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A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette

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XV
UNE DANSE DU VENTRE

A Ménerville, la route venant d’Alger avait fait un coude, piquant dans le Sud ; à Palestro, elle allait vers le Sud-Est ; à Bouïra où nous venions de nous restaurer au milieu du confort occidental et moderne, elle reprenait la direction de l’Est, suivant exactement le pied de la chaîne du Djurdjura.

Le vent soufflant toujours du Sud-Ouest, nous pousserait maintenant, si toutefois il ne se livrait pas à ses sautes fantaisistes et coutumières, qui exaspèrent si fort les touristes d’Algérie. Mais non, il soufflait du Sud-Ouest, nettement et très fort même. On allait en éprouver les effets bienfaisants. On roula à grande vitesse.

Comme la route se développait parallèlement à la montagne, les pentes étaient peu accentuées, circonstance favorable. Le spectacle de la haute chaîne à notre gauche était magnifique.

Une suite de masses géantes, s’escaladant les unes les autres, tantôt illuminées de teintes d’or, tantôt se détachant sombres sur le ciel clair, suivant leur position vis-à-vis du soleil. Leurs crêtes, ombres fantastiques, échancraient le firmament bleu.

Plus haut que tous les sommets, colosse noir couvert de forêts épaisses, où les rayons du soleil semblaient s’éteindre, se dressait le Djurdjura. Il surplombait la chaîne et les pics environnants. Sa gigantesque stature dominait et semblait rabaisser les hautes masses, écrasées, d’alentour.

Nous ne devions pas voir de pluie durant notre expédition. Pourtant, ici, on eut une menace d’orage ; il n’éclata pas sur nos têtes : il augmenta seulement la beauté du spectacle.

Le vent du Sud-Ouest avait amené des nuées épaisses, cotonneuses, dont une partie s’aggloméra à notre droite, sur les mamelons lointains et bas ; l’autre partie alla heurter le front des hautes montagnes à notre gauche.

Les nuées, arrêtées, s’entassèrent, et, toutes blanches, d’un blanc de neige soyeuse en leur milieu, elles devenaient d’un gris sombre à la base. Juste au-dessus de nos têtes le ciel bleu, d’un bleu foncé, où brillait le soleil éclairant les deux amas nuageux.

Celui de droite creva le premier ; ce fut dans le lointain une traînée grisâtre qui alla se développant sur l’horizon ; puis elle fit place à des blocs de nuées blanches et roses que le vent dispersa.

A gauche, la nuée, de grise à la base, devenait maintenant d’un noir de charbon ; les rayons du soleil projetés dans la masse lui donnaient des teintes cuivrées par endroits.

On craignit d’être arrosés, à fortes douches. Il n’en fut rien.

La base sombre, aux reflets rougeâtres, de l’amas nuageux commença à s’unifier contre la montagne, comme si celle-ci l’absorbait ; voile gris et de teinte uniforme qui est l’aspect offert par la pluie, vue de loin.

La pluie augmentait, car le voile gris s’élargissait en absorbant peu à peu toute la masse. Malgré l’intensité de la lumière qui nous enveloppait, on put voir des éclairs zébrant la traînée liquide. Des cataractes célestes s’effondraient, là, contre le flanc de la montagne.

Bientôt, le voile s’éclaircit, puis se fondit. Mais il laissait, comme la première fois, des blocs isolés, d’abord noirs et rouges, ainsi qu’il arrive toujours après les grandes pluies, avec le vent des régions Ouest ; blocs pendants, aux formes bizarres, aux échancrures accentuées, et de couleur limaille par places ; puis ces blocs s’éloignèrent vers le Djurdjura.

Pas une goutte d’eau n’était tombée sur nous, mais les deux orages avaient provoqué une saute de vent. Du Sud-Ouest il avait passé au Sud-Est ; c’était le sirocco qui commençait, car le Sud-Est, et non le plein Sud, est la véritable et exacte direction du sirocco, soit dit ici en passant, bien que m’étant servi plus d’une fois des mots « vent du Sud » pour désigner le célèbre vent africain ; mais je l’ai fait pour plus de brièveté et surtout parce qu’un vent de Sud-Est peut être, sans erreur, désigné sous la dénomination générale de vent du Sud, la direction des climats étant « oblique » comme la position du globe terrestre, dans toute cette partie de notre hémisphère du moins.

Et c’est ainsi que le véritable « Midi climatérique » de la France est du côté de la Provence et non du Sud-Ouest.

Malgré cette brusque opposition du vent contraire, on put rouler pourtant sans trop d’ennuis, grâce à notre bienheureuse triplette. La campagne était pittoresque autour de nous ; peu de végétation, surtout vers la droite où la campagne, toute nue, s’étendait ; mais près de la route et surtout sur notre gauche, un sol bouleversé, à teintes jaunes et rouges par places ; quelques habitations, rares pourtant, avec des cultures maraîchères. Une fois, mourant de soif, comme toujours, on pénétra, grâce à la bienveillance aimable des propriétaires, dans un jardin où se montrait un puits.

Et on puisa de l’eau, pendant un quart d’heure ; il nous semblait que la vue de cette eau, sortant du puits, nous rafraîchissait. On buvait, on barbotait pour le simple plaisir ; même on se jeta de l’eau, et madame Mayeur, prenant un seau, le vida sur la tête du jeune Perrin, qui se trémoussa, tout heureux, comme un canard.

On repartit. Le soir approchait. Et autour de nous, le paysage prenait des teintes nouvelles. La montagne devenait sombre de plus en plus ; mais contre le Djurdjura, dont nous étions tout près maintenant, les nuées qui de nouveau s’étaient rassemblées, poussées par le sirocco, devenaient rouges et d’instant en instant projetaient des lueurs plus vives sur la haute montagne.

Le soleil sombrait derrière nous. Il fallait songer à s’arrêter, avant la nuit.

Déjà, j’ai expliqué qu’à Ménerville nous avions, abandonnant la direction de l’Est, piqué droit vers le Sud, dans les montagnes ; une fois la chaîne du Djurdjura franchie, on avait par un vaste demi-cercle repris la direction de l’Est, en suivant la montagne ; mais voici qu’au pied même du Djurdjura (je désigne par le mot tout court la partie de la chaîne à son point culminant) la route nationale de nouveau fait un angle droit, et laissant à dos le Djurdjura, repique directement vers le Sud. A cet angle droit, la carte désignait un village : Beni-Mansour. Quand on y arriva, rien n’apparut.

— Tiens, tiens, dis-je, il n’y a rien ici. La carte désigne pourtant bien un point, très net, appelé Beni-Mansour.

— Oh ! voyez-vous, dit M. Mayeur, c’est ce qui arrive fort souvent. Sur une carte aussi détaillée, on donne un nom à ce qui n’est souvent qu’une sorte de station arabe, une fontaine entourée de quelques huttes.

— Mais comment faire ? Jamais nous n’arriverons au village suivant qui est à plus de soixante kilomètres, et d’ici là, rien, absolument rien.

Alors, on interrogea le premier Arabe venu, par l’organe de madame Mayeur.

— Beni-Mansour, dit-il, est situé tout près d’ici, sur une hauteur, mais ce ne sont que quelques gourbis ; vous n’y trouverez rien. Il faut aller à Maillot, dans la montagne.

En effet, de l’endroit précis où la route nationale se dirigeait vers le Sud, partait un chemin allant dans une direction diamétralement opposée, vers le Djurdjura. C’était du temps perdu, on tournait le dos à la véritable direction à suivre ; mais qu’importe, il fallait bien un gîte. Maillot était un centre assez important, situé à trois kilomètres environ, dans le flanc boisé de la chaîne.

Le vent soufflant des régions sud, et il était violent encore, nous aiderait à cet assaut final. On croisa, allant dans le même sens que nous, vers Maillot, nombre de cavaliers arabes, de bonne mine.

Ce fut le moment où la nuit vint s’abattre, et emporter tout dans un coup d’aile, non sans avoir laissé quelques instants les lueurs crépusculaires projeter leur rayonnement sanglant dans la nuée noire qui, devant nous, en ce moment, surplombait le Djurdjura, tandis que le vent soufflait à pleins poumons dans les premiers arbres de la forêt. On grimpait dur vers Maillot, en lacets très courts.

Le village se dressa, avec sa jolie place, ornée d’une fontaine au son clair ; autour d’elle de petits Arabes sur le dos de leurs bourriquets qui s’abreuvaient ; des maisons blanches, disposées irrégulièrement, mais toutes propres et gentilles avec leurs volets de couleur : l’ensemble blotti sous des dômes de feuillages, balancés au vent du Sud ; le tout enveloppé d’ombres, mais vaguement éclairé pourtant par ces clartés sidérales que les voyageurs des pays orientaux nous représentent si radieuses, et dont nous avions été déjà les spectateurs éblouis.

On arriva dans un petit hôtel précédé d’une verdoyante tonnelle où le repos, la gaieté du lieu et des couleurs, l’affabilité des uns, la bonne humeur de tous, nous reconstituèrent, dans un enchantement.

Aussitôt après notre dîner, composé comme presque toujours de mets européens, une musique singulière me frappa.

C’était ce chantonnement monotone et bizarre, si connu à Paris, en Europe, partout, depuis quelques années et qui caractérise les Orientaux dans leurs divertissements.

— Quoi ? qu’est-ce ? demandai-je en entendant ce petit concert nocturne.

— C’est, répondit un de nos voisins, un café maure.

Ainsi se nomment les restaurants ou cafés arabes.

— Ils sont en train de prendre leur café ; vous pouvez aller les voir, les Arabes : vous ne serez pas mal reçus.

Van Marke et Perrin étaient sur leurs chaises, dans une béatitude que tout mouvement de leur part eût risqué d’interrompre ; on les laissa donc et on se rendit au café maure, madame Mayeur en tête.

Il n’était pas éloigné de plus de vingt mètres de notre véranda.

Sur le devant de la porte, formant cercle, très pressés, des Arabes. Ils n’avaient pu entrer, et ils se tenaient là, écoutant les sons venus de l’intérieur. On refusait du monde, paraît-il.

A notre vue, voici que le cercle s’entr’ouvre. On nous fait place.

A l’intérieur, une petite pièce rétrécie, aux murs nus et sales ; cinq à six mètres carrés, au plus. Le sol, carrelé, des carreaux jadis rouges, devenus d’un gris visqueux. Dans un recoin, un fourneau de briques, pour le café.

Le fourneau est couvert de cendres brûlantes ; un Arabe tient de petites tasses de fer blanc munies d’une longue queue.

Sur la commande, il jette la poudre de café dans la tasse de métal, verse de l’eau chaude, puis fait avancer la tasse dans la cendre brûlante ; le tout en trois minutes, vous êtes servis. Café délicieux, je l’ai dit.

Dès notre entrée, la petite cuisine s’exécute, tandis que nous jetons un coup d’œil sur notre entourage.

Dans la pièce, réduit immonde, des Arabes sont assis, adossés au mur ; leurs burnous sont jaunes de saleté ; d’autres se sont assis auprès des premiers, appuyés sur eux, ou moitié étendus, le buste reposant sur l’épaule d’un voisin ; il en est de couchés tout à fait, la tête seule calée contre une poitrine ou une jambe ; trois ou quatre enfants aussi sont là, assis ou étendus. Les femmes ! Pas plus ici qu’ailleurs. On en avait aperçu une quelques instants avant notre arrivée ; masquée naturellement.

Quelques Arabes avaient trouvé des supports, des banquettes boiteuses. Ils s’étaient assis, mais le buste renversé contre la muraille. D’autres en avaient profité pour se bien caler contre eux ; plusieurs aussi vautrés à terre, pour utiliser la place. Tous des teints basanés affreusement, presque rouges, les plus âgés piqués de poils noirs. Et ils s’étaient enchevêtrés et serrés dans des postures baroques, entassement inouï de burnous, d’où émergent des têtes à l’aspect simiesque, le tout en cercle pour laisser au centre un peu d’espace libre.

Deux de ces personnages sont armés l’un d’une mandoline des temps primitifs, l’autre d’un outil assez semblable à un tambour de basque, en métal. Et ils jouent, l’un battant sa plaque à petits coups secs ; et ils le font, l’air grave, convaincu, tandis que les autres, sans broncher, comme des statues tombées en tas, après un cataclysme, demeurent là, béats.

Au centre, dans l’étroite partie restée libre, au milieu de cette atmosphère mal éclairée par une lampe, et pénétrée de fumée de tabac, un Arabe, le burnous relevé jusqu’au genou par un nœud fait à la ceinture, les deux mains sur la hanche, exécute la danse du ventre.

Il le fait doucement, simplement, béatement, sans à-coups ; il regarde le jeu de ses pieds pour voir sans doute si sa chorégraphie est dans les règles. Et profondément grotesque, il contemple la proéminence d’ailleurs peu prononcée de son ventre, qu’il s’efforce d’accentuer tout en la promenant de droite et de gauche, par un rejet du buste en arrière. Il faut qu’il agisse avec précaution, car la lampe est tout près de lui, à terre ; il fallait bien la placer quelque part.

Nous, en tombant dans ce milieu, n’avons eu qu’une idée, sortir. Mais sans que notre vue, sans que le costume de madame Mayeur, vêtue de la culotte bouffante, aient provoqué le moindre dérangement dans cet amas d’hommes, enfouis sous les burnous, ni chez le danseur, une petite banquette où nous pouvions tenir tous les trois, nous est présentée, dès notre apparition, par le patron, qui immédiatement nous fabrique nos trois tasses de café.

La banquette est casée, dans l’espace libre qui se trouve encore rétréci, de ce chef. Nous sommes là, tout contre le danseur qui ne s’est pas ému, nos trois tasses déjà servies sur le sol, devant nous, risquant d’être renversées, comme la lampe, par l’Arabe dont le ventre continue à se promener de droite et de gauche. Mais ses pieds, comme des pattes de chat, évitent les obstacles.

Et rien ne se modifie dans ce tableau, le danseur seulement s’arrête, fait une petite quête un peu plus productive que d’habitude sans doute, puis recommence ; et les autres, les auditeurs, sont toujours immobiles et muets ; ils ont, semble-t-il, des yeux de verre ; ils regardent sans voir ; quelques-uns pourtant ont abaissé leur paupière et dorment.

Et tous restent là, comme plongés dans un rêve sans fin. Ils sont heureux dans ce taudis abject. De quoi ont-ils besoin ? De presque rien. Le sol leur sert de couche, leur voisin d’oreiller ; un peu de couscous, un peu de riz, du café, suffisent à leur subsistance, et cette musique des âges préhistoriques les berce dans un songe élyséen.

Quand on quitta ce « café maure », les rangs des Arabes entassés à l’extérieur s’entr’ouvrirent à nouveau, et ce fut tout.

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