A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XXII
ARRÊTÉS DANS LES BROUSSES
Notre espoir fut grand lorsqu’au départ de Soukarras, on constata que la route se dirigeant vers la frontière de Tunisie, avait des bornes kilométriques. Numériquement, ces bornes partaient de Soukarras.
La route commença par une forte descente. Elle était surchargée de poussière et abîmée de cailloux. Des potagers nombreux à droite et à gauche. Puis des escarpements, car on était toujours dans la montagne, dont les chênes tapissaient les flancs.
La chaleur se fit sentir très vite et très violente, mais la route s’améliora dès que les approches de la ville furent dépassées. Elle était étroite, mais régulièrement tracée et bien entretenue. Elle allait en serpentins continuels par exemple ; courant au milieu des mamelons abrupts, aux alentours, le sol était de cette teinte vert fané ou grise, déjà remarquée du côté de Mansourah.
A un coude en demi-cercle, une maisonnette se montra. Déserte, complètement, cette maisonnette, mais du milieu du demi-cercle où elle se trouvait placée, des pistes arabes partaient en diverses directions. Ces pistes sont de larges tracés faits au milieu des champs par le seul passage des caravanes.
C’est la terre simplement battue, comme dans les sentiers, mais sur une largeur de plusieurs mètres, terre irrégulière, mal tassée, pleine de saillies ; parfois grasse et molle, suivant la nature du sol.
Pas d’hésitation pour nous, puisque la route ferrée continuait. Elle avait même toujours ses bornes kilométriques.
Des côtes longues et raides apparurent et du sommet de l’une d’elles, on vit Soukarras derrière nous, posé dans une corbeille de montagnes.
On croisa des cavaliers arabes.
— Était-ce bien la route du Kef ?
A notre question, ils faisaient une réponse mal assurée. Le Kef est la première ville tunisienne, la plus rapprochée de la frontière, et où nous avions fixé la fin de notre étape.
La chaleur était tout d’un coup devenue atroce, et jusqu’à présent nul village, nulle habitation. D’ailleurs, notre carte n’en indiquait pas.
Après une douzaine de kilomètres environ, au bas d’une forte descente, une maison blanche, d’un blanc sale, rectangulaire, se dressa sur le bord du chemin. On s’arrêta.
Dès que nous avons mis pied à terre, nous nous trouvons en présence d’une nichée d’Arabes accroupis sur leurs talons, en demi-cercle dans une pièce de devant dont la porte est restée ouverte. Ils ne font rien, suivant la coutume ; ils se laissent vivre ; l’un deux tient un sac de grenades devant lui.
A franchement parler, leur mine n’est point aussi engageante que celle de leurs frères déjà rencontrés sur le chemin. Pourtant, ils ne font rien qui puisse nous inquiéter.
Je demande un peu d’eau pour étancher notre soif ardente. L’un de ces Arabes prend alors une vaste écuelle et me la tend.
Je m’en saisis et me mets en devoir d’en absorber une partie du contenu.
Horrible ! horrible ! Un poison immonde. Un goût de charogne au goudron !
Mais les physionomies de ces naturels me paraissent décidément peu sympathiques.
Faisant un violent effort sur moi-même, je garde un visage impassible et je tends l’écuelle à Van Marke, dont les traits se modifient légèrement, mais qui absorbe, lui aussi, sans murmurer.
Je demande des grenades. On nous en présente, mais les yeux de cette bande s’allument à la vue de nos sous. Alors, je feins de marchander en laissant croire que nous n’avons que quelques malheureux sous. Mais ils nous font comprendre que c’est inutile, et il faut laisser les sous que nous avons dans la main, pour un nombre de grenades fort restreint ; ce qui nous était parfaitement égal, attendu que, comme la première fois, il nous eût été singulièrement difficile d’emporter sur nos machines une cargaison de ces fruits.
Enfin nous partons et nous nous communiquons aussitôt nos impressions sur le liquide nauséabond de cette bande de sauvages.
Mon bon belge déclara tout simplement : « Ce n’est pas de l’eau qu’ils nous ont servi, c’est du poison ! Oh ! cette eau ! » La route recommença à monter, et dès le début de la côte des chiens arrivèrent. D’où sortaient-ils ? Est-ce que nos sauvages les lançaient à notre poursuite ? C’étaient des chiens kabyles, genre chiens de berger, couverts de poils gris et rouges, longs et embroussaillés. Ils hululaient autour de nous. Un concert charivarique à faire perdre à jamais le sens de l’harmonie.
Ils se tenaient éloignés, ces chiens kabyles ; les bicyclettes, qu’ils voyaient certainement pour la première fois, semblaient les effrayer ; mais ils faisaient passer en notes de musique ce qu’ils ne pouvaient faire avec leurs dents, et on eût dit qu’un diable mis à leur poursuite les écorchait pour les faire hurler.
La route continuait ses vastes lacets, dont l’un apparut tellement accentué, que la route semblait presque complètement revenir sur elle-même. D’ailleurs les caravanes devaient souvent prendre le raccourci, car les deux extrémités de l’s, formée par la route, étaient reliées ensemble par une piste arabe. Van Marke annonça qu’il prenait le raccourci et s’engagea sur la piste, tandis que je continuais la route ferrée.
Le malheureux belge !
J’étais déjà arrivé à l’extrémité de ma route ferrée, quand je l’aperçus traînant sa jambe et poussant sa machine. Impossibilité complète de rouler sur ce sol, gras et collant, à cet endroit ; il essaya de passer dans l’herbe, mais les touffes le gênaient et l’embarrassaient davantage encore.
Il arriva, bien décidé à ne pas renouveler l’expérience.
Maintenant le sol de la route se modifiait complètement.
L’empierrement apparaissait, à découvert. Seulement, on nous l’avait dit à Soukarras, et nous eussions pu nous en douter, les troupes rencontrées la veille étaient venues par ce chemin et la cavalerie avait soulevé les cailloux dont les pointes se dressaient par milliers.
Nous étions ainsi soumis à une danse continue et assommante ; petits soubresauts énervants au possible.
Mais nous étions décidés l’un et l’autre à marcher de l’avant. Après tout, que nous importait ! Notre traversée de l’Algérie touchait à sa fin, et si nous avions désiré pousser jusqu’à Tunis, ce n’était que comme complément, nullement indispensable, de notre entreprise. Il est certain que les trépidations étaient à ce point violentes que les machines risquaient de nous laisser en panne. Mais, encore une fois, que nous importait !
Voici que bientôt un nouveau changement se produit. Les cailloux ont cessé. A leur place ce n’est plus que de la terre remuée et à moitié transformée en poussière. A droite et à gauche des tas de pierre, mais de la pierre brute, non cassée. Nous marchons toujours de l’avant.
En réalité, nous entrions dans un chantier ; la route était en formation. On juge de la difficulté de notre marche. Notre roue d’arrière chassait dans la poussière et nous tombions tantôt à droite, tantôt à gauche.
Ce qui nous surprenait, c’était l’absence totale d’ouvriers. On rencontra une brouette à moitié enfouie dans l’amas de terre.
— On n’y travaille plus à cette route, observa Van Marke.
— Peut-être, répliquai-je, les ouvriers suspendent-ils leur travail, durant le milieu de la journée, à cause de la chaleur.
Il était, en effet, près de onze heures du matin.
Mais le chantier se prolongeait.
Je marchais à quelques mètres en avant, quand mes roues chassant dans la poussière, je tombai juste près d’un tas de pierres énormes.
Je vis l’instant où mon front portant contre l’angle de l’une de ces pierres, j’allais me blesser grièvement, mais, par instinct, un de mes bras lâchant le guidon, se raidit, et je m’en tirai avec une simple écorchure à la main !
Tandis que fort penaud de mon aventure, je me redressais pour voir l’effet produit par ma chute sur mon compagnon, je l’aperçus les « quatre fers en l’air » et se relevant, lui aussi, péniblement.
La coïncidence rendait l’affaire particulièrement comique et nos rires provoquèrent de nouvelles chutes. Nous ne cessions de rouler dans la poussière.
On allait ainsi, absolument stupéfiés de cette absence totale d’ouvriers, car on apercevait de temps à autre des brouettes toujours noyées sous la terre remuée.
Soudain, tout s’expliqua. A un coude de cette route en formation, tandis qu’on roulait à coups de pédale renforcés, brusquement, une quinzaine d’ouvriers apparurent. Et au delà du groupe, plus rien !
A notre vue, l’un des ouvriers poussant une exclamation, tous se redressèrent et, s’appuyant du menton sur le manche de leur outil, plusieurs, le visage narquois, l’accent moqueur, nous dirent : « Eh mais… où allez-vous ? »
C’étaient des condamnés qui, sous la surveillance d’un gardien, faisaient la route. Le gardien, fort diverti pourtant par notre brusque arrivée, ne laissa pas à ses hommes le temps de renouveler leur question. Il fallait qu’ils se remissent à la besogne.
Nous touchions donc aux confins de l’Algérie. Nous étions, là, à quelques kilomètres à peine de la frontière tunisienne.
Au delà du groupe des travailleurs, rien ! ni sentier, ni piste arabe : les brousses !
Les brousses qu’ils défrichaient au fur et à mesure, ces condamnés, ployés sous un soleil sénégalien.
Nous espérâmes quelques instants pouvoir rouler dans cette campagne primitive, mais les roues ne tenaient pas dans ce sol embarrassé d’herbes sauvages, et d’ailleurs comment nous guider ?
En avançant à la suite d’un corps de troupe, l’expédition eût pu s’accomplir ; il est toujours loisible, quand on a le temps, de marcher à pied en poussant sa machine. Mais dans notre cas ! Notre temps était limité, et puis quel guide prendre ?
Il fallut se décider à revenir sur ses pas. Ce ne fut pas sans voir se renouveler les chutes dans la terre mouvante. Effroyables cahots que nous supportions maintenant, avec d’autant plus de vaillance que pour nos montures nous ne risquions presque plus rien. Notre but principal était atteint.
On rentra à Soukarras à une heure de l’après-midi. Et c’est alors que j’expédiai aux amis de Paris un télégramme ainsi conçu :
« La traversée de l’Algérie est terminée. Nous arrêtons ici notre expédition à bicyclette, faute de route pour pénétrer en Tunisie. »