Bismarck et la France
APPENDICE V
Livre d’un disciple de M. Rane sur les « responsabilités
de 1870 ».
Lancée par M. Émile Ollivier dans l’été de 1906, en pleine lutte religieuse, la question du pouvoir temporel et de ses conséquences sur les événements de 1870 n’a plus été abandonnée. Elle venait à point pour servir les vues de l’anticléricalisme et seconder contre l’Église et les « fonctionnaires de l’étranger » la campagne de M. Clemenceau et d’une certaine presse qui s’était découvert tout à coup un nationalisme intransigeant. Aussi un écrivain de gauche, M. Henri Genevois, s’est-il empressé de donner une édition nouvelle et mise au point d’un ouvrage sur les « responsabilités générales » des événements de 1870-71 et qui est, à la fois, une apologie du gouvernement de la défense nationale et de son œuvre, et un pamphlet contre les conservateurs et la politique traditionnelle de la France. Il est intéressant de parcourir ce livre, dont le patriotisme particulier est mis sous le patronage de M. Rane. Nous ne rétablirons pas à son sujet les vérités et les réalités d’ordre historique et politique qui sont maintenant clairement établies dans la question des alliances de 1870. L’ouvrage du disciple, ami et protégé de M. Rane, est un ouvrage de polémique. C’est à ce seul titre qu’on peut l’examiner.
La thèse est simple : ce qui a perdu la France, c’est son dévouement aux intérêts de Rome, c’est de n’avoir pas assez fait pour l’unité italienne. Un peu plus de sacrifices à l’Italie, et nous avions à jamais une alliance indéfectible. De 1849 à 1870, tout ce qui s’est fait pour l’Italie s’est fait pour la France, tout ce qui s’est fait pour le Saint-Siège s’est fait contre la France. La première expédition de Rome en 1849 ce fut « le premier acte de ce drame historique : la Trahison de la France au profit de l’Église, dont le traité de Francfort fut l’épilogue, — et dont la séparation de l’Église et de l’État est la sanction tardive. Aboutissement fatal, longtemps attendu par tous ceux qui croient à cette injustice immanente qui sort des choses. » On voit l’actualité de la thèse : la séparation est ainsi présentée comme une réparation nationale, le châtiment du tort que la protection de l’indépendance du Saint-Siège a causé à la patrie.
Il est curieux d’observer que le point de vue auquel se placent les écrivains et les publicistes de l’opinion de M. Henri Genevois dans leurs jugements sur le second Empire n’est plus tout à fait celui des jours héroïques de l’opposition. Le Deux-Décembre est sans doute un crime abominable. Mais on en parle moins. La rhétorique des Châtiments n’a plus cours. On n’accable plus la mémoire de Badinguet des souvenirs du coup d’État. Napoléon III est devenu presque sympathique aux républicains. Ils retrouvent en lui la plupart de leurs principes et de leurs idées. Ils ne sont pas loin de l’appeler, comme M. Jean Guétary, « un grand méconnu ». Napoléon III était démocrate, révolutionnaire, socialiste. Il avait écrit l’Extinction du paupérisme et il était d’avis que, pour les riches, l’impôt est le meilleur des placements. Il n’y a rien à reprendre dans sa littérature. Son tort, son vrai tort n’est même pas d’avoir été dictateur et César : c’est d’être tombé, vers la fin de son règne, sous l’influence de l’impératrice, de n’avoir pas persévéré dans sa politique de gauche, d’avoir abandonné le principe des nationalités, la cause de l’unité italienne et de l’unité allemande, de s’être fait dans une certaine mesure le protecteur du catholicisme. Par un détour vraiment admirable, M. Henri Genevois plaint et même il excuse Napoléon III de s’être laissé endoctriner par le cléricalisme. C’est l’impératrice Eugénie, « l’Espagnole » comme il dit, qui est rendue responsable de tout le mal.
Il est bien vrai que si l’impératrice eut, comme on l’affirme, une politique personnelle, c’était la vraie politique traditionnelle de la France. Seulement elle fut inaugurée trop tard, quand les plus grosses fautes, les fautes irréparables, étaient commises, quand Sadowa était un fait accompli. Si l’impératrice a dit et a fait tout ce dont aujourd’hui on l’accuse, c’est elle qui a vu clair. On a raconté bien des fois que l’impératrice était légitimiste. On connaît le mot du duc de Morny qu’Alphonse Daudet, alors jeune homme et qui lui servait de secrétaire, voulait quitter sous prétexte qu’il était royaliste : « Qu’est-ce que cela fait, repartit tranquillement Morny, l’impératrice l’est bien ! » M. Henri Genevois, qui ne manque pas de citer de nouveau cette anecdote, ajoute ceci : « L’impératrice avait repris un projet de la restauration et s’était mis en tête de faire canoniser Louis XVI et Marie-Antoinette. La femme de Napoléon III voulait reprendre l’œuvre des Bourbons… » Plût au ciel qu’elle y eût réussi plus complètement et plus tôt et que son influence eût toujours été assez forte pour empêcher les fautes qu’elle voyait commettre et qui révoltaient son sentiment conservateur. Alors que l’empereur et avec lui toute l’opinion libérale s’engouaient follement pour l’idée de l’Italie une, l’« Espagnole » voyait plus juste que tous les Havin et tous les Guéroult. Le catholicisme fut pour elle un bon inspirateur dans cette circonstance. Et si son ascendant avait pu l’emporter sur les chimères de Napoléon III, sur la pression des libéraux, sur les engagements pris à l’égard des révolutionnaires italiens, peut-être la funeste campagne de 1859 n’aurait-elle pas eu lieu. Et que de conséquences désastreuses eussent été évitées ! Du moins fit-elle tout son possible pour empêcher la reconnaissance du royaume d’Italie. Imbert de Saint-Amand, dans son livre sur le Règne de Napoléon III, a raconté cette scène qui, si elle est vraie, est à l’honneur de la souveraine :
« Cavour venait de mourir. Un conseil des ministres se tenait au palais de Fontainebleau. L’impératrice y assistait. — M. le ministre, dit le souverain à M. Thouvenel, veuillez, je vous prie, renseigner le conseil sur l’état de nos relations avec l’Italie. — Le ministre tira de son portefeuille et se mit à lire le rapport concluant à la reconnaissance du nouveau royaume. Au milieu de la lecture, la souveraine se leva brusquement, avec les signes d’une violente agitation. Des larmes jaillissaient de ses yeux. Elle quitta la salle reconduite par le maréchal Vaillant, sur la prière de l’empereur ».
En face de cette scène, M. Henri Genevois en place une autre qui fait pendant. Elle est rapportée par le sceptique Mérimée dans une lettre à Panizzi. « Il y a quelques jours », raconte Mérimée le 11 juillet 1862, « la princesse Mathilde avait eu l’imprudence d’aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le curé s’est avisé de faire une prière improvisée pour que le bon Dieu ouvrît les yeux des grands de la terre et leur inspirât de ne plus persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s’est levée furieuse et est sortie de l’église sur-le-champ. »
Le rapprochement est piquant. Et l’événement a montré depuis laquelle avait raison de l’impératrice Eugénie ou de la princesse Mathilde. L’une avait réagi en catholique, l’autre en pure « napoléonienne ». Et c’est la première qui voyait en même temps l’intérêt de la France. Ses larmes, tout Français clairvoyant eût dû les verser, quand fut reconnu le royaume d’Italie. N’était-ce pas Proudhon lui-même, peu suspect de cléricalisme, qui annonçait les malheurs que nous amènerait l’unité italienne, qui nous menaçait de l’ingratitude prochaine de la nouvelle nation ? Autant que l’impératrice, Proudhon était opposé à la reconnaissance du royaume de Victor-Emmanuel. Il accusait la presse française de manquer de patriotisme. Il demandait ironiquement si « les suffrages du Siècle, de l’Opinion nationale, de la Presse, du Temps peut-être et des Débats valaient les trois cents évêques venus à Rome des cinq parties du monde qui votèrent dernièrement l’adresse au Saint-Père ». Et dans cette courageuse et historique brochure qui s’appelle la Fédération et l’unité en Italie, et qu’on pourra toujours utilement opposer à la thèse anticléricale sur la question italienne, il écrivait encore ces lignes prophétiques : « Des faiseurs d’amplifications croient avoir tout dit quand ils ont parlé des races latines ! Ignorent-ils ou feignent-ils d’ignorer que les États les plus antagoniques sont justement les États limitrophes, et les nations les moins faites pour s’unir celles qui se ressemblent le plus ? En politique nos ennemis sont nos voisins : cet axiome est aussi sûr que pas un de Machiavel. En 1854, l’Autriche a étonné le monde par son ingratitude envers la Russie, sa bienfaitrice : c’est que l’Autriche, pour les trois quarts de sa population, est, comme la Russie, un empire slave, et que si ces deux grands États ont des intérêts semblables, précisément pour cela ils sont contraires. Fallait-il nous donner à nous-mêmes le régal de l’ingratitude italienne ? Certes, elle n’a pas attendu, pour se produire, que l’unité fût formée. Elle éclate tous les jours, depuis quatre ans, dans les imprécations des tribunaux, dans les articles des journaux, et jusque dans les protestations d’amour et de reconnaissance adressées par le parlement de Turin à Napoléon III. »
Proudhon avait, pour exprimer sa pensée, sa dialectique et sa verve. L’impératrice n’avait que des larmes, des nerfs et des intrigues de femme. La « camarilla semi-bonapartiste et semi-jacobine », comme la définissait si bien Proudhon lui-même, l’emporta : elle flattait à la fois l’erreur de l’opinion et la chimère de l’empereur. Mais c’étaient le philosophe indépendant et l’impératrice espagnole, avec ce que le pays gardait de patriotes intelligents et de purs traditionnels, qui avaient discerné où se trouvait l’intérêt de la France et qui l’avaient défendu.