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Bismarck et la France

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APPENDICE II
Le duc de Broglie et M. de Gontaut-Biron.

Dans le numéro de la Revue historique que nous avons cité, M. Émile Bourgeois, qui n’a pas pardonné le 16 mai au duc de Broglie, tient à prouver que cet homme d’État réactionnaire n’est pas un historien digne de ce nom. Et, pour en faire la démonstration, il compare les Souvenirs de M. de Gontaut-Biron, parus en janvier 1906, au livre que le duc de Broglie avait écrit il y a une dizaine d’années sur la mission que remplit à Berlin notre premier ambassadeur après le traité de Francfort. Le duc de Broglie avait eu entre les mains, pour écrire son ouvrage, les notes de M. de Gontaut-Biron. Il les avait jointes à ses propres papiers et à ses propres souvenirs du ministère. Il est donc naturel que les deux ouvrages ne concordent pas sur tous les points de détail d’une manière parfaite. Il est naturel aussi que le duc de Broglie, grand lettré, accoutumé à l’art d’écrire, ait quelquefois ajouté au texte un peu rapide et sommaire, au texte d’homme d’affaires qui est celui de M. de Gontaut, quelques remarques d’ordre psychologique. Doué de plus de sensibilité patriotique que M. Émile Bourgeois, il se met quelquefois à la place de M. de Gontaut, arrivant après nos désastres chez le vainqueur, se trouvant isolé dans une ville ennemie, dans une cour dont il ne connaît pas la langue, devant un chancelier féroce et qui parle avec la dureté et la brutalité d’un triomphateur. Sans doute il serait exagéré de dire que la littérature qu’a faite à ce sujet le duc de Broglie appartient au genre sublime. Mais elle convient fort bien au sujet et elle se trouve tout indiquée par les pages de ses Souvenirs où le vicomte de Gontaut-Biron a témoigné lui-même d’une émotion facile à concevoir et à partager.

Il n’est pas malaisé à M. Émile Bourgeois de triompher du duc de Broglie à l’aide de quelques omissions ou erreurs de dates. Après quoi, il est fort commode de dire que le duc de Broglie historien ne mérite aucune confiance, que son livre ne vaut rien, que la thèse en est infirmée puisque la date des dépêches n’y est pas toujours respectée.

Si le duc de Broglie et le vicomte de Gontaut ne sont pas absolument d’accord sur quelques textes ou quelques dates, — sujets où seules les archives du quai d’Orsay et celles de la Wilhelmstrasse, et non des livres imprimés, seraient à consulter, — le ministre et l’ambassadeur s’entendent parfaitement sur un point que les mémoires du prince de Hohenlohe sont encore venus confirmer et mettre en lumière : à savoir que Thiers fut l’homme de gouvernement préféré de Bismarck après la guerre ; qu’il fut, le mot n’est pas trop fort et on peut le dire sans hésiter aujourd’hui, l’instrument de l’Allemagne pendant toute la période du relèvement français. Et même, ce que le duc de Broglie n’avait dit que par allusion académique, avec des pudeurs d’ancien adversaire, et exactement comme un homme qui se croit tenu à quelque ménagement pour un ancien confrère des Assemblées, toutes ces choses terribles pour la mémoire de M. Thiers, le vicomte de Gontaut-Biron les a dites avec la dernière netteté.

Or le critique de la Revue historique ayant dû choisir entre le duc de Broglie et le vicomte de Gontaut-Biron, puisqu’il corrigeait l’un à l’aide de l’autre, a été contraint d’affirmer que le second est absolument digne de foi. Concession dangereuse pour les républicains. M. Émile Bourgeois s’est si bien aperçu du danger qu’il y avait à authentiquer les Souvenirs de M. de Gontaut, qu’il se résout à aborder la difficulté de front, reproche purement et simplement au duc de Broglie de n’avoir pas assez dit de quelle faveur M. Thiers jouissait à Berlin, dans la crainte de trop le mettre en valeur. Les ménagements, les égards du duc de Broglie sont bien récompensés ! C’est d’ailleurs toujours ainsi que les timidités se payent en politique. M. Émile Bourgeois a eu beau jeu à renverser la situation. Il va jusqu’à faire grief au duc de Broglie de n’avoir pas dit « un mot des éloges très accentués de la femme du prince impérial pour M. Thiers, du plaisir de M. de Bismarck que l’assemblée française ait refusé la démission de M. Thiers… »

Même manœuvre pour les passages de ses dépêches où M. de Gontaut signalait l’inquiétude et la mauvaise humeur avec lesquelles les tentatives de restauration monarchique et la politique catholique de l’Assemblée étaient vues à Berlin. Devant cette attitude de l’Allemagne, le patriotisme devait faire un devoir à tout homme d’État français de renoncer et au roi et à la religion, conclut M. Émile Bourgeois. C’est tirer avec effronterie exactement le contraire de la moralité politique que comportent les menaces de Bismarck contre la monarchie, ses craintes à l’égard du catholicisme et de la coalition blanche, imminente en Europe après la guerre, sa préférence pour le régime républicain chez ses ennemis vaincus. C’est nier exactement aussi la leçon que tirait de ces événements M. de Gontaut lui-même lorsqu’il écrivait à son chef que l’opinion de Bismarck sur les affaires de France devrait être, pour tout bon Français, une raison suffisante de se tenir au point de vue opposé.

Mais tout ce qu’il nous importe de retenir, c’est l’exactitude affirmée et démontrée par la Revue historique des souvenirs d’ambassadeur de M. de Gontaut-Biron.

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