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Bismarck et la France

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APPENDICE IV
L’enseignement de l’histoire contemporaine dans l’Université.

Un professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, M. Ernest Denis, a publié cette année une Histoire de la fondation de l’Empire allemand. Il est singulièrement instructif de constater que l’auteur, qui se place au point de vue révolutionnaire, démocratique et anticlérical, pousse à leurs dernières conséquences les idées napoléoniennes et le principe des nationalités.

Éclairée par les catastrophes de 1870-71, l’élite intellectuelle de notre pays presque tout entière avait alors compris que nous venions de payer chèrement les erreurs du siècle. C’est pourquoi, imitant ces philosophes allemands qui après Iéna travaillèrent à exalter le patriotisme, à le fonder en raison et à préparer par là les revanches futures, les Renan, les Taine, les Fustel de Coulanges, conscients de la grandeur du rôle qui leur incombait, se consacrèrent à instruire et à redresser l’opinion française. Mais la République et son Université ne devaient pas tarder à rendre vain leur effort. Quinze ans après la guerre, le bel élan patriotique et national était égalé puis bientôt dépassé par le renouveau de la propagande démocratique, protestante, néokantienne. Le point de vue français, un moment occupé, fut encore une fois abandonné par nos historiens et par nos éducateurs. C’est M. Lavisse, par exemple, qui, dans l’introduction de ses Essais sur l’Allemagne impériale, écrivait des pages où le plus pur internationalisme se trouve déjà en puissance[40]. L’unanimité qui s’était faite chez nous après le traité de Francfort était dès lors rompue. Aujourd’hui, les événements de 1870 sont ouvertement exposés et appréciés, dans leurs effets et dans leurs causes, par des historiens pour qui la France n’est rien de plus qu’un des facteurs de l’évolution universelle.

[40] « Avant de mépriser les espérances des socialistes et les menaces des anarchistes, il faudrait d’abord leur enlever leur raison d’être, et qui ne sait qu’ils en ont une ? Elle est éclatante. Déclarer la guerre à la guerre, réclamer le droit de vivre dans la paix et le travail, déclamer contre les États d’aujourd’hui et la politique homicide faite ou acceptée par les classes dirigeantes, cela est un très beau thème et très redoutable. » M. Ernest Lavisse écrivait ces lignes en 1887.

Le livre de M. Ernest Denis peut être considéré comme le type de cette sorte d’histoire morale et religieuse qui a passé de la Bible dans le protestantisme et du protestantisme dans l’Université de la République. M. Ernest Denis a raconté la formation de l’unité allemande dans un esprit purement idéaliste et mystique. M. Denis ne cache d’ailleurs ni ses procédés ni ses intentions. « Je ne me dissimule pas, écrit-il dans son introduction, combien ma conception de l’histoire s’éloigne de l’histoire dite scientifique qui est aujourd’hui en faveur. » M. Denis écrit en effet l’histoire dans un dessein apologétique. Il s’agit pour lui de montrer que la Liberté, la Justice et le Progrès, dieux de la politique et des armées, combattent pour les bons, c’est-à-dire pour les puissances protestantes et libérales, contre les méchants, c’est-à-dire contre les puissances de catholicisme et de réaction. Ce n’est pas l’Autriche, ce n’est pas la France, qui ont été vaincues à Sadowa et à Sedan : c’est l’autocratie des Habsbourg et la tyrannie des Napoléon. Et leur véritable vainqueur, ce fut l’esprit de Luther et de Kant. Cet esprit-là amène immanquablement la victoire dans le camp qui l’a choisi. Sadowa et Sedan furent un châtiment. Mais la France des Droits de l’Homme, la France de la République a bien mérité de l’idéal. M. Denis prophétise à notre pays, en récompense d’un culte irréprochable pour les immortels principes, des réparations certaines. Sa foi est entière. Il sait que les choses se passeront ainsi. Sa religion l’en assure. « Après Rosbach, Valmy », écrit-il. La monarchie fut châtiée à Rosbach, mais la démocratie — hoc signo vinces — fut couronnée dans les Ardennes par une infaillible Providence. Ainsi concevait-on, ou à peu près, l’histoire super flumina Babylonis. Ainsi la conçoit M. Ernest Denis, professeur très contemporain d’histoire moderne à l’Université de Paris.

Il va sans dire après cela que l’intérêt de la France est totalement étranger aux saintes écritures de M. Ernest Denis. Ni science ni réalisme. Nous sommes dans le domaine de la théologie pure. On sent que ce professeur ne dit jamais « nous » en parlant de la France que par un reste d’habitude. Mais la notion de France n’existe pas en réalité pour M. Denis. Il distingue, sur le sol français, des catholiques, des bourgeois, des bureaucrates, des prolétaires, de bons croyants de l’observance humanitaire et des croyants plus tièdes. Mais la France, il ne sait ce que c’est. A titre d’exemple, voici, à propos de la guerre de 1866 et de Sadowa, la manière dont M. le professeur Denis apprécie la victoire prussienne et ses conséquences. Recherchant « les causes de la catastrophe », il écarte d’abord la responsabilité personnelle (maladresse, hésitation, maladie) de Napoléon III. Ces causes pour lui sont toutes morales. La France, dans cette affaire, fut punie de n’avoir pas soutenu assez franchement le droit des peuples. Donc, ces causes, dit M. Denis, « il convient de les chercher dans l’évolution entière de la France nouvelle qui, tiraillée entre des tendances contradictoires, ne parvenait pas à opter entre la politique du passé et celle de l’avenir, entre les traditions conservatrices et l’optimisme révolutionnaire, entre les défenseurs de l’équilibre européen et les prophètes des nationalités. Les diplomates de carrière, dont Thiers fut à cette époque le porte-parole, demandaient que l’on maintînt les traités de Vienne qui, s’ils nous avaient enlevé les conquêtes de la Révolution, garantissaient notre sécurité en établissant sur nos frontières des petits États, divisés et contenus par leur ambition réciproque : il suffisait d’un geste, moins encore, d’une volonté d’abstention nettement formulée, pour arrêter les fracas des convoitises qui s’agitaient autour de nous… Les jeunes gens, les démocrates, les représentants des doctrines humanitaires qui avaient préparé la révolution de 1848 rougissaient de ces calculs mesquins. Fallait-il imposer à la France le rôle qui avait jadis discrédité l’Autriche ? Le pays qui avait proclamé le premier le droit des peuples deviendrait le garde-chiourme des nations et n’aspirerait à d’autre gloire que celle de continuer la Sainte-Alliance ! Qu’il aidât au contraire les esclaves à briser leurs chaînes, et il trouverait dans leur reconnaissance une garantie plus sûre que dans les calculs mesquins des gouvernements ; les nations satisfaites oublieraient leurs rancunes, et une ère nouvelle de paix et de travail fécond s’ouvrirait sous l’hégémonie morale de la France. — Générosité téméraire et magnanime qui aurait peut-être réussi si elle avait été suivie avec une persévérante loyauté et sans arrière-pensée. »

On voit que, depuis Edgar Quinet, la religion humanitaire s’est perfectionnée. Quinet voulait que la France fût « le Christ des nations ». M. Denis ajoute que c’est aussi le moyen de réussir et que les pures intentions morales, le sacrifice sans réticence, ne donnent pas seulement la gloire et la palme du martyre, mais encore le succès.

Il est vrai que l’on se demande ce que M. Denis ferait du succès lui-même. Nous avons dit qu’il ne s’intéresse pas à la France. La preuve en est qu’après avoir résumé le grand discours prophétique de Thiers du 3 mai 1866, il nie que Thiers exprimât à ce moment autre chose que « les inquiétudes de la bourgeoisie traditionaliste ». En d’autres termes, le patriotisme est affaire de bourgeois et de réactionnaires. La France démocratique est affranchie de leurs inquiétudes. Ces vils intérêts matériels et politiques ne l’occupent pas. On reconnaît ici la théorie de la guerre des classes, la théorie de M. Gustave Hervé.

C’est la même théorie, mais avec le ton cagot en plus. Car M. Ernest Denis se soucie encore moins du prolétariat que de l’idéal, de la moralité supérieure de l’humanité et du sens mystique de l’histoire universelle. Les intentions l’intéressent plus que tout. Avec la patience, le scrupule et l’habileté du Torquemada romantique, il cherche au fond des consciences les tares et les impuretés. Il y a un bel exemple de cet esprit casuistique et inquisitorial dans le parallèle qu’il établit entre l’âme autrichienne et l’âme prussienne.

Pour M. Denis, ce n’est ni la politique de Bismarck ni l’effort héréditaire des Hohenzollen, ce n’est ni le fusil Dreyse ni la stratégie de Moltke qui ont décidé de la victoire à Sadowa. C’est le protestantisme, la liberté de conscience et l’individualisme qui sont vainqueurs de Rome, du catholicisme et du principe d’autorité, « c’est Luther et Kant qui l’emportent définitivement sur Canisius et Lamormain. »

Mais le luthéranisme et le kantisme de la Prusse ne satisfont pas encore complètement M. Denis. Il y découvre des lacunes et des scories. M. Ernest Denis, se voyant dans l’impossibilité de nier que les institutions monarchiques de la Prusse, la discipline de ses armées, son bon armement, son entraînement et son patriotisme intense aient fait pour la victoire au moins autant que Kant et que Luther se garde bien de ne pas tenir compte de ces éléments-là. Ainsi le Loriquet de la légende, dont il s’égaye à ses heures, n’avait pas l’imprudence de mettre en doute que Bonaparte eût existé. Seulement il arrangeait la vie de Bonaparte à sa manière. M. Denis en use d’une façon encore plus subtile avec les gênantes réalités de l’histoire. Sans doute, dit-il, la Prusse avait une monarchie réactionnaire, un ministre machiavélique, un caporalisme étroit, un « chauvinisme inférieur ». Mais tout cela, qui, sans doute, engendre les vertus guerrières, « suppose d’ordinaire d’assez graves imperfections morales, la dureté, le mépris du faible et du vaincu, l’hypocrisie aussi ». Dès lors, les « imperfections morales » étant, dans la mythologie de notre professeur, ce qui fait échouer les plans des diplomates et battre les armées, il faut admettre que c’est en dépit de ces imperfections que la Prusse a été victorieuse, et que l’éternelle justice a passé condamnation sur elles, en faveur de l’excellence de la cause prussienne — celle de Luther et de Kant.

M. Ernest Denis, républicain très avancé, ne reproche qu’une chose à la politique étrangère de Napoléon III : c’est de n’avoir pas assez hardiment, de n’avoir pas intégralement appliqué le principe des nationalités. Il fallait que de ses mains, et au besoin du sang de ses soldats, la France aidât à la naissance de l’unité allemande comme elle avait aidé l’unité italienne. Il fallait jusqu’au bout, et quoi qu’il en pût coûter, faire triompher « le droit des peuples ». Napoléon III nous a entraînés dans sa catastrophe parce qu’il n’est pas allé assez loin dans la politique révolutionnaire et napoléonienne. C’est de l’idéalisme exaspéré, c’est du fanatisme. Mais c’est exactement conforme à l’esprit du testament de Sainte-Hélène comme à la thèse de M. Émile Ollivier.

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