A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XXI
RENCONTRE DES TROUPES FRANÇAISES.
SOUKARRAS
Soukarras est situé à cent trente kilomètres environ au Sud de Bône. On partit à neuf heures du matin, laissant à regret cette dernière ville pimpante, gracieuse, embellie d’une promenade aux décors de palmiers. On croisa la route de la Calle, celle qui, suivant le littoral, nous eût conduits en Tunisie directement par le Nord.
La route était atroce ; l’une des plus mauvaises de toute notre traversée. Défoncée, remplie de fondrières, où s’étaient entassés des monceaux de poussière. Et les cailloux s’y mêlaient, petits, mais dangereux par leurs pointes multipliées.
La campagne était plane ; pas pour toute la journée, hélas ! En marchant vers Soukarras nous revenions une fois de plus dans les montagnes, et quelles montagnes, alors ! Rien que chaînes sur chaînes. Combien péniblement on allait la gagner, cette fin de l’Algérie !
La campagne encore plane, dis-je, était couverte de vignes. On en avait peu vu sur notre parcours, quelquefois cependant ; vignes flétries, rougeâtres ; la saison était close.
On roula, fortement gêné par la poussière horrible ; pourtant on fit du chemin. Voici Mondovi, un village bâti des deux côtés de la grande route, à l’aspect fort animé ; partout des types européens. Puis on arriva à Saint-Joseph, un hameau. La campagne brusquement était redevenue montagneuse et la marche pénible.
On s’arrêterait à Duvivier, pour déjeuner. Il était près d’une heure quand on y arriva.
Duvivier est au sommet d’une côte, et comme nous débouchions dans le village, nous aperçûmes des soldats, puis d’autres encore, et bientôt on en vit de tous les côtés. On tombait dans les grandes manœuvres, mais ce n’était qu’une petite partie des troupes. Duvivier était envahi pourtant.
— Nous sommes volés, dis-je à mon compagnon, nous ne pourrons pas nous faire servir, nous arrivons trop tard.
On pénétra dans un hôtel. Quel aspect d’hôtel, bonté du Tout-Puissant ! C’était le seul. Gorgé de soldats, de la cavalerie. Partout, dans tous les coins et recoins, dans la cour ; c’était la fin du déjeuner, et des détritus immondes jonchaient le sol humide et gluant ; une atmosphère empuantie de tout cet amas d’hommes, suant, mangeant, buvant et fumant.
Van Marke déclara, sans s’émouvoir :
— Nous ne trouverons rien, ici.
— Je le crains, répondis-je, beaucoup plus inquiet.
Erreur ! On quitta la cour pour rentrer dans la pièce principale de « l’hôtel » que nous avions traversée seulement, surpris que nous avions été par l’effroyable entassement des soldats attablés et serrés autour des tables, ruisselantes de liquides de toute espèce, mélange repoussant de vin, eau-de-vie, café, absinthe. Le patron, qu’on eût pu croire troublé dans cette invasion, nous dit : On va vous servir. La patronne va s’occuper de vous.
— On va nous servir, dis-je à Van Marke. Où cela, grand Dieu ! Sur une de ces tables ? Horrible ! Jamais !
Mais la patronne arrive. Chance inouïe, suprême. L’état-major, placé dans une salle à part, venait de terminer son déjeuner, et on succéda aux officiers, tout simplement.
Un déjeuner tout prêt, qui nous fut servi rapidement. Ce que nous avions cru être un désastre tournait en fortune inattendue.
On se mit en route à deux heures et demie. Quarante à cinquante kilomètres seulement nous séparaient de la ville de Soukarras, la dernière ville algérienne, où la grande route finissait, où nous aurions accompli notre longue traversée, où nous allions enfin savoir si nous pourrions pénétrer jusqu’à Tunis, pour couronner notre fatigante, mais splendide expédition.
On avança gaillardement, mais les escarpements de route commençaient. Plus que jamais, les chaînons s’enchevêtraient, masquant l’horizon lointain. Et les montagnes devenaient boisées autour de nous. On passa un hameau ravissant, enveloppé de feuillages, Medjez ! Puis les côtes très dures commencèrent. La marche devenait impossible. Nous n’avancions plus.
On entreprit une côte qui ne finit pas. On monta, monta, monta toujours ; les bois s’épaississaient autour de nous ; maintenant, les pics, les vallons, les ravins, les escarpements, tout était couvert de végétation, forêt de chênes, au feuillage sombre.
On monta toujours, désespérés d’une pareille longueur de côte. Un instant on aperçut un tournant, très élevé, avec une maison blanche que le soleil éclairait. Un charretier, un Européen, à qui on avait demandé si c’était la fin, nous dit : « Ah ! mais non ! » d’un air qui ne nous laissait nul doute sur notre sort.
On monta si longtemps que le soleil commença à s’abaisser sur l’horizon, lançant ses reflets d’incendie à travers les montagnes. Quelques nuées rouges se montrèrent aussi dans les déchirures des crêtes. Et l’on montait, absolument ahuris maintenant d’une ascension pareille. Nous n’arriverions jamais à cette ville, la dernière pourtant, oui, la dernière, et c’est pour cela sans doute qu’elle nous échappait.
On grimpait toujours, oh ! à pied. Sur nos bicyclettes, c’eût été la mort. Vrai, c’était trop long.
Et la nuit vint, toute noire, d’un noir de caveau, entre ces chaînes élevées et ces arbres touffus. Et nous montions toujours, nous montions presque depuis Duvivier, tout l’après-midi, sans désemparer.
Voici un groupe d’Arabes, conduisant une charrette. On demanda à quelle distance la fin de la côte : neuf kilomètres !
Elle en avait vingt-quatre, cette côte-là.
Alors, comme nous grimpions toujours, on arriva à un village, la Verdure. On s’y arrêta.
Et là on nous dit que nous en avions encore pour trois ou quatre kilomètres de montée. Mieux valait repartir le lendemain.
Ce village de la Verdure ne tirait pas son nom, comme on l’eût pu croire, de sa situation, enfoui qu’il était dans des couches épaisses de feuillages. La Verdure était le nom du fondateur du village, un colon, venu de France, et qui avait établi là son centre d’opérations.
On nous dit que nous étions au milieu de la « petite guerre. » Les troupes rencontrées à Duvivier n’étaient qu’un commencement. On allait rencontrer le gros de l’armée qui devait être ce soir-là à Soukarras, mais qui arriverait à coup sûr le lendemain matin.
Dès la première heure, on se remit en route. Au village d’Aïn-Semour, le suivant, il y avait une fontaine d’eau gazeuse connue dans tout le pays. On n’osa en boire, comme dans la montagne de Milianah.
Enfin la côte se termina. Et de là-haut, on aperçut au fond d’un val, une nuée, amas grouillant de petits insectes, autour des tentes un campement de troupes françaises.
Maintenant, on dévalait. Et ce ne fut pas long. Soukarras nous apparut, dans le flanc de la montagne. Et comme on y arrivait à huit heures du matin, voici que les troupes commencèrent à défiler.
Elles défilèrent, défilèrent ; c’étaient les troupes de Tunisie ; ça n’en finissait pas.
Cette interminable procession d’hommes fatigués, de chevaux, de voitures rendant un son mat, en roulant sur les cailloux, me rappela cette atroce guerre de 1870, le défilé que je vis près de Sancerre, de l’armée de Bourbaki battant en retraite, avec la différence toutefois de la tenue des hommes, et de leur physionomie.
Zouaves, turcos, spahis, chasseurs d’Afrique, train des équipages, ça défilait, défilait. En entrant dans la ville, par un chemin devenu étroit, il fallut descendre de machine. On était sous les pieds des chevaux, puis la foule se pressait, pour voir.
Quand ce fut terminé, la foule se dispersa vite, et on resta seuls au milieu de la grande place centrale, où les malheureux « cirer Jonn » nous assaillirent en un clin d’œil.
Pas de clubs, à Soukarras ! trois ou quatre cyclistes à peine. Mais des Français qui suivaient, par les journaux, notre voyage, et que le hasard nous fit trouver.
Croirait-on qu’à Soukarras on ne put nous donner des renseignements précis sur l’état du chemin pour pénétrer en Tunisie ?
On nous dit : « Vous trouverez une route nouvelle qui va jusqu’au Kef, et de là le chemin est superbe » ; un autre : « Des pistes arabes seulement, mais où vous pourrez rouler, avec vos machines » ; un troisième déclara tout net : « Je suis venu de Tunis à cheval, je vous défie de passer. Vous irez à pied, oui ; avec vos machines, jamais. C’est impossible. D’ailleurs, comment vous diriger ? »
On resta durant cette journée à Soukarras, ville remplie d’Arabes, et où nous entourait toujours la nuée des enfants à corps blanc et à tête rouge ; aimablement accompagnés des quelques compatriotes qui nous avaient accueillis dès que la nouvelle de notre venue leur avait été apportée.
L’un d’eux, correspondant de la Dépêche Tunisienne, nous dit qu’il avait reçu plusieurs fois de son journal des dépêches le questionnant sur notre passage. Enfin ! nous étions là. Comme on le voit, on nous attendait à Tunis. C’était encourageant. Enfin, on allait donc savoir ! Oui, savoir si on pourrait pénétrer dans cette terre mystérieuse.
On partirait le lendemain matin.