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A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette

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XIV
LE CHAMEAU DE MADAME MAYEUR

Il était neuf heures du matin environ quand on quitta Palestro. Ce village est situé à un nouveau tournant de la route qui abandonne la direction du Sud, pour aller vers le Sud-Est. Cette fois, plus de brise du Nord ; c’est le vent du Sud-Sud-Ouest qui se levait, et sans nous heurter de front nous gênait, d’autant que, frappant la montagne très élevée sur notre gauche, il nous enveloppait en tous sens.

La marche fut extrêmement pénible ici. A tour de rôle avec Van Marke, nous utilisions la triplette pour nous aider à lutter contre le vent. M. Mayeur, en maillot blanc, était à l’arrière.

Un instant, apercevant de quelques mètres en arrière ce maillot de dos, je criai à M. Mayeur : « Tiens, tiens, je me serai trompé ; je le croyais blanc, votre maillot, je remarque qu’il est pointillé noir et blanc. »

— Comment, répondit M. Mayeur, mais il est blanc, mon maillot, je vous l’assure.

— Il est blanc ? Ceci est trop fort, par exemple.

Et, comme Van Marke près de moi écoutait cette conversation, il se mit à rire, tranquillement, posément, mais son rire, pas plus que ses exclamations, ne variait d’intensité.

— Ah çà ! qu’est-ce qui te prend, toi, Albert, mon ami ? Tu ris, là, comme une petite mécanique qu’on vient de remonter. Parle, explique-toi.

Mais le plus doux des Albert continua à émettre par saccades mesurées et ininterrompues un rire terne.

Alors, cependant, comme il vit que je m’approchais de M. Mayeur pour examiner de près son maillot et connaître la vérité, il me dit, en scandant les syllabes à la façon méridionale : « Mais ce sont des mouches ; tu ne vois donc pas ? »

En effet, sa main agitée sur le dos du triplettiste rendit au maillot sa blancheur.

— C’est égal, dis-je, elles sont trop. Mais elles vont nous dévorer, ces mouches !

Et le fait est que le supplice était incessant et augmentait le désagrément d’une marche de plus en plus pénible. Partout, autour de nous, des montagnes ; sur le sol, des brousses. Notre but pour déjeuner était la ville de Bouïra, mais combien éloignée encore ; puis la chaîne du Djurdjura à passer !

Quand on avait traversé le village de Thiers, après Palestro, nous nous sentions à l’aise ; on avait continué sa route, disant : « On s’arrêtera à Bou-Haroun, marqué sur notre carte. » Mais on n’avait aperçu qu’un misérable gourbi et on était passé, d’un commun accord, sans même s’être consulté. Maintenant, plus de village ; là-bas, à notre gauche, le pic sombre du Djurdjura ; devant, une chaîne de montagnes, et partout le sol couvert de brousses ou de touffes semblables à des bouquets d’osiers.

Il était 11 heures ; nous mourions tous de chaleur, de faim et de soif, à tel point que consultant la carte chacun à tour de rôle comme pour lui arracher un nom de village, on dit : « Pas moyen d’aller de l’avant ; il faut revenir à cet endroit désigné sur la carte sous le nom de Bou-Haroun ; impossible que ce soit ces quelques huttes misérables, aperçues à notre passage. »

Mais revenir en arrière, non jamais. On ne put s’y résoudre, et pourtant, franchir la montagne, dévoré par une soif et une faim de bête fauve, c’était dur !

Un Arabe passa. Madame Mayeur lui demanda s’il y avait un gourbi devant nous, vers Bouïra. Rien, pas une hutte en avant de la montagne.

Comment résoudre ce terrible problème sans retourner sur nos pas, et retourner pour ne rien trouver, peut-être !

On souffrait affreusement, surtout à l’idée qu’en raison de la chaîne du Djurdjura, on n’arriverait pas à Bouïra avant une heure de l’après-midi, Bouïra étant situé au pied de la montagne, du côté opposé au nôtre. Tous les cinq, nous étions là, assis, à l’abri du soleil, sous une de ces hautes touffes à tiges tremblotantes.

Soudain, madame Mayeur, qui de temps à autre faisait le guet sur la route, s’écria : « Une caravane ! »

C’était la première. La troupe des chameaux, arrivant de Bou-Haroun sans doute, se dirigeait dans le même sens que nous, vers Bouïra.

Oui, mais auraient-ils, les Arabes, de quoi satisfaire notre faim et notre soif ? On verrait bien. La vue de la caravane toujours nous rendit l’espoir.

Ils avançaient, les chameaux, avec quelle majestueuse lenteur ! Leur vaste cou arrondi et tombant en avant, comme trop lourd, un mouvement rythmique de tout le corps, pareil au navire qui tangue. Tous chargés d’une foule de sacs, ustensiles de toute espèce, et quelques-uns de leurs maîtres. D’autres Arabes marchaient derrière le troupeau.

Mais, avec quelle désespérante lenteur ils avançaient ; ils ne semblaient pas pressés d’aller manger ou boire, ces animaux.

Ils arrivèrent. A la vue de nos machines, posées sur le rebord du chemin, les chameaux ne s’arrêtèrent pas ; ils tournèrent vers nous la tête, montrant leurs lèvres tombantes, dédaigneuses, puis faisant un léger, mais très léger écart, ils reprirent leur marche d’une solennelle, superbe et lente indifférence.

Madame Mayeur interrogea les Arabes sur ce qu’ils possédaient comme matières rafraîchissantes et nutritives. Ils avaient des figues, c’était tout.

Ils nous en donnèrent quelques-unes, très peu, quoique avec une amabilité parfaite ; puis, comme nous leur tendions des sous en échange, ils firent d’abord mine de refuser, puis, acceptant l’argent, ils trouvèrent d’autres figues à nous donner. Ils en découvraient autant que nous en pouvions désirer.

On les remercia et la caravane continua sa route. On ne devait pas tarder à la revoir.

Alors, nous, assoiffés et affamés, en possession du seul fruit peut-être capable d’étancher un peu notre soif en satisfaisant momentanément notre faim, nous voici, accroupis sur nos talons, ou couchés, en cercle sur l’accotement, autour du tas de figues, et grignotant.

Étrange repas, bien approprié aux milieux et providentiellement apporté par ces Arabes et leurs chameaux.

Suffisamment reconstitués, on se remit en marche. En quelques instants, on avait rejoint la lente caravane.

La côte venait de commencer, dure. Les interminables lacets apparaissaient, zébrant le flanc Nord de la montagne. C’était peu engageant, et comme notre frugale collation, tout en suffisant à nous reconstituer un peu, n’avait pu nous rendre des forces pour affronter en machine une pareille escalade, on suivit à pied la caravane, entamant un semblant de conversation avec nos bons Arabes.

Ainsi qu’il était à prévoir, ces braves, un peu en défiance au début, devinrent plus familiers. Ils étaient en admiration devant les bicyclettes, mais surtout devant la triplette. La bicyclette, ils semblaient la connaître déjà ; ils en avaient vu, c’était sûr et c’était peu surprenant, car la grande route nationale par nous suivie, bonne comme sol, devait assez fréquemment voir des cyclistes la parcourir ; mais la triplette les émerveillait.

On monta fort longtemps, suivant toujours cette caravane ; madame Mayeur, quoique douée d’une énergie peu commune, les côtes déjà gravies en étaient une preuve, commença à ressentir une certaine fatigue, ou peut-être fut-ce de sa part une simple fantaisie : toujours est-il qu’elle déclara avoir de la peine à supporter cette marche à pied et manifesta le désir de profiter des nouvelles montures mises à notre disposition par un hasard providentiel.

Elle fit part de son idée à un de nos nouveaux compagnons à burnous, qui n’y vit nulle difficulté.

Les Arabes se saisirent donc de sa personne et la hissèrent sur le dos d’un des chameaux, avançant en tête de colonne. Elle alla ainsi, la chevelure au vent, suivant sa coutume, et soumise à ce mouvement de tangage qui doit assurément être insupportable et va, paraît-il, jusqu’à donner parfois le mal de mer à ceux qui n’en ont point l’habitude, mais auquel nul ne peut se soustraire quand une fois on a pris place sur cet animal des déserts aussi bizarre que précieux.

Elle semblait, madame Mayeur, avec son teint bronzé, qui n’empêchait point l’incarnat d’apparaître à ses joues, une reine africaine marchant au combat. Renouvelant sa fantaisie de Ménerville, elle se mit à chanter une chanson à la mode dans nos cafés-concerts, à la grande joie des Arabes.

Ces pacifiques disciples de Mahomet pourtant ne se laissaient point distraire de leur admiration pour la triplette. Van Marke, malicieux malgré son calme, eut à la vue de madame Mayeur balancée sur le dos de son chameau une idée, assurément fort naturelle, et qui alla vite de la conception à l’exécution.

— Puisque madame Mayeur est sur le chameau, dit-il, si un Arabe prenait place sur la triplette ?

Cette idée mit en joie un des indigènes. MM. Mayeur et Perrin montant sur la machine, on essaya d’y installer l’Arabe, mais ce fut effroyable. La malheureuse triplette, soumise à des embardées d’autant plus épouvantables que la route était en pente raide, tombait tantôt à droite, tantôt à gauche.

Puis le burnous de l’Arabe se prenait dans la chaîne et les pignons, ce qui ne troublait nullement cet élève d’un nouveau genre. Jamais il n’avait été à pareille fête.

Il fallut y renoncer. Madame Mayeur, reposée de son côté par son séjour à dos de chameau, reprit sa place et on poursuivit sa route.

Après une nouvelle collation au couscous, faite dans une auberge moitié espagnole moitié arabe, car la faim dévorante, atroce, insoutenable nous avait ressaisis, on commença la descente de la montagne, pour arriver vers midi trente à Bouïra, où un hôtel européen des plus confortables put satisfaire aux plus robustes des appétits.

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