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A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette

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XVI
LES PORTES DE FER

L’hôtel de Maillot n’avait pas de lits en nombre suffisant pour nous ; on dut se séparer. Madame Mayeur suivit son mari dans un tout petit hôtel voisin. Van Marke, Perrin et moi fûmes colloqués dans une chambre à deux lits. Je les offris, ces deux lits, à mes deux compagnons et conservai un matelas, étendu à terre, comme aux Salines.

La nuit, moins mauvaise que dans ce damné village, fut médiocre cependant. Les chiens et les moustiques nous assommèrent à l’envi.

Pour les époux Mayeur, ce fut mieux. Il paraît que, durant la nuit entière, ils furent troublés par un bruit des plus singuliers : on grattait, grattait dans le mur de leur chambre, réduit atroce, situé au rez-de-chaussée. Au réveil, désagréable surprise : un trou, aux trois quarts achevé, avait été pratiqué dans la muraille donnant à l’extérieur. Ils en furent quittes pour une crainte rétrospective.

On partit dès l’aurore. La nuit avait été lourde et étouffante. Mais les nuées sombres de la veille, surplombant le Djurdjura, avaient dû crever dans la montagne, car l’air s’était quelque peu rafraîchi.

On dégringola les deux ou trois kilomètres nous séparant de la route nationale abandonnée la veille ; au croisement des deux voies, passait la ligne de démarcation des deux provinces d’Alger et de Constantine.

Nous entrions donc maintenant dans la troisième division territoriale de l’Algérie.

Quelques minutes après nous être embarqués à nouveau sur la grande route, Beni-Mansour nous apparut. Bonne idée de n’avoir pas poursuivi notre chemin. Beni-Mansour, sur une hauteur, à notre droite, n’était qu’un rassemblement irrégulier et misérable de quelques gourbis, comme nous l’avait annoncé l’Arabe.

De nouveau, je l’ai dit, nous accomplissions au départ de Maillot le mouvement exécuté déjà à Ménerville, on laissait la direction de l’est pour replonger droit vers le sud. Circonstance assez curieuse : la même particularité géographique des lieux se reproduisait. De même qu’après Ménerville on avait passé les gorges de Palestro, ici, après Maillot, on allait franchir les Portes de Fer.

C’était une gorge plus rétrécie encore, mais extrêmement courte, d’où son nom de Portes, très bien choisi d’ailleurs, comme on va le voir.

A ce propos, voici quelques lignes extraites d’un récit de la conquête de l’Algérie.

« Après la prise de Constantine, le général Valée fut nommé maréchal et gouverneur de l’Algérie. Pour ôter aux Arabes toute idée de soulèvement, il fit, en compagnie du duc d’Orléans, la célèbre promenade de 1839, à travers des plaines inconnues et des défilés étroits, redoutables, par où n’avaient jamais passé les Romains. L’armée franchit les Portes de Fer, gorge dangereuse, entre les provinces d’Alger et de Constantine, et revint à Alger par le Hamzad. »

On avait longé des massifs montagneux, depuis une heure à peine, quand M. Mayeur nous dit : « Nous voici aux Portes de Fer. »

Devant nous, brusquement, la route tournait, se dirigeant en plein sur le mont qui courait à notre gauche. Quand on eut passé ce tournant, on vit quoi ? Une ouverture ? Non, car nous avions devant les yeux deux pans de montagne disposés comme deux décors, l’un avançant sur l’autre et dissimulant le passage aux regards comme sur une scène se trouvent dissimulées les sorties aux yeux du spectateur.

Nulle ouverture donc ne se montra et nous avancions vers la montagne quand, de nouveau, M. Mayeur nous dit : « Regardez donc, là-haut, le capucin qui va nous ouvrir les Portes de Fer.

— Comment, comment, dis-je, on va nous ouvrir les portes ? Elles sont donc fermées ? Ah ! ça, quel genre de portes est-ce donc là ? Serait-ce, comme au cours de mon voyage à Milan, la porte du tunnel qui nous fut ouverte au sommet du col de Tende ?

M. Mayeur, souriant, répondit :

— Regardez le rocher.

En effet, très haut, tout contre le mamelon, qui maintenant était à cent mètres à peine devant nous, se dressait un rocher célèbre. Découpé, en ombre chinoise, sur le ciel bleu, il représentait un capucin, un genou en terre, la tête inclinée et la main en avant dans la position même d’une personne qui, armée d’une clef, serait en train de chercher à ouvrir une porte. Le tout, de taille colossale. Il se détachait nettement : il semblait une gigantesque sculpture naturelle, placée là à l’entrée de la gorge.

A peine ce rocher passé, voici l’ouverture. C’est nous qui, cette fois, sommes au fond de l’abîme. Une muraille à pic, gris de fer, que nous longeons par un chemin semé de têtes de cailloux, sur lesquelles nos bicyclettes sautent comme des pies voleuses. Au bruit fait par nous, les corbeaux s’envolent : un vol strident qui augmente la tristesse morne de ces lieux déserts.

L’ouverture est très courte, d’ailleurs, et bientôt franchie.

Maintenant, la campagne prend un aspect d’une stérilité désolante ; terrain sans forte côte, perpétuellement mamelonné, de couleur grisâtre, vert fané ou rocaille. De gros oiseaux, que nos personnes effraient, fuient à notre passage. Je n’en puis malheureusement connaître l’espèce. Mes compagnons, pas davantage.

La matinée s’écoule ainsi, mais, comme toujours, la marche devient, entre dix et onze heures, très difficile. La monotonie de ces mamelons aux teintes uniformes, la dureté du sol, l’absence de villages, nous énervent. La triplette marche en avant, deux fois je suis contraint de m’arrêter.

Voici que des Arabes nous vendent des grenades. A la vue de nos sous, ceux-là ne veulent plus nous laisser partir. Ils tiennent à nous les colloquer, toutes, leurs grenades. Mais où les mettre ? Impossible. Il faut leur en refuser. Alors, ils nous entourent, ils nous tourmentent, ils s’acharnent.

A la fin, pour nous débarrasser de ces mouches d’un nouveau genre, nous sautons sur nos machines, mais ces forcenés nous poursuivent. Même, un jeune Arabe de seize ans environ, très dégourdi, arrive à saisir ma machine par l’arrière, oh ! mais cela sans nulle mauvaise intention, c’était facile à deviner. Ils s’amusaient, ils riaient, heureux de l’aventure. Avoir si bien vendu leurs grenades !

Alors, je dus, pour faire fuir mon vendeur enragé, pousser un cri en le regardant comme on fait à un enfant pour l’effrayer ; il lâcha prise et d’un fort coup de pédale je m’éloignai de lui, me collant, ainsi que Van Marke, à la triplette qui nous emmena rapidement hors de portée. Ouf ! quelles harpies !

Mais la marche redevint presque aussitôt impossible. On devait déjeuner à Mansourah, un village. Voici qu’un coup de sirocco nous barre le chemin.

Avant Mansourah, notre route accomplit le mouvement fait après les gorges de Palestro, à Bouïra ; par un vaste demi-cercle, elle reprend définitivement, cette fois, sa direction de l’est, abandonnée, on s’en souvient, depuis Maillot.

C’est une lutte de chaque seconde contre ce souffle impétueux, qui nous gênait déjà, sur notre flanc gauche, qui nous assomme maintenant presque de face.

Mais par un hasard inouï, bien rare dans la vie d’un cycliste voyageur, un phénomène devait, sans tarder, se produire, qui allait avoir les conséquences les plus inespérées.

On nous avait dit, et je l’ai même rapporté, je crois, qu’une des particularités les plus originales du climat algérien, c’était des sautes de vent continuelles, à tel point que, durant une promenade de quelques heures, dans la même direction, on pouvait avoir deux ou trois fois le vent tantôt de face, tantôt de flanc, tantôt à l’arrière. Nous n’avions pas encore constaté le phénomène d’une manière extrêmement caractéristique, mais nous devions en avoir un exemple, destiné à nous convaincre catégoriquement sur ce chapitre.

A notre arrivée à Mansourah, le sirocco était si violent qu’on avait dû faire le dernier kilomètre à pied. Je m’étais même refusé à suivre la triplette, outil merveilleux pour lutter contre la tempête.

Eussions-nous pu nous douter du changement dont nous allions être les témoins ?

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