Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851: Suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), traduit de l'arabe avec introduction, glossaire et index par Gabriel Ferrand
DESCRIPTION
DE LA VILLE DE JÂWAGA
Nous commençons [ce chapitre] par l'histoire de la ville de Jâwaga (Java) parce qu'elle est située en face de la Chine. La distance entre l'une et l'autre est d'un mois de route par mer, et même moins si les vents sont favorables.
Le roi de cette ville est connu sous le titre [sanskrit] de mahârâja (le grand roi). On dit que la superficie [du territoire dont cette ville est la capitale] est de 900 parasanges [carrées]. Ce roi est en même temps souverain d'un grand nombre d'îles qui s'étendent sur 1.000 parasanges de distance et plus encore.
Parmi les états sur lesquels il règne, est l'île appelée Sribuza, dont la superficie est, dit-on, de 400 parasanges [carrées], et l'île appelée Râmî, dont la superficie est de 800 parasanges [carrées]. Dans celle-ci, on trouve des plantations (p. 90) de bois du Brésil, le camphrier et d'autres essences. Fait également partie des possessions du Mahârâja, le pays maritime de Kalah (ou Kra, sur la côte orientale de la péninsule malaise) qui est situé à mi-chemin entre la Chine et l'Arabie. La superficie du pays de Kalah est, dit-on, de 80 parasanges [carrées]. La ville de Kalah est le marché où se centralise le commerce de l'aloès, du camphre, du sandal, de l'ivoire, de l'étain, l'ébène, le bois du Brésil, de tous les épices et aromates et d'autres produits dont la mention détaillée serait trop longue. C'est dans ce port que se rendent actuellement (au commencement du Xe siècle) les navires de l'ʿOmân et c'est de ce port que partent les navires à destination de l'ʿOmân.
L'autorité du Mahârâja s'exerce sur ces îles. Son île à lui, dans laquelle il réside, est aussi fertile qu'une terre peut l'être et les endroits peuplés s'y suivent sans interruption. Quelqu'un, dont le témoignage est digne de foi, a rapporté que lorsque les coqs de ce pays se mettent à chanter à l'aube, comme ils le font en Arabie, ils se répondent les uns aux autres [sur une étendue de pays qui atteint] jusqu'à 100 (p. 91) parasanges et plus encore; [il en est ainsi] parce que les villages sont contigus l'un à l'autre et se succèdent sans interruption; car il n'y a ni déserts ni ruines. Celui qui se déplace dans ce pays en voyageant à pied ou à cheval peut aller où il lui plaira; s'il lui arrive de s'ennuyer ou que son cheval soit fatigué, il peut s'arrêter où il voudra, [il trouvera toujours un gîte].
Parmi les choses extraordinaires qui sont venues à notre connaissance, en ce qui concerne les traditions de cette île appelée Jâwaga, [je vais rapporter la suivante]. Un ancien roi de cette île qui portait le titre de Mahârâja, avait son palais qui faisait face à un talâg communiquant avec la mer—par talâg on désigne un estuaire comme celui du Tigre, le fleuve de Baghdâd et de Baṣra, où pénètre l'eau de mer avec le flot et où l'eau est douce au moment du jusant. De ce talâg, se formait un petit lac contigu au palais du roi. Chaque matin, l'intendant se présentait devant le roi et lui apportait un lingot d'or en forme de brique (p. 92), pesant un certain nombre de mann dont la valeur m'est inconnue. Puis, devant le roi, l'intendant jetait ce lingot dans le lac. Au moment du flot, l'eau recouvrait entièrement ce lingot et les lingots identiques qui se trouvaient déjà dans le talâg; au moment du jusant, quand la mer se retirait, les lingots reparaissaient et brillaient au soleil. Le roi les examinait quand il siégeait dans sa grande salle dominant le lac. Cette coutume se maintenait invariable: on jetait tous les jours un lingot d'or dans le lac. Tant que le roi vivait, on ne touchait pas aux lingots. A sa mort, son successeur faisait retirer tous les lingots sans en excepter un seul. On les comptait, on les faisait fondre; puis on en partageait [une certaine quantité] entre les membres de la famille royale, hommes, femmes et enfants; les généraux, les esclaves royaux, en tenant compte (p. 93) de leurs rang et prérogatives respectifs. L'excédent était ensuite distribué aux pauvres et aux malheureux. Puis on inscrit officiellement le nombre des lingots d'or et leur poids. [Dans le procès-verbal rédigé à cette occasion,] il était mentionné que tel roi ayant régné à telle époque, pendant tant d'années, avait laissé après sa mort tant de lingots d'or dans le lac royal et que ses lingots avaient été partagés, après sa mort, entre les princes et les fonctionnaires royaux. Chez les gens du Jâwaga, c'était une gloire pour un roi qu'eussent été longs les jours de règne et que fût plus grand le nombre des lingots d'or qu'il laissait en héritage.
D'après les annales du pays de Jâwaga, il y avait autrefois un roi de Khmèr [dont il va être question plus loin]. Le Khmèr (ancien Cambodge) est le pays d'où on exporte l'aloès khmèr (aloès cambodgien). Ce pays n'est pas une île, mais [il est situé] sur la partie [du continent asiatique] qui confine au pays des Arabes (sic). Il n'y a pas de royaume qui possède une plus nombreuse (p. 94) population que celui de Khmèr. Tous les Khmèrs vont à pied. La débauche et toutes les boissons fermentées leur sont interdites; dans les villes et dans l'empire, on ne trouverait pas une seule personne pratiquant la débauche ou usant de boissons fermentées. Le Khmèr est situé sur la même longitude que le royaume du Mahârâja, c'est-à-dire l'île qui est appelée Jâwaga (Java). Entre ces deux pays, la distance est de dix à vingt jours [de route] par mer, en faisant route dans la direction nord-sud ou inversement; [dix jours avec bon vent et vingt jours] avec un vent moyen.
On raconte que, autrefois, un roi de Khmèr fut investi du pouvoir; il était jeune et prompt à agir. Un jour, il était assis dans son palais qui dominait un fleuve d'eau douce semblable au Tigre de l'ʿIrâḳ—entre le palais et la mer, la distance était d'un jour de route [par le fleuve]—il avait son ministre devant lui. Il s'entretenait avec son ministre et il était question dans la conversation du royaume du Mahârâja, de l'éclat qu'il jetait, de sa nombreuse population et des îles qui lui étaient soumises (p. 95). «J'ai un désir [dit alors le roi,] que j'aimerais à satisfaire.» Le ministre, qui était sincèrement dévoué à son souverain et qui connaissait sa promptitude à prendre des décisions, lui demanda: «Quel est ce désir, ô roi?» Celui-ci reprit: «Je désire voir devant moi, sur un plat, la tête du Mahârâja, roi de Jâwaga.» Le ministre comprit que c'était la jalousie qui avait suggéré cette pensée à son souverain et il lui répondit: «Je n'aimerais pas, ô roi, que mon souverain exprimât un tel désir. Les peuples du Khmèr et du Jâwaga n'ont jamais manifesté de haine l'un pour l'autre, ni en paroles, ni en actes. Le Jâwaga ne nous a jamais fait de mal. C'est une île lointaine qui n'est pas dans le voisinage de notre pays. [Son gouvernement] n'a jamais manifesté un vif désir de s'emparer du Khmèr. Il ne faudrait pas que qui que ce soit ait connaissance de ce que le roi vient de dire ni que le roi répétât ce propos.» Le roi du Khmèr se fâcha [contre son ministre], n'écouta pas l'avis (p. 96) que lui donnait son sage et loyal conseiller et il répéta le propos devant ses généraux et devant des grands de sa cour qui étaient présents. Le propos passa de bouche en bouche au point qu'il se répandit partout et qu'il parvint à la connaissance du Mahârâja. Celui-ci était un souverain énergique, actif et expérimenté; il était alors arrivé à l'âge mûr. Il fit appeler son ministre et l'informa de ce qu'il venait d'apprendre; puis, il ajouta: «Après le propos que ce fou [de roi khmèr] a rendu public, devant le désir [de voir ma tête sur un plat] qu'il a exprimé parce qu'il est jeune et léger, après la divulgation du propos qu'il a tenu, il est nécessaire que je m'occupe de lui. [Mépriser ses insultes,] serait me faire tort à moi-même, me diminuer et m'abaisser devant lui.» Le roi prescrivit ensuite à son ministre de garder secrète la conversation qu'ils venaient d'avoir et de faire préparer mille navires de moyenne grandeur, de les équiper, de mettre à bord de chacun d'eux des armes et des troupes vaillantes (p. 97) en aussi grande quantité que possible. [Pour expliquer ces armements,] il déclara ouvertement qu'il désirait faire un voyage d'agrément dans les îles de son royaume; et il écrivit aux gouverneurs de ces îles qui lui étaient soumises, pour les prévenir qu'il allait leur faire visite en effectuant un voyage d'agrément dans les îles. La nouvelle se répandit partout et le gouverneur de chaque île se prépara à recevoir le Mahârâja comme il convenait.
Lorsque les ordres du roi furent exécutés et que les préparatifs étaient terminés, celui-ci s'embarqua et avec sa flotte et ses troupes fit route à destination du royaume de Khmèr. Le roi et ses compagnons se servaient du cure-dent; chacun d'eux s'en servait plusieurs fois par jour. Chacun emportait un cure-dent et ne s'en séparait pas ou le donnait à garder à son domestique.
Le roi du Khmèr n'eut soupçon de ces événements que lorsque le Mahârâja se fut emparé du fleuve conduisant à sa capitale et eut lancé en avant ses troupes. Celles-ci cernèrent (p. 98) la capitale à l'improviste, elles s'emparèrent du roi et entourèrent son palais. Les Khmèrs avaient fui devant l'ennemi. Le Mahârâja fit déclarer par des crieurs publics qu'il garantissait la sécurité de tout le monde; puis il s'assit sur le trône du roi du Khmèr qui avait été fait prisonnier et le fit comparaître devant lui ainsi que son ministre. Il dit au roi du Khmèr: «Qu'est-ce qui t'a poussé à formuler un désir qu'il n'était pas en ton pouvoir de satisfaire, qui ne t'aurait pas donné de bonheur s'il avait été réalisé et qui même n'aurait pas été justifié s'il avait été facilement réalisable?» [Le roi khmèr] ne répondit pas. Le Mahârâja reprit: «Tu as manifesté le désir de voir devant toi ma tête sur un plat; mais si tu avais également voulu t'emparer de mon pays et de mon royaume ou seulement en ravager une partie, j'en aurais fait autant au Khmèr. Comme tu n'as exprimé que le premier de ces désirs, je vais t'appliquer le traitement que tu voulais me faire subir et je retournerai ensuite dans (p. 99) mon pays, sans m'emparer de quoi que ce soit du Khmèr, qu'il s'agisse de choses de grande ou d'infime valeur. Ma victoire [servira de leçon] à tes successeurs; personne ne sera plus tenté d'entreprendre une tâche au-dessus de ses forces, et de désirer plus qu'il ne lui est échu en partage par la destinée; on s'estimera heureux d'avoir la santé, quand on en jouira.» Il fit alors couper la tête au roi du Khmèr. Puis il s'approcha du ministre khmèr et lui dit: «Je vais te récompenser pour le bien [que tu as essayé de faire] en agissant en [bon] ministre; car je sais bien comment tu avais sagement conseillé ton maître: [quel dommage pour lui] qu'il ne t'ait pas écouté. Cherche maintenant quelqu'un qui puisse faire un bon roi après ce fou, et mets-le à la place de celui-ci.»
Le Mahârâja partit sur l'heure pour retourner dans son pays, sans que lui ni aucun de ceux qui l'accompagnaient emportassent quoi que ce soit du pays de Khmèr. Lorsqu'il fut de retour dans son royaume, il s'assit sur son trône qui dominait le lac [aux lingots d'or] et il fit mettre devant lui le plat contenant la tête (p. 100) du roi du Khmèr. Puis, il fit convoquer les hauts fonctionnaires de son royaume et les mit au courant de ce qui s'était passé et des motifs qui l'avaient poussé à entreprendre cette expédition contre le roi du Khmèr. [En apprenant cela], le peuple du Jâwaga pria pour son roi et lui souhaita toutes sortes de bonheur. Le Mahârâja fit ensuite laver et embaumer la tête du roi du Khmèr; on la mit dans un vase et on l'envoya au roi qui avait remplacé sur le trône du Khmèr le souverain décapité. Le Mahârâja fit parvenir en même temps une lettre ainsi conçue: «J'ai été poussé à agir comme je l'ai fait vis-à-vis de ton prédécesseur à cause de la haine qu'il avait manifestée contre nous et nous l'avons châtié [pour donner une leçon] à ceux qui voudraient l'imiter. Nous lui avons appliqué le traitement qu'il voulait nous faire subir. Nous jugeons bon de te renvoyer sa tête, car il n'est maintenant pas nécessaire de la retenir ici. Nous ne tirons aucune gloire de la victoire que nous avons remportée contre lui.» Quand la nouvelle [de ces événements] parvint aux rois de l'Inde et de la Chine, le Mahârâja grandit à leurs yeux. Depuis ce moment, les rois du Khmèr, (p. 101) tous les matins, en se levant, tournent le visage dans la direction du pays de Jâwaga (Java), s'inclinent jusqu'à terre et s'humilient devant le Mahârâja pour lui rendre hommage.
Les autres rois de l'Inde et de la Chine croient à la métempsycose; c'est un de leurs articles de foi. Quelqu'un dont le témoignage est digne de foi a raconté qu'un de ces rois fut atteint de la variole. Lorsqu'il fut guéri de cette maladie, il se regarda dans une glace et se trouva le visage hideux. Apercevant un fils de son frère, il lui dit: «Quelqu'un de ma sorte ne peut rester dans un corps aussi changé que le mien l'a été. Le corps est un réceptacle pour l'âme; quand celle-ci l'a quitté, elle s'incarne de nouveau dans un autre corps. Prends la direction du royaume; je vais séparer mon corps et mon âme pour que celle-ci passe dans un autre corps.» Puis, il se fit apporter un poignard aiguisé et tranchant, et il ordonna qu'on lui tranchât la tête avec ce poignard. On fit ensuite brûler le corps.