A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XX
UNE FANTASIA INATTENDUE
Le samedi matin, 5 octobre, on se préparait à quitter Constantine, pour marcher vers Bône. Nos aimables triplettistes d’Alger avaient terminé leur voyage. Suivant leur projet, ils s’arrêtaient à Constantine, pour rentrer chez eux par la voie ferrée. Nous allions donc nous retrouver seuls, mon jeune Belge et moi, pour la dernière partie, et non la moins aventureuse de notre expédition.
Si, durant les deux journées précédentes, on n’avait fait que fort peu de chemin, cette fois il n’en serait pas de même. En passant par Bône nous faisions un crochet formidable, mais par bonheur, tous deux très dispos, devions franchir dans cette même journée du 5 octobre les cent soixante-dix kilomètres séparant les deux villes. Et pourtant, comme nous quittions de nouveau l’intérieur pour marcher à la côte, c’était encore une fois la chaîne qu’il fallait franchir. Mais, entre Constantine et Bône, elle était peu élevée, ne dépassant pas neuf cents mètres d’altitude.
Les amis qui nous firent escorte au départ et parmi lesquels notre jeune Coquelle et M. Molière, le président du club, nous abandonnèrent au village des Deux-Ponts, à une quinzaine de kilomètres. Bientôt après, nous commencions l’ascension du Djebel-Toumief, dont le passage allait, comme celui du Petit-Atlas, près de Milianah, nous porter dans les régions du littoral.
De nombreux rapports existaient, du reste, entre ces deux massifs montagneux. La végétation se montrait ici comme là-bas, mais moins vivace, toutefois. Les sources, moins multipliées, en étaient la cause.
L’été de 1895 avait été fort retardé, on l’a observé déjà, et ce commencement d’automne donnait une chaleur estivale. Bien que dans la montagne, on rôtissait.
Ainsi que dans cette côte de Milianah où, tout en jouissant de si beaux spectacles, nous avions enduré une chaleur affreuse, nous gravissions le Djebel-Toumief, le visage pourpre et ruisselant. Nous montions à bicyclette, la pente nous le permettait, d’autant mieux que le vent ne nous gênait pas.
On pédalait l’un derrière l’autre, Van Marke à une dizaine de mètres à peine devant moi.
Il était de fâcheuse humeur, mon compagnon. La chaleur l’accablait. Mais loin de se livrer à un emportement contraire à sa nature (seule la fosse aux lions, à Carthage, je l’ai dit, devait le dérider), il venait simplement me faire entendre de temps à autre une plainte formulée sur un ton rentré et qu’il adressait toujours très soigneusement à la partie de son maillot la plus rapprochée de son menton.
— Oh ! non, disait-il en sourdine, il fait trop chaud !
La plupart du temps, cette manière d’articuler un son m’empêchait de rien entendre et, quand je le faisais répéter, lui, renvoyait la même phrase à son maillot, sur le même ton.
— Oh ! non, il fait trop chaud !
— Que veux-tu que j’y fasse ? disais-je. Il faut pourtant bien arriver au bout. Et puis, en Afrique, tu ne veux pas que nous ayons le soleil du pôle, je pense.
Quand ainsi mon Belge m’avait fait part de sa « confidence », il reprenait sa position à une dizaine de mètres devant moi.
On gravissait donc la côte, placidement, quand on aperçut en avant, sur la route, un groupe de trois personnages arrêtés sur le rebord du chemin. C’étaient deux ouvriers indigènes, chargés d’un travail de cantonnier, et un jeune Arabe à cheval. Ces ouvriers avaient interrompu leur besogne et causaient avec le cavalier.
A notre vue, le jeune Arabe, après nous avoir considérés un instant avec un air vivement surpris et comme intrigué, quitta brusquement ses interlocuteurs et nous suivit.
Il semblait avoir une quinzaine d’années. Le visage arrondi, le teint mat, les yeux noirs, les traits pourtant sans aucune finesse. Un front plissé, dénotant de l’énergie, et son regard clair, intelligent, lui donnaient une expression de physionomie extrêmement vive. Il était de bonne mine d’ailleurs dans son burnous très propre. C’était sans doute le fils de quelque chef, ou d’une famille fortunée. Sa monture était un jeune cheval arabe, blanc, souple et nerveux.
Le cavalier parut s’étonner de notre marche pénible. Il nous toisait d’un air de pitié. Alors il nous laissa marcher quelque peu en avant, puis s’élançant avec son cheval, il partit au triple galop derrière nous et nous passa, comme un éclair.
Ensuite il revint, marcha un instant près de Van Marke, côte à côte. Mais le Belge gardait sa mauvaise humeur et, voyant les airs de mépris du jeune Arabe, il l’invectiva froidement et brièvement ; alors le cavalier, le dévisageant, lui dit en français, avec l’accent le plus pur : « Qu’est-ce que c’est ? »
Puis, comme piqué au vif par l’invective de Van Marke, il recommença son manège, mais en se livrant cette fois à des sauts brusques.
Il fit bondir son cheval autour de nous, le fit ruer, se cabrer ; il s’élançait au galop en avant, revenait en arrière, jetait en l’air une matraque qu’il tenait de la main droite et la rattrapait avec une prodigieuse adresse. Son élégante et nerveuse bête pirouettait parfois sur ses jambes d’arrière. La solidité et la tenue de ce jeune indigène arrachèrent une réflexion de froide admiration à son « adversaire » Van Marke.
— En voilà un, dit le Liégeois, qui sait se tenir à cheval.
Après un exercice forcené, l’Arabe laissa celui qui l’avait si mal accueilli et vint marcher près de moi, côte à côte, comme il avait fait la première fois avec mon compagnon.
Oh ! j’avais l’air moins gaillard que ce jeune, mais brillant cavalier, courbé que j’étais sur ma machine, pour gravir la montée.
Je lui adressai des compliments :
— C’est bien, mon garçon, très bien, lui dis-je en souriant, et accompagnant mon sourire d’un geste qui lui indiquait combien j’avais été agréablement distrait par son exercice, ce qui était d’ailleurs l’expression de la plus scrupuleuse vérité.
Lui, entendant mes compliments, se contenta de sourire d’un air très satisfait.
Alors, comme il marchait toujours près de moi, je lui dis encore :
— Joli, ton cheval !
A ces seuls mots, brusquement la physionomie du jeune cavalier s’éclaira et, s’épanouissant dans un sourire de béatitude, il me répondit textuellement, toujours avec un parfait accent et en scandant chacune de ses syllabes :
— Il est à moi.
Et lançant son cheval à nouveau, il disparut.
On arrivait au sommet de la côte. La végétation continuait à être assez épaisse, autour de nous, mais peu élevée. Comme on allait s’élancer en avant à notre tour, Van Marke me dit :
— Regarde donc, un chacal !
A quelques mètres de la route, en avant de nous, il avait montré son nez, mais faisant volte-face aussitôt, il avait disparu, le chacal. Je n’eus le temps que de le voir s’éclipser.
Nous étions à ce moment sur la route de Philippeville. A Saint-Charles, on quittait cette route pour marcher droit vers l’Est, direction de Bône. On déjeuna à Jemmapes, le village fameux par les visites fréquentes que les lions lui rendaient autrefois.
Le vent nous gêna ici et la marche se ralentit. La campagne pourtant était belle encore. Elle se dénuda, bientôt, puis s’embellit à nouveau, à mesure que nous approchions du lac Fezzara.
Un cantonnier, dans la maisonnette de qui on entra pour lui demander de l’eau, nous effraya : « Vous allez à Bône ? dit-il ; vous y arriverez de nuit. Prenez garde, les bois sont dangereux. »
On eût dit un sorcier. Il semblait fou d’ailleurs, cet homme. Il se servait d’un langage et d’un ton de prophète et avait quelque chose d’égaré dans la physionomie.
Renseignements pris plus tard, il paraît que des agressions nombreuses avaient été signalées dans les bois de chênes-lièges qui couvraient la région du lac Fezzara.
On y arrivait avec la nuit. A Aïn-Mokra, dernier centre avant Bône, on demanda des explications. Les personnes interrogées nous rassurèrent.
On roula dans la nuit bleue. On rencontra un douar, environné d’Arabes. Puis, un peu avant sept heures, à dix kilomètres de Bône, on croisa les membres du Véloce-Club, venus au nombre d’une vingtaine à notre rencontre. A sept heures et demie, nous étions réunis près de quarante au siège du Club.
C’est là que, convaincus de toucher enfin à la frontière tunisienne, nous dûmes entendre cette lamentable réponse : « Il n’y a pas de route praticable par la Calle, il faut que vous retourniez dans le Sud. Il faut que vous alliez passer par Soukarras ! »
Quel désastre !