A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XVIII
ACCIDENT
Quitter dès le lendemain matin de notre arrivée les nombreux amis qui nous avaient accueillis à Sétif, n’était pas possible. On résolut de rester dans cette ville toute la matinée, comme à Alger. Nous n’allions guère vite, on le voit. Sétif et Constantine sont distants de cent cinquante kilomètres environ ; c’était le cas d’accomplir l’étape en une journée ; mais le moyen de partir, au milieu de la foule de cyclistes qui nous faisaient fête à Sétif ; puis je me disais : On parcourra la moitié du trajet l’après-midi et le lendemain matin on arrivera à Constantine, sans se presser, à onze heures du matin, sûrs comme ça de ne pas avoir un retard de plusieurs heures comme à Alger.
Sétif est bien une ville des Hauts-Plateaux. Elle est située à 1,100 mètres d’altitude. Couverte de neige, l’hiver. On la visita durant toute la soirée et la matinée. Rues droites, maisons grises, à l’européenne. Mais, sur le devant des portes, les Arabes, éternellement nonchalants et sales. Pourtant, une ville moins exotique que beaucoup. Quelques boutiques aux volets criards, à la façon espagnole. Sur une place, par exemple, située presque au centre de la ville, la reproduction du décor oriental : un dôme épais de verdure foncée, puis, au-dessous, une fontaine jaillissante. Toujours la gaieté générale des couleurs.
La splendeur du bleu céleste et de l’ensoleillement de la nature ne cessait pas. A deux heures de l’après-midi, tout ce que la ville de Sétif renferme de cyclistes était sous les armes, frétillant.
Sur la grande rue centrale, la rue de notre hôtel, qui n’était que le prolongement de la route nationale, ils voltigeaient, les cyclistes, allant et venant dans la foule des Arabes, rassemblés pour voir le départ, et l’acier des machines projetait des milliers de feux argentés, petites zébrures blanches fuyant en zig-zag.
Je craignis à tel point l’emballement de tout ce petit monde que j’en donnai avis plusieurs fois : Très doucement, au départ ! Van Marke, tu entends, ne t’éloigne pas de moi, c’est le moment de rester calme, Liégeois, mon ami ; reste Belge sur ta machine, pour le moment.
Van Marke, qui n’avait cessé de se faire attendre en toutes circonstances, habitude largement compensée, il faut le dire, par un soin admirable de toutes nos affaires respectives, qui, ici encore, était en retard, allait tenir compte de mes avis absolument comme les Troyens quand la pauvre Cassandre prophétisait.
Ah ! l’emballement ne fut pas long à saisir toute la troupe. L’escadron était magnifique, mais, à peine m’eut-on vu prendre place sur ma machine, que tout le monde s’élança en avant à la suite de la triplette et de Van Marke qui avaient pris la poudre d’escampette. Naturellement, le bataillon roulant se disloqua aussitôt.
Je dois déclarer que perdant tout sang-froid en ce moment, je fus en proie à la plus violente irritation. Alors, je restai seul, complétement en arrière, pour forcer la tête de colonne à ralentir. Mais le vent soufflait encore aujourd’hui de l’ouest et emportait tout. Nul ne regardait derrière lui, d’autant que la poussière s’élevait en nuages épais devant, derrière, de tous côtés.
Pourquoi ne pas compléter mon aveu ? L’irritation devenait chez moi maintenant de la colère concentrée.
« Ainsi, pensai-je, voilà comment ils tiennent compte de mes avis. Où est Van Marke ? Pourquoi n’est-il pas près de moi ? Il a dû pourtant constater mon absence. Mais non ! Il veut suivre la triplette, naturellement, comme toujours, ou il veut effrayer les Arabes ; c’est si amusant, risquer de se casser le cou ! »
La poussière cessant parfois, j’apercevais la tête de colonne là-bas, marchant toujours, puis, entre elle et moi, des cyclistes isolés, qui suivaient, cherchant à rejoindre ces enragés.
Ce qui était fatal, arriva. En avant du peloton qui roulait à une allure folle, un groupe de cavaliers arabes apparut. Il y avait parmi eux une femme, le visage coupé par son voile.
Ce serait mal connaître la nature de cyclistes frais et dispos, lancés derrière une triplette et poussés par le vent, que de les croire capables de s’émouvoir à cette vue. Nul ne songea à modérer l’allure, supposant peut-être que le passage allait pouvoir aisément s’exécuter.
Mais si l’émotion n’avait pas gagné les triplettistes ni Van Marke, ni personne, du moins au point de leur faire modifier quoi que ce soit dans leur marche, il ne pouvait en être de même des cavaliers arabes et surtout de leurs montures.
A l’apparition de cette cohorte roulante, se précipitant sur eux, entourée d’un tourbillon de poussière, les chevaux prirent peur et bondirent ; ils bondirent de côté, se heurtant, ruant ou se cabrant. Ce fut un cri d’effroi général, car les chevaux barraient la route.
La triplette qui arrivait en tête ne put passer. Elle alla se heurter contre l’accotement et les triplettistes furent projetés violemment de côté ; mais, par bonheur pour eux, ils trouvaient un accotement couvert d’herbes, sans le moindre caillou. Ils se relevèrent indemnes, nul dommage à aucun d’eux, ni à la machine.
Mais il n’en devait pas être ainsi pour tout le monde ; un des chevaux, celui qui était monté par la femme, moins fortement maîtrisé, avait reculé, puis, se cabrant presque droit, avait, dans un bond prodigieux, franchi le remblai de la route, pour aller tomber dans le champ en contre-bas.
La plupart des cyclistes, lâchant leur machine en voyant la bagarre, en un clin d’œil formaient cercle autour de la malheureuse femme qui avait été précipitée sur le sol, contre le remblai.
Elle était ensanglantée. Elle poussait des gémissements, tandis qu’on essayait de la relever.
C’est à ce moment-là seulement que j’arrivai, tombant au milieu de cette scène, dont tout le début, comme bien on pense, m’avait échappé, et dont tous les détails devaient m’être rapportés ensuite.
On juge de mes sentiments, d’après ceux exposés plus haut. Au premier abord, que dire ? M’informer de l’état de mes camarades, puis de la malheureuse femme. Elle était blessée fortement au visage, et semblait souffrir beaucoup.
Mais nous ne pouvions juger de son état exact ; toutefois il est à supposer qu’il n’était pas d’une exceptionnelle gravité, car elle put se maintenir sur son cheval, où on était parvenu à la replacer. Nous n’étions heureusement qu’à une faible distance de Sétif.
Quand tout le bataillon eut repris sa marche, après cet accident qui eût pu être de la dernière gravité, et dont même nous ne connaissions pas toutes les conséquences, n’ayant pu juger de l’état exact de la victime, l’explosion de mes sentiments se produisit. Et c’est le crâne de l’excellent Belge qui en reçut les éclats.
— Ah ! vraiment, dis-je, c’était bien la peine de recommander la modération dans l’allure. Pourquoi es-tu parti comme un fou ? Pour te faire admirer sans doute des cyclistes de Sétif ? Et s’il était arrivé un accident mortel ? La triplette marchait en avant, il fallait la laisser partir et rester près de moi.
J’allai jusqu’à déclarer que dans de pareilles conditions et puisque mes recommandations n’étaient point écoutées, je m’arrêterais à Constantine, ou je continuerais seul mon voyage.
Mon jeune compagnon, désolé de l’aventure, fut pourtant froissé de l’explosion de ma fureur, dirigée exclusivement contre lui, alors que la triplette était au moins aussi coupable. Son mutisme déjà grand fut cette fois complet. Habitué à marcher en avant, il affecta de rester à un mètre derrière ; mais ce léger nuage survenu entre nous se dissipa le jour même.
Il n’en pouvait être autrement, tout s’étant produit sous l’influence d’une émotion violente produite par la scène décrite plus haut.
Nos compagnons de Sétif nous quittèrent après une dizaine de kilomètres. L’un d’eux nous avait prévenus qu’un habitant du village de Châteaudun avait demandé des nouvelles de notre passage.
C’est à Châteaudun que nous devions finir notre journée, courte, mais mouvementée. Ce cycliste vint à notre rencontre à Saint-Donat, et la seconde partie de cet émotionnant après-midi s’écoula en sa compagnie, sans nul autre incident.
Notre nouveau compagnon se nommait M. Collangettes. Il était Français et établi depuis peu colon en Algérie. Il s’était marié et dans ce village de Châteaudun, heureux comme un roi, il se livrait à la culture du terrain qui lui avait été concédé.
Il se plaignit de l’administration du chemin de fer. Châteaudun était le centre de tout le pays environnant pour les marchés. Or, la voie ferrée, on ne sait pourquoi, passait à une dizaine de kilomètres au sud, à Télergma. Aussi, pour aller à Constantine, beaucoup prenaient la voiture, la diligence.
On fut reçu à merveille par cet unique cycliste de Châteaudun, qui, un jour de fête, avait organisé une course sur la grande route, à laquelle avaient pris part des champions algériens.
Belle et chaude soirée encore, dans ce village, aux maisons espacées et plantées au hasard, comme en plein champ, au milieu de ce vaste plateau dénudé de l’Oulad-Zerga.