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A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette

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XVII
DANS LE VENT

Si, dans les voyages d’aventure, à travers des pays peu fréquentés des touristes, il survient des moments pénibles comme la nuit des Salines, parfois aussi il en est d’autres qui font apprécier dans la plus large mesure ce genre d’expéditions et sont une sérieuse compensation des peines les plus vives.

A la vue du maigre village de Mansourah, on avait craint de ne rien trouver, pour combler nos appétits, ou de voir se renouveler la scène de Bourkika.

On parcourut le village, aux maisons toutes blanches, enveloppées de soleil ; tout juste à la sortie, tandis que déjà on désespérait, apparurent ces mots écrits sur une guinguette, avec haute terrasse, décorée de feuillages verts : « Restaurant Parisien ».

— Pour le coup, déclarai-je, voilà notre affaire. Pourvu que ce restaurant, prétendu parisien, ne soit pas du genre de « l’Hôtel du Nord », à Bourkika, où à midi et demi on ne sert déjà plus son client !

On entra. Moitié épicerie et boulangerie et moitié restaurant.

Il était midi environ. Le patron, assis à une table près du comptoir, somnolait. Nos craintes furent à leur comble, quand ce patron, interrogé, répondit évasivement, comme si une invincible langueur terrassait tous ses membres : « Je ne sais si on pourra vous servir. » Il ajouta cependant : « Je le crois. »

Mais, par un coup de théâtre, la patronne arriva. Pour un coup de théâtre, c’en fut un.

Large, rubiconde, les seins proéminents, les hanches formidables et, sur ces hanches, les deux mains posées, les yeux jetant des éclairs, la physionomie tout entière d’ailleurs rayonnante d’intelligence, d’activité et d’amabilité.

A son apparition, on eut le sentiment qu’un renseignement catégorique allait nous être donné sur la possibilité d’une prompte restauration. Traduisant toutefois les craintes de toute la troupe, je m’exprimai sur le ton dubitatif :

— Vous n’avez pas grand’chose à nous servir peut-être ; nous voudrions déjeuner, ma bonne dame, mais, vous savez, des œufs, un peu de viande froide nous suffiront pour le moment. Avec du pain, en masse, nous pourrons satisfaire notre faim.

Alors la patronne, élargissant sa face rose par un sourire, toisa les quatre gaillards qui étaient là debout devant elle, et se mit à parler :

— Vous voulez déjeuner, n’est-ce pas ? C’est bien cela que vous désirez, mes enfants ? Eh bien, ça suffit ! Je vois que vous venez de loin, vous venez d’Alger au moins, pas aujourd’hui, oh ! non ! Ah ! je le crois que vous devez avoir la fringale.

« Mais ça suffit, je vous dis, ça suffit. Ne me demandez pas ce que je peux vous donner, vous le verrez bien. Mettez-vous à table ! Ah ! vous croyez qu’on ne mange pas ici ! Mais je nourris tout le village, moi. Est-ce que les Arabes sont capables de se nourrir eux-mêmes ! C’est moi qui leur fournis tout, absolument tout. »

Sur ces entrefaites, un Arabe entra.

Elle l’interpella. « Qu’est-ce que tu veux ? Du pain ? »

Oui, c’est du pain qu’il voulait.

— « En voilà », continua la patronne, en saisissant une miche. Mais comme l’Arabe ne payait pas le prix entier, cette virago ajouta, en partageant la miche : « Ah ! tu n’en veux que la moitié, la voilà, ta moitié, allez, oust, tu en as assez, va te promener avec ça. Veux-tu t’en aller ! Oh ! ces Arabes ! Ils sont dolents, dans ce pays-ci, et fainéants comme des couleuvres ! »

Se tournant vers nous, elle dit : « On va vous servir ».

En un clin d’œil ce fut prêt : œufs, biftecks, viandes froides, légumes, desserts, tout nous arriva à foison. Quel régal !

Tout à coup, Perrin, le champion, poussa un cri d’étonnement : « Regardez donc, dit-il, en montrant, par la porte du restaurant restée ouverte et donnant sur la terrasse, les arbres secoués par le vent.

— Eh bien ! quoi ! Que se passe-t-il ?

— Mais, voyez donc, les arbres, qui à notre arrivée courbaient la tête du côté de l’ouest, s’en vont maintenant du côté opposé.

— C’est vrai, m’écriai-je. Mais oui, mais oui, le vent a complètement changé de côté ; il souffle juste en sens inverse ; la tempête qui soufflait du sud-est, et nous heurtait de face, va nous emporter maintenant.

Quelle délirante constatation après le bienheureux déjeuner que nous venions de faire.

On fourbit les machines, après avoir inondé de remerciements notre inoubliable hôtesse, qui avait voulu connaître notre « histoire », ainsi que notre identité, et qui nous fit payer un prix des plus raisonnables, comme partout en Algérie ; on constata que le vent s’était carrément planté à l’ouest, et on partit.

Avant Mansourah, et voyant notre retard, on s’était dit qu’on finirait l’étape au village d’Aïn-Tagrout, la ville de Sétif, distante de plus de quatre-vingts kilomètres, étant trop éloignée. Pour pouvoir arriver jusque-là, il eût fallu déjeuner à Bordj-Bou-Areridj, ville assez importante, située à une vingtaine de kilomètres de Mansourah, mais la violence du vent debout nous avait forcés à nous arrêter, on l’a vu.

Donc, on partit, sans avoir modifié les projets. On s’arrêterait à Aïn-Tagrout. D’ailleurs, les nombreux cyclistes de Sétif ne nous attendaient que le lendemain.

On suivait toujours une route parallèle aux longues chaînes, sans en couper aucune ; elle allait donc toute droite, avec parfois des pentes, mais très longues et très douces ; quant au sol, il était magnifique. Campagne toute nue par exemple ; les quelques arbres rabougris qui bordaient la route à Mansourah avaient cessé.

Sauf les cimes inégales formant dentelure à l’horizon, la campagne avait des aspects de « Chéliff » large, dénudée, dévorée de soleil. Les alfas, les asphodèles tremblotaient seuls au vent impétueux.

On roula, en proie à ce bien-être immense que procure la bicyclette en des circonstances comme la nôtre. Ciel ruisselant de lumière, route blanche et sol plan, vent arrière, état physique parfait. Plus de compagnons, plus de voisins, plus personne ; on roulait sans se parler, jouissant de cet enivrement de la locomotion et du grand air, où il semble qu’on possède l’espace. Les forces même sont inutiles. On vole, sans un effort.

Soudainement dédoublé, l’être physique entier se concentre en un moteur mécanique, qui agirait par lui-même, tandis que la partie immatérielle, se dégageant, jouit, avec une intensité centuplée, de tout ce qui l’environne.

On roulait, en apparence, luttant de vitesse ; en réalité, emporté par le vent. Tout passait devant nos yeux, bref et rapide, sur la route, car la campagne restait immense et nue. Les troupeaux seuls nous arrêtaient.

Balek ! Balek ! cri permanent, appel sans fin. Et le vent nous poussait, et la route s’allongeait. Mais qu’importe, nul travail, nulle fatigue, nul souci.

On arriva à Bordj-Bou-Arreridj, une ville moins verdoyante que Blidah ou Maillot, ensoleillée et poussiéreuse ; on s’arrêta quelques minutes à peine, plusieurs personnes nous y attendaient, puis on continua, toujours emporté dans le vent.

Les troupeaux devenaient plus nombreux ; mais les Arabes, dociles, se rangeaient. Des bataillons de petits oiseaux, ici, se sauvaient à notre passage ; il y en avait des nuées parfois. Dans les champs brûlés, des bœufs, des moutons, des chameaux par bandes innombrables. Leurs gardiens, en costumes multicolores, piquant dans la grisaille, accouraient, mais trop tard : on passait comme des ombres.

Combien de kilomètres faisait-on ? On ne savait. Nous volions toujours, qu’importe ! D’ailleurs, pas de village, quelques gourbis seulement !

Parfois le sol ondulé, comme je l’ai dit, laissait voir tout un développement de campagne, en pente longue et douce. On s’élançait, dans un nouvel essor, absorbant ce ruban de route dont on ne voyait jamais la fin. Les alfas, les asphodèles, des haies de cactus, parfois ; troupeaux de toute espèce, maisons isolées, voitures lentes et lourdes chargées d’Arabes, tout cela, tout cela, restait derrière.

Voici un village. C’est Aïn-Tagrout et il est quatre heures et demie ! Et nous n’avions pas compté y arriver avant la nuit ! Parbleu ! Nous avons marché à des allures folles. On s’arrête, on est heureux de cette vitesse facile. Puis, on court au télégraphe prévenir les cyclistes de Sétif que nous arrivions ce soir-même, et nous devisons, là, trois gros quarts d’heure, abandonnés à notre bien-être qui dure toujours, dans ce blanc et rose village d’Algérie, où, à nos pieds, viennent jouer les enfants aux yeux noirs, et chanter les oiseaux.

Et on repart, et la nuit vient, trouée de lumière, et au ciel, sur la terre, à l’horizon, partout.

Et, après une nouvelle course vertigineuse dans la nuit bleue, on aperçoit, tout là-haut, Sétif qui étincelle de lumières, tandis que les cris des cyclistes venus à notre rencontre percent dans l’ombre du chemin.

Il était sept heures précises quand, heureux de notre brillante journée, nous faisions notre entrée processionnelle dans la ville de Sétif.

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