluge qui aurait submergé la terre entière, nous ne savons rien de pareil. Le déluge n'a atteint qu'une partie de la terre; il ne s'est manifesté ni en Chine, ni en Inde.» Ibn Wahab [me] dit: «Je n'osai pas contredire le roi de Chine et produire les arguments que j'avais à faire valoir, parce qu'il ne l'aurait pas admis. [Je continuai donc à examiner les portraits] et je dis: «Voici Moïse avec son bâton, et les Israélites.» Le roi dit alors: «C'est cela; [mais Moïse] n'était maître que d'un petit pays et son peuple se révolta contre lui.» Je continuai: «Voici Jésus sur son âne, avec ses apôtres.» Le roi dit alors: «Il a duré peu de temps, car son pouvoir ne s'est guère exercé que pendant un peu plus de trente (p. 82) mois.» Ibn Wahab énuméra les particularités des autres prophètes [dont on lui présentait l'image], mais nous nous bornons à rapporter seulement une partie de ce qu'il avait dit. Il affirmait que, au-dessus de chaque portrait de prophète, on voyait une longue inscription [en caractères chinois] et il supposait qu'on y avait mentionné le nom du prophète, l'endroit de son pays où tel événement survint et les motifs de sa mission prophétique. Ibn Wahab dit ensuite: «Puis, je vis l'image du prophète—Qu'Allah Le bénisse et Lui donne le salut!—Il était sur un chameau, et ses compagnons l'entouraient, montés également à chameau; ils étaient chaussés de chaussures arabes; ils avaient des cure-dents [arabes] attachés à leur ceinture (?). Je me mis alors à pleurer. Le roi me fit demander par l'interprète pourquoi je pleurais, et je répondis: «Voici notre Prophète, notre Seigneur, qui est le fils de mon oncle paternel, mon cousin [parce que nous sommes tous deux Ḳuraychites]—sur Lui soit la paix!—». «C'est vrai, reprit le roi: votre prophète et son peuple ont créé le plus puissant des royaumes; mais le prophète n'a pas pu voir de ses propres yeux [le développement du royaume] qu'il avait créé; ce sont ses successeurs qui le virent.» Je vis ensuite, [continua Ibn Wahab] l'image d'un grand nombre d'autres prophètes (p. 83); certains d'entre eux faisaient un signe de la main droite et tenaient le pouce et l'index réunis comme si, en faisant ce geste [ils voulaient affirmer] la vérité [de leur foi]. D'autres prophètes étaient peints debout, montrant le ciel avec leurs doigts. Il y avait encore d'autres portraits, mais l'interprète me dit qu'ils représentaient les prophètes de la Chine et de l'Inde. Le roi me demanda des renseignements sur les Khalifes arabes et leur apparence extérieure; puis il me posa de nombreuses questions sur les lois religieuses musulmanes et leur objet [et j'y répondis] dans la mesure où je pouvais y répondre. Il dit ensuite: «Quel est, d'après vous, l'âge du monde?» «On diffère d'opinion à cet égard, répondis-je. Les uns disent qu'il date de 6.000 ans; d'autres disent qu'il est moins ancien; d'autres encore qu'il l'est davantage; mais ces divergences sont négligeables.» [A cette réponse] le roi partit d'un formidable éclat de rire; son ministre, qui assistait à l'entretien et se tenait debout, montra également qu'il désapprouvait ce que je venais de dire. Puis, le roi dit: «Je ne pense pas que votre prophète ait dit une telle [sottise].» Je commis la faute de répondre: «Oui, notre prophète a dit cela.» Je vis alors (p. 84) des signes de désapprobation sur le visage du roi, qui me fit dire par l'interprète: «Pèse bien tes paroles; quand on parle aux rois, on ne le fait qu'à bon escient. Tu as affirmé que les musulmans ne sont pas d'accord à ce sujet; ce qui revient à dire que vous n'êtes pas d'accord sur ce qu'a dit votre prophète; or, il est obligatoire de ne point être en désaccord sur ce qu'ont dit les prophètes; cela est accepté par tous. Fais bien attention à cela et ne dis plus rien de semblable.» Le roi dit encore beaucoup d'autres choses que j'ai oubliées, car il s'est écoulé beaucoup de temps depuis qu'a eu lieu cette conversation. Il me dit ensuite: «Pourquoi t'es-tu éloigné de ton roi [au point de venir en Chine]? Tu étais plus près de sa résidence [que de la mienne] et tu es plus proche de lui par ta résidence et par ta naissance [que tu ne l'es de moi].» A cela, je répondis en racontant ce qui était arrivé à Baṣra [lorsque la ville fut dévastée par les Zangs]: «[Dans ces circonstances, dis-je ensuite], je m'empressai de partir pour Sîrâf où je vis un navire qui allait partir pour la Chine. J'avais entendu parler de l'illustre royaume de Chine et de l'abondance des choses excellentes de toutes sortes qu'on y trouve. Il me fut infiniment agréable que les circonstances me permissent de m'y rendre pour le voir. [Maintenant], je (p. 85) vais le quitter et retourner dans mon pays, auprès du roi [des Arabes] qui est le fils de mon oncle paternel. Je raconterai à ce dernier ce que j'ai vu et dont je puis me porter garant: la puissance de ce roi, l'immensité du pays, les avantages dont j'ai joui et tous les bienfaits dont j'ai été comblé.» Mes paroles firent plaisir au roi. Il donna l'ordre de me remettre un présent magnifique et de me faire transporter à Ḫânfû par les mulets de la poste royale. Il écrivit au gouverneur de Ḫânfû de me bien traiter, de me donner le pas sur tous les autres fonctionnaires de sa province et de pourvoir à mon entretien jusqu'au moment de mon départ. Je fus ainsi abondamment nourri et je vécus dans le bien-être jusqu'à mon départ de la Chine.»

Nous demandâmes à Ibn Wahab des renseignements sur la ville de Ḫumdân où résidait le roi et [nous le priâmes] de nous en faire la description. Il raconta qu'elle est immense et très peuplée. Cette ville est divisée en deux parties qui sont séparées l'une de l'autre par un chemin long et large (p. 86). Le roi, son ministre, ses troupes, le grand juge, les eunuques royaux et tous ses biens sont dans la partie droite de la ville qui est à l'est. Il ne se mêle à eux aucun individu du peuple, et il n'y a pas de marché. Dans toute la longueur des rues, coulent des ruisseaux; elles sont bordées d'arbres plantés avec art et de maisons spacieuses. La partie gauche de la ville qui est à l'ouest, est occupée par le peuple, les marchands, les entrepôts de marchandises et les marchés. Dès l'aube, on voit les intendants royaux, les fonctionnaires et les esclaves du palais, les esclaves des chefs militaires et leurs agents se rendre, à pied ou à cheval, dans la partie de la ville où se trouvent les marchés et les boutiques; ils y achètent des provisions de bouche et tout ce qui leur est nécessaire. Puis, ils s'en vont et on ne revoit aucun d'eux, dans cette partie de la ville, jusqu'au jour suivant.

En Chine (p. 87), on trouve toutes sortes d'agréments, de beaux bosquets traversés par des rivières; mais le palmier n'y existe pas.

On raconte actuellement (vers 916 de notre ère) un fait qui fut ignoré de ceux qui nous ont précédé, et qui est le suivant: personne n'avait supposé que la mer de Chine et de l'Inde communiquait avec la mer de Syrie (la Méditerranée orientale); rien de pareil ne serait venu à l'esprit jusqu'à maintenant. Or, il arrive à notre connaissance qu'on a trouvé dans la mer de Rûm (la Méditerranée orientale) des pièces de bois provenant de navires arabes cousues [ensemble, mais non clouées]. Ces navires [avaient fait naufrage et] s'étaient brisés en plusieurs morceaux; les gens qui se trouvaient à bord avaient péri; les vagues avaient mis ces navires en pièces, et la mer, poussée par le vent, avait projeté ces épaves dans la mer des Ḫazars (la mer Caspienne). De là, [ces épaves] arrivèrent dans le golfe de Rûm (mer de Marmara), d'où elles parvinrent dans les mers de Rûm et de Syrie (la Méditerranée orientale). Ceci montre que la mer fait le tour du pays de la Chine, de la Corée, de l'arrière-pays des Turks (p. 88) et des Ḫazars, se jette dans le golfe [de Constantinople] et communique ainsi avec la mer de Syrie. C'est un fait que le type de navire construit avec des pièces de bois cousues ensemble, est une spécialité des constructeurs de Sîrâf; les constructeurs de navires de Syrie et de Rûm (Byzance) clouent, au contraire, ces mêmes pièces de bois, mais ne les cousent jamais l'une à l'autre. [On peut donc légitimement conclure de la trouvaille dans la mer de Syrie de pièces de bois cousues ensemble que ces épaves provenaient de navires construits à Sîrâf qui, de l'Océan Indien, étaient parvenus en Méditerranée orientale et que les mers de l'Inde, de la Chine, la Caspienne, la mer de Marmara et la Méditerranée orientale communiquent l'une avec l'autre, comme il vient d'être dit].

Il est également arrivé à notre connaissance qu'on trouve de l'ambre dans la mer de Syrie. Le fait ne paraît pas admissible et on ne savait rien de pareil autrefois. Il est impossible d'ajouter foi à ce qui a été dit à ce sujet; pour que ce fait fût vrai, l'ambre n'aurait pu arriver dans la mer de Syrie qu'en passant par la mer d'Aden (la mer Rouge) et de Ḳulzum (golfe de Suez), car cette mer (Rouge) est en communication avec les mers (l'Océan Indien) où se trouve l'ambre. Mais Allah, le Tout-Puissant, a dit [dans le Ḳorân, surate XXVII, verset 62]: «J'ai placé une barrière (l'isthme de Suez) entre ces deux mers (la mer Rouge et la Méditerranée).» Si le fait qu'on m'a rapporté est authentique, [il faut en conclure que l'ambre] a été projeté par la mer, de la mer de l'Inde dans les autres mers, de l'une à l'autre, jusqu'à ce (p. 89) qu'il soit arrivé dans la mer de Syrie.

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