A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XXIV
UN SUJET DU ROI LÉOPOLD DANS LA FOSSE
AUX LIONS
Vu l’intensité de la chaleur, M. Vincent, le professeur du lycée qui devait être notre guide à travers Carthage, conseilla d’accomplir une partie du trajet en chemin de fer. On prendrait le petit chemin de fer de la Goulette. Au départ, craignant pour nos bicyclettes, on s’installa paternellement avec elles dans le fourgon aux marchandises. Petites stations rapprochées comme dans la banlieue parisienne. On descendit à la Goulette, puis, enfourchant les machines, on roula vers Carthage.
Une route fort belle, mais bordée d’arbres rabougris, y conduisait. A l’extrémité de la route, un mamelon, sur lequel s’élevait, reine solitaire, la cathédrale édifiée par celui dont le nom est béni dans l’Algérie tout entière, l’apôtre du Moghreb, Mgr Lavigerie ; basilique autour de laquelle il espéra voir renaître Carthage, une Carthage catholique et française, et où il voulut dormir son dernier sommeil.
Rêve de géant, voir renaître Carthage ! Hélas ! elle dominait seule ce désert, la grande basilique, car, autour de nous, à première vue, un horizon morne et vide, une côte abandonnée où le flot calme et bleu venait s’éteindre doucement.
Personne à l’intérieur de la cathédrale, décorée de peintures vives, au goût de l’Orient ; à la sortie seulement, on croisa trois visiteurs, qui n’avaient point l’aspect anglais, circonstance à noter en passant.
Notre guide nous avertit qu’on allait rendre visite aux Pères Blancs, avant de parcourir les ruines. Leur couvent était attenant à l’édifice. Leur directeur, qui avait, avec l’assentiment du gouvernement français, entrepris les fouilles, n’était pas chez lui, mais un des Pères nous reçut à sa place avec l’affabilité dont ils sont coutumiers, ces hommes qui ont leurs principes d’amour du prochain gravés beaucoup plus profondément dans leurs cœurs que sur les murailles de leurs demeures.
Les plus récentes découvertes en fait d’objets aisément transportables passèrent devant nos yeux : squelettes datant quelques-uns de l’époque antérieure aux Puniques, sculptures, bas-reliefs, vieilles poteries surtout, mais beaucoup datant de l’époque chrétienne ; petites lampes plates, affectant vaguement la forme de théière, d’un usage universel, sans doute, car on en découvrait des quantités prodigieuses ; petites outres aussi, fort exiguës, sans pied, sorte de cornues à goulot droit ; on en mettait à nu des montagnes.
A la fin de notre visite, le Père Blanc nous dit qu’on avait travaillé aux fouilles avec la plus grande activité et qu’on faisait toujours des découvertes nouvelles dans ce sol où fut Carthage ; mais, travaillant avec leurs seules ressources, ils étaient de temps à autre forcés d’interrompre. C’est égal, on arriverait à remettre au jour cette ville fameuse.
On quitta notre hôte aimable et, du sommet du mamelon, on embrassa de nouveau cet horizon désert ; car les fouilles étaient en galeries souterraines et rien aux regards n’apparaissait, si ce n’est les citernes, près de la mer, maintenant restaurées.
Et c’est là, sur cet emplacement, tapissé d’herbes folles, qu’un sépulcral silence écrase, c’est là que s’élevait cette cité immense, centre d’un monde qui faillit vaincre Rome et dominer l’Univers ; c’est ici, à cet endroit rocailleux où maintenant roulaient nos bicyclettes, que se dressaient les monuments rappelés avec tant d’art par l’auteur de « Salammbô », les temples à colonnes torses, « avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, » des cônes en pierres sèches à bande d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Et, longeant le palais, courant dans les ruelles, inondant les places dans une cohue de vie civilisée, la foule des Carthaginois.
Maintenant, rien, fini, le silence morne, le néant, rien, dis-je, que le bruit de nos aciers sonnant en tombant dans les cailloux ; car, par une fureur d’activité dans cette immobilité de caveau funéraire, on voulait rouler à tout prix sur ce terrain bouleversé par endroits.
On arriva aux fouilles les plus récentes. Cette fois on dut poser les machines. C’étaient de longues galeries, les unes à découvert, les autres voûtées et entrant profondément sous la terre. A chaque pas, c’étaient des ossements, ossements humains, tibias, os du crâne, mâchoires, puis des débris de poteries, des marbres aussi.
Quelles sensations suraiguës, quel frisson pour l’homme pénétré des souvenirs classiques, éveillait cette promenade dans le sol de Carthage ! Je ne pouvais mettre un terme à mes réflexions :
— « Ici peut-être, dis-je à mon compagnon, Hamilcar ou Annibal ont passé. C’est tout près de l’endroit où nous sommes, en tout cas, que ce prodigieux génie guerrier apporta le boisseau des anneaux d’or pris aux chevaliers romains ; ici qu’il habita, ici qu’il vécut. C’est ici peut-être que Régulus, fidèle à la parole jurée, vint se livrer à ses bourreaux. A cet endroit peut-être Marius vint rêver sur la ruine effroyable de cette grandiose cité. »
Chacun de nos pas dans les galeries souterraines m’arrachait une réflexion rappelant l’histoire de Carthage, histoire connue de moi d’autant mieux que toujours, durant le cours de mes études autrefois, je me passionnais pour la cause des Carthaginois contre la Rome envahissante.
Depuis que nous avions commencé notre exploration, un sérieux changement s’était manifesté dans les manières de mon compagnon Van Marke.
Sa placidité, durant notre voyage, ne s’était pas démentie. Il semblait n’avoir jamais eu l’idée qu’on pût être pressé. Il se laissait vivre. Agir avec une lenteur sereine, être le dernier partout, parler le moins possible, telle était sa constante habitude, on l’a vu d’ailleurs. Et ce qui dominait surtout chez lui, c’était même dans ses mouvements un phlegme qui semblait tenir d’une invincible langueur.
Or voici que depuis quelques instants il avait bien conservé sa sobriété de parole, mais un vrai changement, ai-je dit, s’était produit dans ses dispositions.
Est-ce que les souvenirs classiques l’avaient secoué, lui aussi, à la vue de ce sol pénétré de débris rappelant tant de formidables événements ?
Est-ce que mes exclamations constantes produisaient sur lui leur effet ? Toujours est-il qu’il semblait en proie à une fébrilité que je ne lui avais jamais vue et dont je ne le supposais pas susceptible.
Il s’enfouissait dans les galeries les plus obscures, dans des trous comme une taupe, s’agitait, se trémoussait et rapportait toujours quelque morceau de pierre, ossement, débris de poterie, qu’il faisait immédiatement disparaître au plus profond de ses poches qui s’enflaient à vue d’œil.
De temps à autre, il criait seulement : « Carthage ! Carthage ! Ici Carthage. »
Les parois des galeries étant rendues friables par suite de la grande sécheresse et de la chaleur, j’allai jusqu’à craindre qu’il ne demeurât enfoui dans un de ces souterrains, écrasé par un brusque éboulement.
— Te vois-tu, lui dis-je, bloqué tout à coup sous un amas de décombres, comme un simple Carthaginois !
On dut quitter la place afin de poursuivre notre exploration. Laissant à notre droite, près de la mer, les citernes restaurées, on se dirigea vers le temple de Sainte-Monique.
Des blocs disséminés sur la surface que le temple occupait : des fûts de colonnes, des chapiteaux, morceaux de marbre blanc avec des bouts de sculpture ; débris de frise, architraves, blocs énormes parfois, que Van Marke, dont l’agitation augmentait, essayait d’ébranler.
— Comment n’emporte-t-on pas ces marbres, demandai-je à notre guide ? Nul gardien ici. Ce serait facile, assurément.
— Personne n’y songe, répondit-il.
D’ailleurs, ces marbres n’ont qu’une valeur des plus relatives, et puis les enlever serait un travail qui n’échapperait pas aux Pères chargés des fouilles.
Van Marke, lui, criait maintenant :
« Sainte-Monique ! Sainte-Monique ! » Et comme le soir arrivait, il fallut partir.
Mais on ne pouvait arracher le Belge à son effarement. Il courait à travers les blocs de marbre bourrant ses poches de débris, nous priant d’en emporter ; on les lui remettrait, le soir, à Tunis. On s’éloigna pour le forcer à nous suivre ; lui, s’était saisi d’une pierre et frappait à coups redoublés sur un bloc énorme dont il voulait détacher un morceau de sculpture. On entendit les coups de loin, et ses cris de : « Sainte-Monique ! »
Il accourut, ne voulant pas sans doute que la nuit le surprît, seul, en cet endroit désert.
Nous avions tracé un vaste demi-cercle autour de la cathédrale, vers laquelle nous revenions maintenant, roulant à nouveau dans les cailloux.
Notre guide nous dit : « Nous allons passer vers le village des citernes. »
C’étaient des citernes où, nouveaux troglodytes, des Arabes avaient élu domicile.
— Prenez garde avec les machines, allez avec précaution, dit notre guide ; vous pourriez tomber dans les trous.
Ils vivaient là-dedans, ces malheureux Arabes. Des têtes passaient, comme on nous représente des têtes de phoques émergeant des glaces. Quelques-uns erraient sur le sol troué d’excavations, sales, repoussants, des figures de sauvages.
Et voilà pourtant la marche du progrès. Sous cette terre dorment les restes millénaires d’un monde où s’étalait, dans l’orgueil d’une capitale, tout un luxe babylonien que nulle ville peut-être n’a surpassé depuis ; et maintenant, après des siècles et des siècles, à la porte même de l’Europe, vivent là des bandes de sauvages.
Voilà tout le fonds de grandeur de l’Islam. Ceux qui veulent faire reculer le Christ font reculer l’humanité.
La nuit arrivait. Les lueurs automnales rougissaient la vaste basilique, dont la taille dominait tout et qui semblait dire : « Si la mosquée d’Omar s’est bâtie à Jérusalem, annonçant le recul des armées du Christ et de toute civilisation, je me suis élevée, moi, sur cet ancien pôle du monde, et c’est ainsi que peu à peu, monuments évangéliques, nous reviendrons, après la conquête de l’Univers, vers notre berceau, notre premier Éden. La voix de Jésus a pu s’affaiblir dans la ville de Juda ; c’est parce qu’emportés sur les ailes de l’espace et du temps, ses échos sont allés retentir à travers les générations nouvelles. Mais quand ses échos auront frappé tous les cœurs des hommes, la voix, reprenant sa force et son autorité primitives, retentira de nouveau dans la Jérusalem, délivrée, et ce sera la fin. »
Maintenant le soleil se noyait dans les vapeurs roses des montagnes et l’ombre peu à peu commença à monter de la terre.
Notre guide nous dit : « Nous avons encore du temps devant nous, continuons notre marche. » On arriva près de la nécropole. Elle date de l’époque chrétienne.
Les tombes étaient extrêmement nombreuses et rapprochées. Des herbes sauvages grimpaient, embrassant les stèles, les pierres tumulaires, passant à travers les blocs à jour. Tandis que je m’étais assis sur un tombeau pour me reposer quelque peu, Van Marke se heurtait contre les monolithes dans son affolement de trouver un souvenir à emporter. Mais ce n’étaient que des morceaux massifs et lourds. Il chantait maintenant en répétant : « L’Algérie ! La Tunisie ! Carthage ! Je veux emporter Carthage ! »
La nuit était venue ; une nuit claire, transparente et bleue.
Notre guide nous annonça : « Allons voir l’amphithéâtre découvert récemment, les arènes où des chrétiens furent livrés aux bêtes. »
Nous voici dégageant nos machines des pierres tumulaires et du terrain herbeux, et nous dirigeant du côté de l’amphithéâtre.
La nuit était claire, mais le sol baignait dans une ombre assez épaisse.
Le chemin conduisant à la cathédrale fut franchi et on monta dans le champ voisin dont le terrain était mamelonné.
Soudain, une lueur pâle, comme celle d’un feu follet, perça l’obscurité. Cette lueur grandit assez rapidement. Elle s’élargit, sans toutefois augmenter d’intensité ; puis au même instant, enveloppant la lueur, un cirque peu étendu formant trou noir.
— Voici l’amphithéâtre, dit M. Vincent. Cette lueur vient d’une petite chapelle que les catholiques ont édifiée en mémoire des chrétiens martyrisés.
Une galerie, à ciel ouvert, creusée dans la terre, conduisait à la chapelle. On abandonna nos machines, puis on avança vers l’amphithéâtre. Il ne présentait rien de bien curieux. C’était un cirque, je l’ai dit, dont le dessin était indiqué par une maçonnerie. Seuls les souvenirs poignants envahissaient l’âme à ce spectacle. Quelle ruine, quel abandon ! quel silence de sépulcre !
On avança dans la galerie, et on arriva devant la chapelle ; elle était grillée et la lueur brillait à travers le grillage.
Durant cette exploration autour de l’excavation béante, mon jeune Belge avait manifesté une fébrilité de plus en plus folle.
Notre aimable guide, avait eu l’idée d’emporter sur sa machine une sacoche qui d’ailleurs le quittait rarement. Il avait naturellement mis cette sacoche à la disposition du bon Liégeois, ainsi égaré en terre carthaginoise, et ce sujet de l’excellent roi Léopold II en avait usé dans la plus large mesure. Nos poches aussi avaient été mises à contribution.
Malgré cette triple charge, Van Marke continuait à courir de tous côtés, ramassant partout des pierres qu’il nous priait de lui porter.
En ce moment nous nous trouvions en présence de la chapelle, quand M. Vincent nous dit, en nous montrant l’ouverture d’une nouvelle galerie sur notre gauche : « Voici la fosse aux lions ; c’est par cette galerie qu’ils se rendaient aux arènes. »
Elle était voûtée, celle-ci. On ne pouvait y avancer encore profondément.
A peine notre guide eut-il parlé, que Van Marke ne se connut plus. Quelle folie l’avait saisi ? Il sembla en cet instant se racheter d’un seul coup de sa placidité naturelle, comme ces malades qui jeûnent durant un temps très long et qui, en cachette, hors de tout œil humain, rattrapent le temps perdu.
Il se jeta « à quatre pattes », pénétra dans la galerie, et, imitant le rugissement du lion, se jeta à longer la grille de la chapelle, dans un va et vient continu, à l’instar du fauve dans sa cage. Puis, se livrant à une agitation fantastique, il ramassa tout ce qui lui tombait sous la main, des morceaux de marbre, des cailloux, de le terre même, en criant : « Carthage, Carthage, les lions, les arènes, emportons tout. » Cette fois sa langue s’était complètement déliée, il parlait, parlait, rappelant maintenant tous les détails de ce que nous avions vu au cours de ce voyage à travers l’Algérie qui finissait d’une si éblouissante manière dans l’exploration des ruines de Carthage.
Mais il fallait partir. La fébrilité de Van Marke allait s’accorder une fois de plus avec sa nature. Ne voulant pas quitter encore la fosse, il était en retard. Il fallut multiplier les appels.
Une dernière sensation nous était réservée. L’heure du train approchait et l’on arriva à la petite station, dont nous étions d’ailleurs à une faible distance.
Une station exiguë, toute petiote, touchant à la voie ferrée : maisonnette d’enfant. Pas de voyageurs, nous seulement.
Et sur cette station, pauvre petite construction toute moderne, entourée d’arbustes verts, dans le silence du soir, flamboyait ce mot : Carthage.
Quel effroyable cataclysme d’histoire ! Quel bouleversement d’humanité !
Un billet de bagages pour nos machines me rappela aux réalités du moment. Peu d’instants après on était à Tunis.
Le lendemain, c’était le mercredi 16 octobre, il fallut prendre la mer. Disant adieu à la terre d’Afrique qui nous avait procuré de si enivrantes sensations, on s’embarquait à bord du transatlantique Ville de Madrid pour retourner en Europe et rentrer à Paris.
FIN