Bismarck et la France
II
LES LEÇONS D’IÉNA.
Il n’y a pas d’équivalence entre les deux célébrations qu’on a faites du centenaire d’Iéna en Allemagne et en France. Là-bas, on mesurait le chemin parcouru depuis les défaites, et surtout on expliquait aux générations nouvelles que ce n’est pas le hasard, mais de grandes volontés servies par de bonnes institutions qui ont réussi à relever l’Allemagne de la misère et de l’avilissement où elle était tombée. En France notre histoire est moins simple et moins claire. Les révolutions, la rhétorique des partis, la succession des régimes, l’habitude d’un langage rempli de « nuées », rendent inconcevable pour la plupart des Français la suite des événements du dix-neuvième siècle. Pour eux les défaites succèdent aux victoires, Waterloo sort d’Iéna et Sedan de Solférino, sans lien, sans raison, par l’effet d’une mystérieuse et pénible fatalité. Cependant quelques écrivains patriotes ont tenté de tirer la philosophie et la leçon d’Iéna. C’est ainsi que M. Henri Welschinger a montré que la Prusse devait voir les causes de sa défaite dans le pacifisme prussien du commencement du dix-neuvième siècle, dans l’absence de toute préparation à la guerre, la faiblesse du commandement, le relâchement de la discipline, le mauvais état de l’armement, le défaut d’instruction militaire, résultats de cette illusion qu’un peuple est toujours libre de conserver la paix du moment qu’il ne veut pas se battre. M. Henry Bordeaux a rappelé le magnifique réveil de la conscience nationale en Prusse après Iéna, les efforts des patriotes pour relever le pays de ses ruines, l’initiative d’un intellectuel comme Fichte abandonnant ses spéculations philosophiques pour aller au devoir immédiat et, dans ses Discours à la nation allemande, prêtant le secours de sa pensée et de son éloquence aux efforts des militaires et des hommes d’État. Iéna reste la preuve historique qu’une grande défaite peut être l’école d’un peuple, le principe de sa régénération. Enfin un autre écrivain, Louis d’Hurcourt, est allé plus loin encore en montrant que la Prusse a donné un exemple que la France n’a pas suivi, car elle s’est remise à l’œuvre aussitôt après le désastre, mais sans rejeter aux calendes une revanche qu’elle prit dès 1813 et dont elle ne laissa pas le soin aux générations futures. On a trop dit, remarque fort justement M. d’Hurcourt, que la Prusse avait attendu soixante et soixante-quatre ans (c’est-à-dire Sadowa et Sedan) pour réparer sa défaite. C’était oublier volontairement Leipzig et Waterloo. Rejeter sur la deuxième ou troisième génération d’après une guerre le soin de venger ses vaincus et ses morts, équivaut pour un peuple à renoncer aux réparations et à la revanche. M. d’Hurcourt a dit cela en termes très forts, et qui auraient encore gagné à être appuyés de l’explication historique et politique du renoncement de la France, après un réveil d’énergie et de patriotisme qui égale bien celui de la Prusse après Iéna. Cette explication, on la trouve dans la nature du régime démocratique et républicain, régime du moindre effort, des velléités brèves et des courtes pensées.
On n’avait d’ailleurs pas attendu le centenaire pour tirer la leçon d’Iéna. Bismarck, nous venons de le voir, l’avait fait depuis longtemps, en saluant cette défaite prussienne, — largement rachetée depuis, — comme l’origine de la libération et de la renaissance allemandes. Mais nous avons aussi dans notre littérature historique et politique un grand ouvrage qui commente les enseignements d’Iéna. C’est celui que M. Godefroy Cavaignac écrivit entre 1890 et 1898 sur la Formation de la Prusse contemporaine. Patriote, mais républicain par tradition et par conviction (au moins jusque dans ces dernières années, croyons-nous), l’ancien ministre de la guerre s’était proposé de montrer dans son livre l’influence bienfaisante des idées de la Révolution française sur le risorgimento prussien. Sa thèse était que le désastre de 1806 marqua pour la Prusse la fin de l’ancien régime et des principes d’ancien régime, l’avènement d’un régime nouveau gouverné par les idées de 1789, et que de cette Révolution datèrent pour la Prusse sa grandeur et sa prospérité.
Godefroy Cavaignac, en soutenant cette thèse, unissait étroitement ses sentiments de patriote et ses sentiments de républicain. Il était de cette école qui croit au caractère national de la Révolution et qui voit dans les idées de 1789 un des titres d’honneur de la France. Il était aussi de cette respectable et honnête fraction du parti républicain qui se préoccupe de ne jamais séparer les principes démocratiques et libéraux du patriotisme. Aussi, en écrivant son histoire de la Prusse selon ce système, avait-il dessein de montrer comment les idées de 1789 peuvent servir à rendre un pays plus fort et mieux armé pour ses revanches.
Godefroy Cavaignac se trompait évidemment et il a peut-être assez vécu pour voir, par le développement parallèle de la France et de la Prusse, en quoi péchait son système. L’influence de la Révolution et des idées révolutionnaires sur les destinées de la Prusse n’est pas niable. Mais elles n’ont pas agi comme le croyait M. Cavaignac. Ce qu’il prend, dans la réorganisation de la Prusse après Iéna, pour un retentissement de ce qui s’était fait quinze ans plus tôt en France, c’est tout simplement le passage de l’état féodal à l’unité monarchique : c’est la restauration de l’idée d’État, comme Louis XIII et Louis XIV, las de l’anarchie féodale, l’avaient comprise. Stein et Hardenberg, les grands ministres prussiens, n’ont pas refondu la Prusse selon le système des hommes de la Constituante ni de la Législative. Ils ont bien plutôt fait pour leur pays ce que pour le nôtre avait fait Richelieu, si l’on tient compte de la diversité des lieux et des temps. D’ailleurs, Godefroy Cavaignac, en scrupuleux historien, ne manque pas de le constater : les Allemands ne nous envient qu’avec modération les immortels principes et nient, quant à eux, toute imitation de la politique révolutionnaire.
Ce qui n’est pas niable, pourtant, c’est l’influence des idées de la Révolution sur les transformations de la Prusse et de l’Allemagne. Mais cette influence s’exerça au rebours de la thèse de Godefroy Cavaignac. Nos armées d’invasion, apportant avec elles les principes des Droits de l’Homme, donnaient naissance à cette question des nationalités, inconnue de l’ancienne Europe, et qui allait entraîner au dix-neuvième siècle des convulsions qui ne sont pas encore finies. C’est de la « libération des peuples », dont Napoléon fut le champion, que devait sortir l’unité allemande, comme plus tard l’unité italienne. La chute de l’ancien régime marqua la fin de cette politique prudente et sage, constamment suivie par la monarchie française, et qui avait consisté à endormir le colosse germanique, à le diviser, à l’affaiblir, à profiter des querelles religieuses, des divisions territoriales, des rivalités princières, du manque d’argent, de l’état arriéré de la civilisation. Les guerres de la Révolution et de l’Empire sont glorieuses. Il serait absurde de dédaigner le lustre qu’elles jettent sur la nation française. Mais en fait de résultat positif, elles ont eu celui d’unir ce qu’il fallait continuer à tenir divisé, d’éveiller ce qu’il eût mieux valu laisser dormir. Napoléon commit imprudences sur imprudences et non-sens sur non-sens. Il ne profita même pas de ses victoires, ne sut pas briser la dynastie des Hohenzollern ni dépecer immédiatement son territoire quand il la tenait à sa discrétion. L’ouvrage des électeurs de Brandebourg et du grand Frédéric pouvait être anéanti après 1806. Or Napoléon se contenta de le diminuer et d’humilier Frédéric-Guillaume. Et, qui plus est, il forma, il arrondit de ses mains, auprès de la Prusse, d’autres royaumes qui, simplifiant le chaos germanique, devaient, le jour venu, rendre plus facile l’unité. Telles sont les véritables conséquences que porta la Révolution en Allemagne.
Quant aux idées révolutionnaires en elles-mêmes, les adhésions qu’elles avaient trouvées en Prusse dans le tiers état, bien loin d’avoir servi le pays, avaient au contraire, dans toute la mesure où elles avaient agi, préparé la catastrophe de 1806. La Prusse se trouvait partagée entre deux partis également hostiles au bien public. D’une part les féodaux, qui, pour maintenir leurs privilèges, ou même pour les restaurer et les étendre en profitant de l’affaiblissement du pouvoir royal, faisaient bon marché de la patrie, de nos unités, des nécessités militaires et fiscales ; d’autre part le tiers état, qui trouvait dans les principes égalitaires et libéraux de commodes prétextes de se soustraire aux obligations du service militaire et de l’impôt. Rarement vit-on plus bel exemple de pays en décomposition que la Prusse au début du dix-neuvième siècle. Les idées révolutionnaires tombant dans cette anarchie furent loin de rénover le pays. Elles furent conseillères d’abandon et de division. Elles furent tout à fait d’accord avec les tendances d’un roi timide, irrésolu, nullement porté à l’action. Elles déterminèrent une grande crise de pacifisme qui, comme toujours, tourna à la guerre, au désastre et à l’invasion.
Les rares Prussiens qui, avant 1806, conservaient du patriotisme et pressentaient les catastrophes, rendaient d’ailleurs responsables de tout le mal les « mensonges français ». Le mot est de Marwitz, un Junker, un hobereau, mais qui était de cette noblesse prussienne frédéricienne, militaire, fidèle au service, et non de la séditieuse noblesse féodale. Marwitz écrit dans ses Mémoires : « Les savants isolés, le tiers état éclairé, avaient formé un puissant parti qui entraînait après lui les mauvais et les faibles ; l’armée même était divisée. Tout ce qui avait séjourné dans les nouvelles provinces s’était familiarisé avec les mensonges français ; tout ce qui, mis en rapport avec le tiers état éclairé, s’était entiché des nouvelles doctrines, était devenu antibelliqueux et ne pouvait servir. » D’ailleurs, quand Marwitz avait proposé aux États de la Marche électorale une adresse au roi, qui lui offrait les services, les biens et le sang de la noblesse pour le salut de la patrie, il s’était heurté à un refus. On ne l’avait même pas compris. C’est pourquoi Godefroy Cavaignac résume dans ce commentaire lumineux la situation : « Quelle absence de ressort patriotique ces faits dénotent ! La froideur avec laquelle les États de la Marche accueillent les ouvertures de Marwitz est un trait caractéristique. La noblesse opprime et exploite le paysan ; elle n’est point un centre d’action et de vie locale ; perdue par l’étroitesse de caste et, en dernier lieu, par l’esprit de jouissance grossière, elle est fermée aux idées d’un patriotisme viril… Quant au tiers état, les tendance individualistes et idéalistes, sympathiques encore en quelque mesure à la Révolution, à son œuvre, à la France, dominent l’Allemagne. Elles ne préparent point le milieu éclairé à une action énergique. »
Ainsi, ce qui fut battu à Iéna, c’est un pouvoir royal affaibli, une aristocratie séparatiste, un tiers état libéral. Les idées de la Révolution, comme le disait fort bien Godefroy Cavaignac, « ne préparent point à une action énergique ». Les hommes qui, après Iéna, entreprirent le relèvement de la Prusse réagirent en effet contre ces idées. Ce n’est pas sur les Droits de l’Homme, mais sur l’institution monarchique qu’ils songèrent à s’appuyer. Tout le mouvement politique et intellectuel qui suivit Iéna, finit par entraîner l’Allemagne entière, et aboutit à la formation de l’Empire, ne fut certes pas réactionnaire. La réaction, c’était la féodalité ennemie de l’unité nationale. Mais ce mouvement ne participa pas davantage de la Révolution ni de ses idées. Il réussit parce qu’il avait l’intérêt national pour guide et une dynastie pour instrument.
Voilà non pas la seule, mais la plus forte leçon d’Iéna, où plutôt la grande leçon de toute l’histoire de Prusse. Mais il faudrait un livre pour la développer.