Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851: Suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), traduit de l'arabe avec introduction, glossaire et index par Gabriel Ferrand
PAYS DU ZANG
Le pays des Zangs (c'est-à-dire la côte orientale d'Afrique au sud du cap Guardafui) est immense. Sa flore qui se compose du durra (sorgho) qui est leur [principal] aliment, de la canne à sucre et des autres arbres, est noire. Les rois des Zangs sont [constamment] en guerre les uns avec les autres. Les rois ont auprès d'eux (p. 132) des hommes qui sont connus sous le nom de muḫazzamûn, «ceux qui ont le nez percé», parce qu'on leur a percé le nez. On leur a mis un anneau au nez, [comme on en met aux chameaux,] et à l'anneau est attachée une chaîne. [Au moment] du combat, ils marchent en tête [des troupes]; l'extrémité de chaque chaîne est tenue par quelqu'un qui la tire en arrière et empêche le combattant d'aller de l'avant pour permettre à des médiateurs d'arranger le différend qui a surgi entre les deux bandes ennemies. Si un arrangement intervient, [les combattants se retirent]; dans le cas contraire, les gardiens attachent soigneusement la chaîne autour du cou des muḫazzamûn et les laissent libres; on se bat; ces combattants restent fermes à leur place et aucun d'eux n'abandonne son poste de combat à moins d'être tué.
Dans le cœur [des Nègres] règne une vénération mêlée de crainte pour les Arabes. Quand ils voient un Arabe, ils se prosternent devant lui et disent: «Voici un homme du pays où pousse le dattier.» [Ce fait montre] combien ils apprécient la datte et quels sont leurs sentiments intimes [à l'égard des Arabes]. Chez ces nègres, on prononce des ḫuṭba (prône du vendredi où on prie pour le khalife orthodoxe); il n'y a chez aucun autre peuple, de prédicateurs [aussi éloquents] pour prononcer la ḫuṭba qui est dite dans leur propre langue. Il y a dans ce pays, des gens qui se vouent au culte d'Allah; ils sont vêtus de peaux de panthères ou de peaux (p. 133) de singes; ils ont un bâton à la main; et ils recherchent les habitants qui viennent s'assembler autour d'eux. [L'ascète] se tient debout sur ses jambes un jour entier jusqu'à la nuit, prêchant et rappelant à ses auditeurs Allah, le Tout-Puissant. Il leur décrit le sort de ceux d'entre eux qui sont morts, [pécheurs ou infidèles]. C'est de ce pays qu'on exporte les [peaux de] panthères [appelées panthères] du Zang, tachetées de rouge et de blanc, qui sont grandes et fortes.
Dans la mer [de cette région,] se trouve une île du nom de Socotora où pousse l'aloès dit de Socotora. Cette île gît près du pays du Zang et du pays des Arabes. La plupart de ses habitants sont chrétiens pour la raison suivante: lorsque Alexandre le Grand vainquit le roi de Perse, il était en correspondance avec son maître Aristote et lui faisait connaître les pays [nouveaux] qu'il avait occasion [de parcourir]. Aristote lui écrivit de s'emparer d'une île appelée Socotora où (p. 134) pousse l'aloès qui est la plus importante des drogues et sans lequel un médicament n'est point complet. Il ajouta qu'il serait bon de chasser de l'île les habitants qui s'y trouvaient et d'y établir des Grecs pour en assurer la garde; ceux-ci expédieraient l'aloès en Syrie, en Grèce et en Égypte. Alexandre envoya [des troupes qui] firent évacuer l'île par ses habitants et y installèrent un groupe de Grecs. Il ordonna en même temps aux rois des petits états séparés qui, depuis la mort de Darius le Grand, lui étaient soumis, de veiller à la garde de cette île. Les colons grecs vécurent en sécurité jusqu'à ce qu'Allah envoya Jésus—sur lui soit le salut!—[sur la terre]. L'un des Grecs qui étaient dans ces îles, eut connaissance de la mission de Jésus et tous les colons de Socotora adoptèrent le christianisme comme l'avaient adopté les Romains. Les descendants de ces Grecs christianisés y sont restés jusqu'à nos jours (vers 916), à côté des autres (p. 135) habitants de l'île qui ne sont ni de leur race ni de leur religion.
Il n'est pas question dans le livre I, [des pays et des peuples] maritimes qui se trouvent à droite (c'est-à-dire à l'ouest), quand les navires appareillent de l'ʿOmân et de l'Arabie et se trouvent au milieu de la grande mer (mer d'ʿOmân). C'est que le Livre I ne traite que [des pays et des peuples] qui se trouvent à gauche (c'est-à-dire à l'est) de ce même point et qui comprennent les mers de l'Inde et de la Chine que l'auteur dudit livre avait seules l'intention de décrire.
Dans la mer qui est à droite (c'est-à-dire à l'ouest) de l'Inde occidentale et qui sort du golfe Persique, se trouvent le pays de Šiḥr où pousse l'arbre à encens et le pays [des anciennes tribus arabes] de ʿÂd, de Ḥimyar, de Jurhum et des Tubbaʿ, [les anciens rois du Yemen]. Ces tribus parlent des dialectes arabes très archaïques dont les [autres] Arabes ne comprennent pas la plus grande partie. Ils n'ont pas de demeures fixes et vivent dans la misère et les privations. Le pays qu'ils habitent (p. 136) s'étend jusqu'au territoire d'Aden et aux côtes du Yemen. [La côte se prolonge dans la direction du Nord] jusqu'à Judda (vulgairement Jedda), de Judda à Al-Jâr et jusqu'à la côte syrienne; puis, elle aboutit à Ḳulzum (près de Suez) et la mer s'arrête là, à l'endroit où, [ainsi qu'il est dit dans le Ḳorân,] Allah le Tout-Puissant a placé une barrière entre les deux mers (la mer Rouge et la Méditerranée). Puis, de Ḳulzum, la côte change de direction [et se prolonge dans le sud], le long du pays des Barbar [de la côte occidentale de la mer Rouge]; puis, cette côte occidentale s'étend toujours dans le sud jusqu'en face du Yemen et jusqu'à ce qu'elle arrive au pays de l'Abyssinie (dans le golfe d'Aden), d'où l'on exporte les peaux de panthères dites peaux de panthères de Berbera; ce sont les peaux les plus belles et de la meilleure qualité; et à [la ville de] Zaylaʿ où on trouve de l'ambre et du dzabal, c'est-à-dire de l'écaille de tortue.
Les navires appartenant à des armateurs de Sîrâf, lorsqu'ils sont arrivés dans cette mer qui est à droite (c'est-à-dire à l'ouest) de la mer de l'Inde (la mer Rouge) et qu'ils sont parvenus à Judda, restent dans ce port. Les marchandises (p. 137) qu'ils ont apportées et qui sont destinées à l'Egypte, y sont transbordées sur des [navires spéciaux, d'un moindre tirant d'eau, appelés] navires de Ḳulzum. Les navires des armateurs de Sîrâf n'osent pas faire route [dans la partie septentrionale] de la mer [Rouge] à cause des difficultés qu'y rencontre la navigation et du grand nombre d'îlots [coralligènes] qui y croissent. Sur les côtes, il n'y a ni rois (ni gouvernement), ni endroits habités. Un navire qui fait route dans cette mer, doit tous les soirs chercher un mouillage abrité par crainte des îlots [sur lesquels il ne manquerait pas de se briser, s'il naviguait pendant la nuit]. [La règle, dans cette mer,] est de naviguer de jour et de mouiller de nuit, car cette mer est sombre et il s'en exhale des odeurs désagréables. Il n'y a rien de bon dans cette mer, ni au fond, ni à la surface. Elle ne ressemble pas aux mers de l'Inde et de la Chine au fond desquelles on trouve la perle et l'ambre et dont les montagnes renferment des pierres précieuses et de l'or en abondance. Les animaux [qui vivent dans les pays que baignent ces deux mers] ont, dans la bouche, de l'ivoire; la flore [de ces pays comprend] l'ébène, le bois du Brésil, le bambou, l'arbre à aloès, le camphrier, la noix muscade, le girofle, (p. 138) le bois de sandal et d'autres aromates parfumés et d'une odeur pénétrante. Parmi les oiseaux remarquables, [on peut citer] le perroquet et le paon. On y chasse la civette et le chevrotain porte-musc. Il est impossible d'énumérer tout ce qu'on trouve de bien et de bon dans ces pays, tant les produits excellents y sont en abondance.