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Bismarck et la France

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III
LES ILLUSIONS DE NAPOLÉON III APRÈS SEDAN.

Un de ces documents confirmatifs, comme les derniers temps en ont tant produit, est venu entre les mains du directeur de la revue allemande Nord und Sud, qui l’a publié dans l’été de 1906. Ce sont des lettres adressées par Napoléon III, durant les quelques années qui séparèrent sa déchéance de sa mort, à une femme d’une grande intelligence et d’un dévouement éprouvé pour sa personne, la comtesse de Mercy-Argenteau. Les détails de fait apportés par cette correspondance, à d’autres égards singulière, ne sont pas nouveaux. On savait que l’empereur déchu n’avait pas perdu l’espoir de remonter sur le trône et que, malgré le désastre et la maladie, il avait retrouvé en exil cette humeur aventureuse et ce goût des entreprises risquées qui avaient poussé le prétendant sur le chemin de Strasbourg et de Boulogne. On a déjà donné plusieurs fois dans la presse des récits de ces plans qui se formaient à Chislehurst pour restaurer l’Empire. Cette correspondance nouvelle fait savoir que la comtesse de Mercy-Argenteau, Française de naissance (elle était la petite-fille de Mme Tallien) mais Autrichienne par son mariage, — son mari, il est vrai, se fit naturaliser plus tard, — avait mis ses relations et son activité au service de la cause bonapartiste et fut plusieurs fois chargée de missions importantes. C’est elle qui remit à l’empereur Guillaume une lettre que Napoléon III lui avait confiée en la priant « de porter, comme la colombe, un message de paix ».

Les tentatives faites par Napoléon III auprès de Guillaume Ier et de Bismarck n’aboutirent d’ailleurs pas. Ce qu’il est intéressant de retenir, c’est l’état d’esprit dont elles témoignent chez le souverain détrôné. Il s’était expliqué à son ambassadrice de ses idées sur les événements et du caractère de la mission dont il la chargeait. Une longue lettre, entre autres, datée du 4 février 1871, est significative. Elle montre à quel point le sens pratique, le jugement politique, manquaient à Napoléon III, avec quelle force, malgré la leçon des événements, subsistait en lui l’esprit de chimère.

Après avoir tout perdu, et la France avec lui, dans une défaite qui était le résultat d’une longue série d’erreurs et de fautes, ce « rêveur couronné », ainsi qu’on l’a si bien nommé, ne renonçait pourtant pas à ses rêveries. Le cosmopolitisme et l’humanitarisme, qui avaient inspiré toute sa politique des nationalités, l’aveuglaient encore après des coups si rudes. Il est peut-être le seul des Français dont l’idéal de fraternité européenne ait, à ce moment-là, résisté au démenti que lui infligea la politique prussienne. Plus entêté dans l’illusion que Jules Simon et Victor Hugo eux-mêmes, il se refusait à voir et à comprendre les intentions et la méthode de Bismarck.

Rothan, ce diplomate clairvoyant et ce juste historien, définit bien les mobiles de la funeste politique de Napoléon III quand il écrit : « Napoléon III poursuivait le rêve d’une fédération des peuples, croyant que l’Europe, satisfaite et subjuguée par sa modération et sa sagesse, ne contesterait plus sa suprématie. Il se berçait de l’illusion qu’en face de la solidarité croissante des intérêts économiques, les contestations internationales se régleraient par voie d’arbitrages et que, par de sages compromis conciliant les droits des souverains avec les légitimes aspirations des peuples, on arriverait à la pacification générale. »

Tel était, en effet, le rêve de Napoléon III. Et, pas plus que le coup de tonnerre de Sadowa, la foudre de Sedan ne l’en avait pu tirer. Battu, détrôné, prisonnier de ses ennemis, il continuait de nourrir dans son cœur la religion du droit des peuples. Il se persuadait que le rôle magnifique de protecteur de toutes les nationalités était destiné à passer, de ses mains à celles du nouvel empereur, celui d’Allemagne. Et cette perspective le consolait presque de ses malheurs. L’idée qu’un monarque fût fait pour travailler dans l’intérêt de son peuple était si loin de sa pensée qu’il se figurait naturellement que Guillaume Ier allait profiter de sa victoire pour inaugurer une politique généreuse et libérale, et non une politique d’intérêt. Voici d’ailleurs ce qu’il écrivait de Wilhelmshœhe à la comtesse de Mercy-Argenteau :

« L’état de la France est déplorable, et je ne vois pas d’où peut venir le salut si l’empereur d’Allemagne ne fait pas preuve de cet esprit chevaleresque que tout le monde lui reconnaît. Aujourd’hui que nous sommes complètement vaincus, les intérêts de l’Allemagne se confondent avec les nôtres. Rétablir l’ordre, comprimer l’esprit révolutionnaire, faire renaître la prospérité qui seule peut permettre de payer les frais de la guerre et assurer la paix, tels sont les résultats qu’on doit désirer dans les deux pays.

« Si j’étais à la place de l’empereur et que l’Assemblée eût accepté la paix, j’exigerais que le peuple fût consulté pour établir un gouvernement assez fort pour remplir les engagements contractés. Si, au contraire, l’Assemblée repoussait la paix, j’entrerais à Paris à la tête de mon armée ; j’en chasserais les démagogues qui ont usurpé le pouvoir ; je déclarerais ne traiter qu’avec le gouvernement légitime ; je proposerais à ce gouvernement une paix moins onéreuse que celle offerte à l’Assemblée et une alliance basée sur une appréciation équitable des intérêts des deux pays. Resterait à savoir quelles seraient les conditions de cette paix et de cette alliance. Elles ne sont pas faciles à deviner, mais si les deux parties étaient d’accord sur le but, on s’entendrait sans doute sur une solution favorable, car il y a des compensations à donner quand on est, comme le roi de Prusse, l’arbitre de l’Europe.

« Toutes ces idées ont été, à peu près, je crois, développées au comte de Bismarck, et son esprit élevé a dû les comprendre, mais les événements déjouent les projets et forcent même les grands hommes d’État à se courber sous le joug mesquin de la nécessité. Rien ne manque à la gloire de l’empereur et roi, si ce n’est de faire une grande paix, et j’entends par ces mots une paix qui, au lieu de laisser comme trace de son passage la ruine, le désespoir et l’anarchie, fasse reconnaître la grandeur de son caractère et la profondeur de ses vues politiques. »

Il va sans dire que ces considérations sentimentales n’eurent aucune prise sur Guillaume Ier et sur Bismarck et que la mission de Mme de Mercy-Argenteau échoua complètement. Loin d’être aux yeux de Bismarck « un joug mesquin », la nécessité servait de régulateur à sa politique. Mais Napoléon III était incapable d’entrer dans les conceptions bismarckiennes. Il continuait, après Sedan, d’être dupe autant qu’à Biarritz. Comme le prouve une autre lettre, adressée toujours à la même correspondante et datée du 2 mars 1871, il se refusait à croire que l’intention de l’Allemagne nouvelle, cette Allemagne dont il avait encouragé, favorisé l’unification, fût de voir « le travail de la France arrêté pour bien des années et trente-huit millions d’hommes livrés à l’anarchie ». Il ne comprenait pas que l’empereur et roi ne s’appliquât pas au bonheur de la France autant qu’à la prospérité de l’Allemagne ; qu’il voulût fonder la puissance de l’une sur l’abaissement de l’autre, et qu’il ne préférât pas obtenir par une « grande politique », c’est-à-dire par une politique désintéressée, « une gloire plus grande que celle qu’il acquerrait par la possession de Metz et de Strasbourg ».

Il existe à ces lettres qui achèvent si curieusement la physionomie de Napoléon III, un complément qui n’est pas moins éloquent qu’elles-mêmes. C’est une rarissime brochure, publiée à Bruxelles à la fin de 1870 sous ce titre : Des relations de la France avec l’Allemagne sous Napoléon III. Elle est signée par le marquis de Gricourt, sénateur de l’Empire, après avoir été un des premiers amis de Louis-Napoléon Bonaparte, un des complices de l’échauffourée de Strasbourg. Le fidèle Gricourt ne servit ici que de prête-nom, car il est établi que la brochure fut écrite par l’empereur lui-même. C’est une apologie et une défense de sa politique, et l’on y voit cette même persistance de l’illusion, ce même acharnement dans la chimère que nous venons de trouver dans les lettres à la comtesse de Mercy-Argenteau. Même naïveté, même inintelligence des faits, même surprise devant les événements, et même dépit de l’utopiste incorrigible devant la méchanceté des hommes, découverte pour la première fois.

Il y a, dans cette brochure, des aveux d’une simplicité prodigieuse, qui en font un acte d’accusation plutôt qu’un plaidoyer. C’est ainsi que Napoléon III explique sa neutralité dans cette guerre de Danemark par laquelle la Prusse annonça ses conquêtes et sa grandeur, et qui commença notre décadence en nous aliénant définitivement l’Angleterre, aux côtés de laquelle l’empereur avait refusé d’intervenir : « L’empereur, dit la brochure, après avoir proclamé très haut le principe des nationalités, pouvait-il tenir sur les bords de l’Elbe une autre conduite que celle qu’il avait suivie sur les bords de l’Adige ? Il était d’ailleurs bien loin de supposer que la guerre, dont le but avoué était de soustraire des Allemands à la domination danoise, devait avoir pour résultat de mettre des Danois sous la domination allemande. » Et de même, à sa non moins grande surprise, la fondation de l’unité allemande eut pour premier effet de courber des Français sous le joug prussien.

La faute de 1864, Napoléon III l’avait aggravée en 1866 en la recommençant. Il se vante, dans la brochure Gricourt, d’être resté neutre, cette fois encore, avec préméditation. Il cite cette lettre, lettre officielle et insérée au Moniteur, qu’il adressa à Drouin de Lhuys le 11 juin 1866, lorsque le conflit austro-allemand apparut inévitable, et où il indique clairement que pour lui la France passait après l’Italie : « En face de ces éventualités, quelle est l’attitude qui convient à la France ? Devons-nous manifester notre déplaisir parce que l’Allemagne trouve les traités de 1815 impuissants à satisfaire ses tendances nationales ?… Dans la lutte qui est sur le point d’éclater, nous n’avons que deux intérêts : la conservation de l’équilibre européen et le maintien de l’œuvre que nous avons contribué à édifier en Italie. » Il rappelle qu’après la défaite de l’Autriche et des États allemands du Sud, une partie de l’opinion française se retourna contre lui. « Afin de répondre à ces attaques », ajoute-t-il, « l’empereur entreprit de prouver que ce n’était pas par faiblesse, mais par conviction, qu’il avait facilité en Europe la reconstitution des grandes nations, et il mit ses idées et ses actes sous l’invocation du grand homme qui, du haut de son rocher, avait dicté pour ses successeurs de si magnifiques paroles. » Et en effet, le 14 février 1867, à l’ouverture de la session législative, il avait cité ces paroles du testament de Sainte-Hélène comme la maxime mère de toute sa politique : « Une de nos grandes pensées a été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés, la politique et les révolutions. »

Le vaincu de Sedan ne craignait même pas, dans cette brochure, de rappeler qu’après Sadowa encore il s’était réjoui de voir l’unité germanique en marche. Il rappelait qu’il avait observé dans la guerre de 1866 une neutralité qui reste inexplicable si l’on ne se souvient que Napoléon III était le champion du droit des peuples. Enfin il se faisait gloire d’avoir écrit la circulaire La Valette dont nous avons déjà parlé, et où il s’applaudissait des événements qui venaient, en quelques semaines, de transformer l’Allemagne, et de faire une redoutable puissance de ce qui était, la veille encore, division et anarchie.

« La politique, ajoutait Napoléon III, doit s’élever au-dessus des préjugés étroits et mesquins d’un autre âge. L’empereur ne croit pas que la grandeur d’un pays dépende de l’affaiblissement des peuples qui l’entourent et ne voit de véritable équilibre que dans les vœux satisfaits des nations de l’Europe[28]. En cela il obéit à des convictions anciennes et aux traditions de sa race. Napoléon Ier avait prévu les changements qui s’opèrent aujourd’hui sur le continent européen. Il avait déposé le germe des nationalités nouvelles dans la péninsule en créant le royaume d’Italie ; en Allemagne, en faisant disparaître deux cent cinquante-trois États indépendants. »

[28] A cette théorie, en apparence généreuse, Proudhon objectait avec raison : Qui peut se flatter de jamais satisfaire ces vœux ? En posant le principe, vous rendez les nationalités insatiables. Toutes élèveront tour à tour leurs prétentions. Il n’y aura plus de tranquillité pour l’Europe ni pour le monde. Et Proudhon prophétisait que le principe des nationalités, prétendu humanitaire, ferait couler des torrents de sang en Pologne et dans les Balkans. (Voir sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, réponse au discours impérial d’Auxerre.)

Ainsi le « droit des peuples », dont la conception hantait déjà le prétendant de Strasbourg et de Boulogne, après avoir été la grande pensée de son règne, survivait à toutes les catastrophes. Le testament de Wilhelmshœhe répète le testament de Sainte-Hélène. Les deux Napoléons, dans l’exil et dans la défaite, cherchaient leur excuse et leur gloire dans leur fidélité aux principes révolutionnaires. L’oncle et le neveu, Napoléon le grand et Napoléon le petit, après avoir laissé la France meurtrie, envahie, diminuée, vantaient pourtant leur œuvre qui n’avait consisté qu’à « ennoblir les peuples, à dessouiller la Révolution et à raffermir les rois », — les rois des puissances rivales. Programme qui s’est malheureusement réalisé à la lettre ! C’est ainsi que se révèle, des origines jusqu’à la chute, des coups d’État jusqu’à l’abdication, l’unité de caractère des plus mauvais chefs qu’ait jamais eus la France. Le système napoléonien souffre toutes les appellations. On peut le nommer libéral, révolutionnaire, cosmopolite, humanitaire, idéaliste. L’Europe, — la vraie Europe, celle de l’équilibre et de l’ordre, — proteste qu’il n’a jamais été européen. Ses principes et ses conséquences funestes montrent assez qu’il n’eut rien de français.

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