A travers les cactus : $b Traversée de l'Algérie à bicyclette
XIX
CONSTANTINE
L’une des joies du voyageur à bicyclette, c’est la « rencontre » annoncée par avance d’un ou de plusieurs amis sur la route ; et c’est l’une que l’on s’efforce d’ailleurs toujours de se procurer ainsi qu’on l’a pu voir par d’autres récits, soit de grands voyages, soit même de simples promenades. « Tu viendras à ma rencontre », telle est la grande formule, pleine des plus joyeuses promesses, généralement prononcée toutes les fois que l’occasion s’en présente.
Si une rencontre ainsi projetée dans son propre pays, aux environs mêmes de sa ville, provoque, chez les touristes ou les simples promeneurs, une joie d’une vivacité naïve, on peut dès lors juger de celle qui est éprouvée par le voyageur éloigné de son pays. C’est un bonheur d’enfant à la vue des compagnons qui, là-bas, arrivent vers lui, après une longue et fatigante expédition, et il semble même que la bicyclette, qui s’aperçoit de très loin à cause du brillant de l’acier, augmente encore cette sensation, poussée jusqu’à son comble lorsqu’au milieu des inconnus venus vers vous se trouve un camarade, un ami, dont le visage vous est familier et que l’on n’a pas revu depuis assez longtemps déjà.
C’est ce qui devait se produire au cours de notre marche vers Constantine.
Dans cette ville se trouvait un Parisien, que notre commune passion pour le cyclisme m’avait fait connaître, avec combien d’autres amis, d’ailleurs, tous passionnés, tous ardents ! Et, en parlant de Paris, plusieurs mois auparavant, se rendant à Constantine, il m’avait dit, connaissant mon humeur voyageuse : « Si tu viens par là-bas, j’irai à ta rencontre ! »
Et quand, les journaux ayant annoncé notre voyage, on arriva à l’Hôtel de l’Oasis, à Alger, la première dépêche qui me fut apportée fut celle-ci : « Je t’attendrai sur la route, en avant de Constantine. — Signé : Robert Coquelle. »
Le village de Châteaudun est éloigné d’une cinquantaine de kilomètres de Constantine. Afin d’éviter les retards ou les fortes avances qui déjouent trop souvent les projets de rencontre, j’avais télégraphié à Constantine : « Nous arriverons à onze heures du matin. »
Nous avions donc toute la matinée pour parcourir nos cinquante kilomètres. Et je désirais même que l’on se mît en route de très bonne heure, afin de calculer notre arrivée et de goûter en son entier le plaisir de la rencontre.
Coquelle, lui aussi, d’ailleurs, avait fait le même calcul ; suivant notre marche sur les journaux algériens, il avait dit : « Ils sont ici, là, dans telle ville ; fort bien, ils arriveront tel jour, à telle heure. » Et plus nous étions partis de loin, plus naturellement la joie de nous voir poindre à son horizon l’avait saisi, quand mon télégramme vint le fixer brusquement sur l’heure exacte de notre arrivée.
On partit à sept heures. Et avec nos triplettistes, on chemina tout tranquillement, accompagnés de notre hôte aimable de la veille, M. Collangettes, qui vint jusqu’au village suivant, Oued-Atmenia.
La végétation réapparaissait un peu plus fournie. Les figues de Barbarie tachaient de rouge les bouquets de cactus. Des formes annonçaient les approches de la grande ville. On s’arrêtait souvent pour voir, examiner les alentours, contempler le paysage. On avait le temps. Après Oued-Atmenia, un seul village nous séparait de Constantine, Aïn-Smara. Ils seraient là certainement en avant de ce village.
Le ciel était splendide, la route toute blanche de poussière était bonne pourtant.
Maintenant je n’avais plus qu’une idée : fixer l’horizon pour tâcher de voir poindre un reflet blanc. La diligence de Constantine passa, bondée de voyageurs, des Arabes pour la plupart.
Il était dix heures. Allaient-ils paraître ?
Mais, c’était long, ainsi qu’il arrive toujours quand on attend avec impatience un événement. On se fatiguait le regard à interroger l’horizon.
Tout ce que l’on peut rêver d’émotionnant pour le voyageur, dans les circonstances présentes, allait se produire.
Tandis que la campagne solitaire s’élargissait à nos regards, coupée en deux par la route poussiéreuse tout en longueur comme un serpent qui a déroulé ses replis, tout là-bas, là-bas, devant nous, à l’extrême limite de cette route, sous un ciel étincelant, tel que la pointe de feu qui darde au lever du soleil, un éclat blanc et miroitant perça.
C’étaient eux.
Puis les reflets se multiplièrent et alors on pressa la marche ; et en tête du groupe il apparut, lui, le Parisien. Il dirigeait une triplette, Robert Coquelle, et ce fut la grande joie de se retrouver dans de pareilles et si originales circonstances, la joie des présentations et des serrements de mains, et d’arriver dans la célèbre, rayonnante et joyeuse Constantine.
Il y avait là aussi dans le bataillon M. Molière, le président du club, un cycliste ardent, un apôtre. Tout ce monde épanoui entra dans Constantine, au milieu de l’effervescence tapageuse et du décor multicolore de cette populeuse cité.
Ce furent, comme à Alger et à Oran et partout, de nouvelles preuves de la sympathie qui règne entre les membres de la grande famille cycliste : accueil cordial de tous, réceptions, empressement à nous piloter en tous sens.
On termina la journée à Constantine, dont on admira les dédales, assez semblables, en quelques parties, aux ruelles de la Kasbah. Le célèbre « ravin » du Rhummel, dénomination singulière d’un abîme vertigineux que nulle description ne saurait rendre, on le parcourut dans l’hébétement provoqué en nos personnes par sa contemplation. Quel effroyable événement quand le sol s’entr’ouvrit, laissant une découpure d’abîme d’une forme aussi particulière !
C’est dans cette ville que nous comptions enfin être éclairés sur la route à suivre pour pénétrer en Tunisie. Et c’était d’autant plus urgent que la division de la route se produisait ici.
Si nous devions pénétrer en Tunisie par le Nord, il fallait au sortir de Constantine, se diriger immédiatement sur Bône et encore une fois repasser la montagne ; si, au contraire, nous entrions par le centre, nous devions marcher sur Guelma, puis Soukarras, continuer par conséquent notre voyage directement vers l’Est.
Nos hôtes nombreux discutèrent en notre présence. Ils n’étaient pas d’accord. « Je vous affirme que vous devez aller par le Nord, déclarait l’un ; j’ai entendu parler un jour d’un projet de voyage de Tunis à Bône par la Calle. — Non, c’est par Soukarras qu’il faut aller, répliquait l’autre ; on a construit une route. » Un troisième arrivait pour nous dire : « Plaisanteries que tout cela ; je puis vous affirmer qu’il n’y a pas de route possible ni d’un côté ni de l’autre. Vous ne pénétrerez pas. Vous trouverez des pistes arabes, mais sans aucune indication pour guider votre marche. »
C’était désolant. Enfin, une majorité parut se former pour la route du Nord. « Par exemple, nous dit-on, à Bône, qui est la ville le plus rapprochée de la frontière nord, on vous renseignera catégoriquement ! »
Hélas ! faut-il le dire ? Et pourquoi attendre ? Après avoir repassé la chaîne pour marcher de nouveau vers le littoral, à Bône, quel mauvais sort nous fit accueillir par ces paroles : « Une route par la Calle ? Mais il n’y en a pas ! Il faut que vous retourniez dans le Sud pour entrer en Tunisie par Soukarras ! »
C’était un crochet de 250 kilomètres. Qu’importe ! On voyait l’Algérie !
Et quand on songe pourtant que le seul passage possible, on le sut plus tard, à Tunis, était par le Nord, et que la mauvaise fortune nous lança dans les brousses, à travers des chemins inextricables, d’où nous faillîmes ne pas pouvoir sortir !
Que de contre-temps, que d’aventures ! Mais est-ce qu’on n’en cherche pas un peu, dans des voyages semblables !