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Bismarck et la France

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APPENDICE VI
Quand il n’y avait pas d’Allemagne.

Une curieuse dispute s’est élevée en juillet 1906 entre le Messager d’Alsace-Lorraine, organe de la tradition alsacienne de fidélité par goût et par choix à la France, et la Strassburger Post, organe de la germanisation et de l’Empire.

Un rédacteur hambourgeois de ce journal officiel du statthalter a découvert qu’Edmond About, dans un roman intitulé Madelon et paru avant la guerre, nomme les Alsaciens des « Allemands ». Il reste étonné et joyeux de sa trouvaille. Et il demande avec insistance aux annexés ce qu’ils en pensent. — N’est-ce pas, leur fait-il observer, l’aveu que les Français eux-mêmes n’ont jamais considéré l’Alsace comme terre française ? la justification des prétentions allemandes sur la rive gauche du Rhin ? l’excuse et la raison d’être de la guerre de 1870 et du traité de Francfort ? En vous annexant à l’Empire, nous vous traitions comme des frères égarés et vous répondiez : « Nous ne sommes pas du tout vos frères. » Vous l’étiez si bien que ces compatriotes français que vous faites profession de chérir si fort vous regardaient eux-mêmes comme des étrangers, comme des Allemands. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Le Messager d’Alsace-Lorraine a répondu très bien, très vite, très aisément.

Qu’Edmond About, rétorque-t-il à l’écrivain de Hambourg, ait nommé les Alsaciens des Allemands, que d’autres l’aient fait comme lui, que les compatriotes de Kléber eux-mêmes aient pris ce nom, cela ne prouve absolument rien en faveur de votre thèse et ne comporte pas les conséquences que vous en tirez. Il y a seulement trente-six ans, au mois de juillet 1870, il n’y avait pas d’Allemagne. L’Allemagne n’existait pas pour les chancelleries d’Europe qui ne connaissaient que la Prusse, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg et une vingtaine de menus États. Le mot allemand[41] avait un sens en géographie, en ethnographie, en linguistique, en littérature, comme les mots scandinave, slave ou celte aujourd’hui. Mais il n’en avait aucun en politique. Edmond About disait très naturellement des Alsaciens que c’étaient des Allemands, et il les nommait ainsi dans ses livres, comme M. Pierre Loti appelle Ramuntcho un Basque et M. Emmanuel Delbousquet ses personnages des Catalans. Personne n’a jamais songé à nier que le dialecte alsacien fût un idiome germanique, ni que les Francs, les Alamans, les Burgondes et les Ripuaires fussent des tribus d’outre-Rhin. Vous embrouillez de mauvaise foi les faits et les dates et vous confondez le domaine de la politique et celui de la littérature. Soyez certain que depuis le traité de Francfort personne en France ni en Alsace ne songe plus à nommer les Alsaciens des Allemands, car le mot allemand revêt un sens nouveau, celui de participant de votre communauté nouvelle et de fraîche date, où les annexés ne sont entrés que par violence et contre leur vœu.

[41] Allemand, c’est All man, et l’on désigna ainsi dans le monde barbare de l’antiquité un ramassis de Germains sas origines certaines.

Mais le Messager d’Alsace-Lorraine va plus loin. S’il explique le mot dont s’est servi About, il ne partage ni n’excuse l’état d’esprit dont cette expression témoigne chez l’écrivain libéral du second Empire.

Dans ce roman de Madelon, Edmond About parlait, comme d’une chose fort risible et matière à plaisanterie d’un certain Mathias von Teufelsschwanz, prince de la confédération germanique, qui projette de partir en guerre contre l’ennemi héréditaire et de lui reprendre l’Alsace. Il va sans dire que, l’ironie n’étant pas précisément le fait des gens de Hambourg, le correspondant de la Strassburger Post ne comprend rien à cette fantaisie dans la manière de la Grande-Duchesse de Gerolstein et qu’il y voit une nouvelle reconnaissance des droits de l’Allemagne et des torts de la France. Ici encore le Messager, après avoir fait justice du contresens, n’a pas eu de peine à répondre. Et sa réponse dépasse ses contradicteurs et va fort loin.

Quand About mettait en scène le personnage ridicule de Mathias von Teufelsschwanz (littéralement Mathias qui tire le diable par la queue), il traduisait l’opinion libérale, remplie de tendresse pour le peuple allemand, les idées allemandes, la sentimentalité germanique, mais accoutumée à traiter par le mépris et la dérision les princes et les gouvernements réduits à l’impuissance durant tout le siècle. « Les espoirs allemands », dit le Messager, « paraissaient alors tellement chimériques, que, pour des hommes comme About, ils ne pouvaient être que l’objet de plaisanteries. Par frivolité, par négligence, par une coupable présomption nationale (ajoutons : par aveuglement libéral) le protégé de Napoléon III, ainsi que la plupart des Français de la fin du second Empire, négligeait d’accorder de l’importance à ce qui se passait outre-Rhin. Le malheureux ne se doutait pas que Mathias von Teufelsschwanz n’était pas une fiction, que, loin d’être ridicule, il avait toutes les capacités d’un grand prince et qu’il s’appelait en réalité Guillaume Ier. Personne alors, à de rares exceptions près, ne croyait au réveil national des Germanies. Qui donc pouvait se douter que le vieil esprit de conquêtes et de rapines du Saint-Empire n’était pas à jamais disparu ? On avait foi en l’Allemagne rêveuse et mystique tant prônée par Mme de Staël, et tous les efforts vers la force et l’unité semblaient être les soubresauts de l’impuissance. Un peuple de penseurs et de poètes : cette folie était enracinée dans tous les cerveaux. Renan y croyait, Taine y croyait. Les écrivains de la Revue germanique en avaient fait un Credo. Qui donc aurait pu s’attendre au sanglant démenti de 1870 ? »

Le Messager fait toucher ici du doigt la grande illusion libérale, romantique, révolutionnaire, qui eut son point de départ avec Mme de Staël et fut représentée jusque sur le trône par Napoléon III. La politique des nationalités se rattache étroitement à la littérature romantique. Il y a un lien entre Magenta et Corinne. Il y en a un entre Sadowa, Sedan et le livre De l’Allemagne. On croyait, on voulait croire à la vertueuse, à la philosophique Germanie. Pourtant n’est-ce pas Gœthe lui-même qui disait, précisément après avoir lu l’ouvrage de Mme de Staël, que les Français avaient tort de trop compter sur la candeur allemande ? C’est de la candeur française qu’il eût bien mieux valu parler. Aussi Gœthe en plaisantait-il, non sans lourdeur : « Ils ne consolideront pas leur coffre-fort, disait-il en parlant de nous, et on le leur volera. » Ce qui s’est accompli à la lettre. Et il ajoutait, ce grand connaisseur et bon juge de ses compatriotes : « Mais si l’on veut apprendre à connaître la malhonnêteté des Allemands dans toute son étendue, il faut se tenir au courant de leur littérature. » Mme de Staël et ses successeurs, qui croyaient la connaître, ne l’avaient jamais lue qu’avec les yeux de la foi, de la tendresse et de l’illusion. De là l’origine de tant de catastrophes. De là cette incapacité de voir, de comprendre et de prévoir qui entraîna les conséquences trop connues que résume fort bien le Messager d’Alsace-Lorraine, sans craindre de raviver le chagrin de ses amis et de ses lecteurs par l’évocation des fautes commises et des occasions perdues :

« Si l’on avait été capable de prévoir les événements, aurait-on attendu qu’il fût trop tard ? Entre 1830 et 1866, vingt occasions eussent été bonnes pour arrêter les efforts allemands. En 1866 encore, et même après Sadowa, — Bismarck lui-même en a fait l’aveu, — 50.000 hommes faisant une démonstration sur le Rhin auraient suffi à paralyser la Prusse. Six mois après, il était trop tard. La face de l’Europe allait changer.

« Ce pauvre bonhomme d’About ne comprit tout cela que quand on le chassa de Saverne. Ses domestiques allemands, ses braves paysans allemands, à qui il serrait la main étaient, pour les nationalistes d’outre-Rhin, des frères reconquis. About devait écrire Alsace. Cela suffira-t-il pour l’excuser d’avoir, dans Madelon, ignoré que la montée de la nouvelle Allemagne se préparait ? »

Voilà de ces questions pour lesquelles la réponse part toute seule. « Ce pauvre bonhomme d’About ! » Le Messager dit bien : tout l’esprit d’About ne fait pas que dans cette affaire il n’ait figure de dupe. Et son livre émouvant d’Alsace, écrit après, ne vaut pas telle page fameuse écrite avant, et où son collègue et ami Prévost-Paradol prédisait avec tant de certitude le conflit qui devait, cette fois, créer des Allemands.


Quand il n’y avait pas d’Allemagne, il est évident que la France avait une autre situation en Europe que celle que la fondation de l’unité lui a faite. Mais il est également vrai de dire que la langue, la littérature, la civilisation française, gagnaient elles-mêmes en prestige à l’émiettement des États germaniques. Pour ce prestige, pour cette influence, on peut dire que la date fatale, ce n’est pas 1866 ni 1870, comme en politique. Le déclin remonte plus haut : il commence à l’année 1813, aux guerres d’indépendance, au réveil du nationalisme dont les guerres de la Révolution et la domination napoléonienne furent la cause dans les pays d’outre-Rhin. Ici encore nous allons saisir le dommage qu’ont causé à la France les idées révolutionnaires et la conception romantique.


On sait que l’Académie de Berlin, en l’année 1783, mit au concours les questions suivantes proposées par Mérian, un Bâlois d’ailleurs, et lui-même de langue allemande : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle en Europe ? Est-il à présumer que la langue française conservera cette prérogative ? » On sait aussi que Rivarol, ayant répondu à ces questions, vit couronner son discours, resté célèbre. Ce qu’on ne savait pas, ce que M. Maurice Pellisson nous a appris par un article du Mercure de France, c’est que le discours Rivarol partagea le prix avec une dissertation écrite en allemand par un Wurtembergeois. Or ce lauréat, nommé Schwab, n’avait pas soutenu autre chose que la thèse même de Rivarol, et il avait répondu comme lui dans le sens qui répondait aux vœux de l’Académie de Berlin. L’universalité de la langue française est due à ses hautes qualités, à ses caractères de politesse et de civilisation, et tout fait croire, tout engage à souhaiter qu’elle conserve, pour le bien de la culture, des prérogatives méritées. Le français, disait Schwab, est et doit être le langage des hommes civilisés. Auprès de lui, tous les autres idiomes ne sont que jargons. Aucun ne peut rivaliser avec lui, aucun ne possède ces « qualités contagieuses », parce que le français est l’expression de quelque chose de supérieur que Schwab nomme la « politesse française » et qu’il définit ainsi :

Cette politesse tient le milieu entre la timidité et la licence effrénée ; elle arrête les explosions des passions insociables ; dans sa bouche, les vérités désagréables qu’on ne saurait taire perdent ce qu’elles ont d’amer ; elle loue avec grâce et délicatesse ; elle représente les bienfaits rendus à un ami comme un soulagement donné à son propre cœur ; elle rapproche tous les états de la société et rétablit en quelque manière parmi les hommes l’égalité primitive. En un mot c’est la plus belle fleur de l’humanité, et elle suppose toujours une certaine bonté d’âme.

Et notre apologiste wurtembergeois concluait fortement son mémoire en prophétisant des destinées contraires à notre langue et à la sienne : l’allemand « ne peut être et ne deviendra jamais l’instrument universel de communication entre les Européens », tandis que « non seulement nous ne devons pas être jaloux de l’empire de la langue française, mais nous devons réunir nos vœux et nos efforts pour qu’elle devienne universelle ». A quoi le Bâlois Mérian ajoutait ces considérations :

Les Académies ne sont d’aucun pays particulier, mais de tous les pays, comme les sciences qu’elles cultivent et la vérité qu’elles professent. Elles doivent donc parler un langage intelligible à toutes les nations : et l’allemand n’est point ce langage. Leibnitz n’osa en faire celui de la Société royale instituée sous ses auspices avant la nôtre. Ce grand homme ne s’en servit pas lui-même et pour aucun usage important. C’est au contraire en français qu’il exposa ses plus belles découvertes physiques et géométriques, qu’il traita les sujets de la plus profonde philosophie et publia ses admirables écrits qui ont rempli la terre de la célébrité de son nom.

Ainsi s’exprimaient en 1784 à Berlin des savants de langue allemande. C’est sous l’invocation de Leibnitz qu’ils se plaçaient avec raison. Leibnitz avait prévu le mal, dont souffre aujourd’hui le monde scientifique, de la multiplication des langues. Il savait que, dès que l’usage du latin cesserait d’être universel, la science et avec elle la civilisation courraient les plus grands dangers. Il considérait comme une régression de l’esprit humain que chacun exprimât dans sa langue les vérités d’ordre général et d’utilité universelle. C’est pourquoi il voulait qu’à défaut du latin le français fût adopté par tout le monde savant. Si son exemple avait prévalu, si l’état d’esprit des Schwab et des Mérian (qui était, d’ailleurs, celui du grand Frédéric, lequel ignorait presque l’allemand), si cet état d’esprit avait duré, les savants d’aujourd’hui n’en seraient pas à inventer le pauvre idiome nommé Esperanto.

Mais cet état d’esprit ne dura pas. Un demi-siècle après le concours de l’Académie de Berlin, notre langue était honnie en Allemagne. On trouve dans les Parerga et Paralipomena, dont une partie touchant les choses du style et du langage vient d’être traduite par M. Dietrich, une page violente où Schopenhauer, qui connaissait si bien notre langue et notre littérature et en avait tiré tant de profit, traite le français comme voici :

Ce plus misérable des jargons romans, cette pire mutilation des mots latins, cette langue qui devrait professer un profond respect pour sa sœur aînée, beaucoup plus noble qu’elle : l’italien ; cette langue qui a pour propriété exclusive la répugnante nasale, en, on, un, ainsi que le hoquetant et abominable accent sur la dernière syllabe, tandis que toutes les autres langues ont la longue pénultième douce et calmante ; cette langue où il n’y a pas de mètre et seulement la rime, et le plus souvent sur é ou sur an, ce qui exclut la forme poétique, — cette misérable langue.

Qui a pu dicter à Schopenhauer ce chapelet d’injures ? D’où vient qu’il nomme ailleurs un « jargon dégoûtant » la langue dont Leibnitz et Frédéric II se servaient par élection et préférence ? D’où vient une si profonde contradiction entre l’opinion des académiciens berlinois de 1784 et celle du philosophe de 1850 ?

Sans doute, dans cet espace de temps, la littérature allemande s’était enrichie. Sans doute elle avait eu Schiller et Gœthe. Mais l’Allemagne du XVIIIe siècle avait Lessing. La vraie raison n’est pas là. Elle est dans le grand mouvement d’indépendance et de nationalisme causé par la folle hégémonie napoléonienne. Elle est consécutive à Leipzig et à Waterloo, aux désastres de l’Empire mourant. Elle s’explique par l’invasion de la France et la double entrée des Alliés à Paris. On voit par cet exemple le tort que nous ont causé les erreurs des temps révolutionnaires. Loin de porter sur leurs ailes le nom français, les idées de 1789 lui ont finalement causé un mortel dommage. Non seulement Napoléon a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait reçue. Non seulement il a rétréci ses frontières matérielles. Il faut encore dire que lui et le système dont il procède ont restreint les limites spirituelles de la France, et nui par là à l’humanité et à la civilisation mêmes.

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