Bismarck et la France
LES
Idées napoléoniennes
ET L’UNITÉ ALLEMANDE
Empereur et révolutionnaire, c’est trop d’un !
Proudhon.
I
NAPOLÉON III ET LE DROIT DES PEUPLES.
La morne figure de Napoléon III n’est pas de celles qui font naître la sympathie, moins encore l’enthousiasme. Les catastrophes mêmes où il a entraîné tout un peuple, et dont les effets pèsent toujours sur nous et sur l’Europe, n’ont pu créer la légende de ce morose César. Seules, ses années de jeunesse, ses aventures de prétendant, ont quelque chose de hardi et de volontaire qui ne déplaît pas à l’imagination. Entre les biographes de l’empereur, M. André Lebey aura choisi la meilleure part en se faisant l’historien des « trois coups d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ». De Strasbourg à Boulogne, à travers les conspirations et les intrigues, une ambition se dessine, tout un système prend corps, l’idéologie épouse le roman. Il arrive qu’en lisant le récit de ces tentatives folles et prématurées on oublie le fléau napoléonien. Mais il ne tarde jamais à se rappeler au souvenir. Dans l’histoire de ce jeune prétendant qui risqua deux grosses parties et réussit brillamment la troisième, on voit l’origine des erreurs et des fautes dont le futur souverain fera porter le poids à la patrie. Entre un soulèvement militaire et une tentative de débarquement, il se grise des funestes doctrines qu’il appliquera avec entêtement lorsqu’il sera sur le trône. Ce prétendant tenait avec la même énergie aux deux lots qu’il avait trouvés dans l’héritage de son oncle : la couronne impériale et les idées napoléoniennes, c’est-à-dire révolutionnaires. Deux calamités à la fois pour la France : comme disait Proudhon, c’est trop d’une !
L’idée capitale du règne de Napoléon III, celle qui le caractérise, celle qui a amené tous les désastres dont les conséquences accablent aujourd’hui la France, ont changé ses destinées et assombrissent son avenir, c’est le principe des nationalités. Qu’un rêveur, d’ailleurs à demi étranger, que l’héritier du testament de Sainte-Hélène, qu’un jeune homme, formé en Allemagne et en Suisse et frotté de carbonarisme, ait pu consacrer son influence et ses forces à ce principe, rien que de naturel. Or tel fut, toute la courbe de son histoire le montre, l’éternel, l’unique moteur de la vie et de la politique de Napoléon III. Après Sadowa, après Sedan même, après l’unité italienne et l’unité allemande faites contre nous, après l’effondrement de son trône, il s’acharnera encore à défendre et à glorifier ce principe. Mais que tout un peuple ait adopté cette idée de suicide et de ruine, c’est ce que l’on comprendrait peut-être mal sans l’opiniâtreté que mit Napoléon III à la défendre durant la mauvaise fortune avant de l’appliquer, une fois monté au pouvoir, et sans le soin qu’il prit, dès sa jeunesse, de marquer les points de contact et de ressemblance qu’il y avait entre sa doctrine et la doctrine démocratique et révolutionnaire.
M. André Lebey insiste avec raison sur la « préparation » des coups d’État de Louis-Napoléon. Il analyse la propagande à laquelle le prétendant lui-même, de sa propre plume, se livra de tout temps en faveur de ses idées. Il montre enfin le secours qu’apportèrent à cette propagande pendant la monarchie de Juillet la littérature et les arts, et comment Louis-Napoléon sut employer ces puissants auxiliaires.
Préparer l’esprit public à ses coups d’État, faire la philosophie de l’Empire, ce fut la besogne la plus importante que le prétendant crut devoir accomplir en attendant de faire l’Empire lui-même. Acquitté après l’échauffourée de Strasbourg, il recommence par ses écrits et ses manifestes à « préparer » l’affaire de Boulogne. Emprisonné après cette affaire, il n’en continue pas moins d’écrire des brochures et des livres qui feront connaître ses idées. C’est lui qui baptisait son temps de prison « mes années de l’Université de Ham ». Conquérir le pouvoir étant le but de sa vie, il ne faisait pas de différence entre l’action directe et la propagande des idées. Sa doctrine, son ambition, son activité, ne se séparaient pas.
Sa méthode fut excellente. M. André Lebey dit avec raison qu’elle peut être appelée le modèle des méthodes. Secondé par Persigny, Louis-Napoléon avait adopté le vrai moyen de parvenir. Le malheur est qu’il le mit au service des idées les plus contraires à l’intérêt national. Mais telle est la force d’une propagande pareille à celle qu’il avait conçue et qu’il mit à exécution, que ces idées mêmes aidèrent l’Empire à trouver son chemin dans l’opinion et ouvrirent l’accès du pouvoir à l’héritier de Bonaparte.
Le numéro unique de cette fameuse Revue de l’Occident où Persigny, — qui n’était encore que Fialin et méditait de devenir « le Loyola de l’Empire », — voulait fixer la doctrine napoléonienne, portait déjà pour épigraphe le mot du premier empereur : « J’ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. » Et Fialin commentait ainsi cette parole célèbre : « A nous l’idée napoléonienne ! En cette impériale idée résidait la tradition tant cherchée du dix-huitième siècle, la vraie loi du monde moderne et tout le symbole des nationalités occidentales… Le temps est venu d’annoncer par toute la terre européenne cet évangile impérial qui n’a point encore d’apostolat. Le temps est venu de relever le vieux drapeau de l’empereur… »
Ainsi Louis-Napoléon et son confident avaient recueilli comme un précieux héritage l’esprit révolutionnaire du testament de Sainte-Hélène. L’un et l’autre acceptaient et comprenaient l’idéal cosmopolite qui avait inspiré l’œuvre de Napoléon Ier comme celle de la Révolution. Cet idéal, les proclamations que Louis-Napoléon avait préparées pour l’affaire de Strasbourg l’expriment nettement déjà. Elles annoncent tout le programme du second Empire. Louis-Napoléon disait dans sa première « proclamation au peuple français », en imitant, non sans feu ni sans adresse, le style des bulletins de la Grande Armée :
« Français, que le souvenir du grand homme qui fit tant pour la gloire et la prospérité de la patrie vous ranime ! Confiant dans la sainteté de ma cause, je me présente à vous le testament de l’empereur Napoléon d’une main, l’épée d’Austerlitz de l’autre. Lorsqu’à Rome le peuple vit les dépouilles ensanglantées de César, il renversa ses hypocrites oppresseurs. Français, Napoléon fut plus grand que César : il est l’emblème de la civilisation au dix-neuvième siècle.
« Fidèle aux maximes de l’empereur, je ne connais d’intérêts que les vôtres, d’autre gloire que celle d’être utile à la France et à l’humanité…
« J’ai voué mon existence à l’accomplissement d’une grande mission. Du rocher de Sainte-Hélène un regard du soleil mourant a passé sur mon âme ; je saurai garder ce feu sacré ; je saurai vaincre ou mourir pour la cause des peuples. »
Et dans sa proclamation à l’armée, il répétait encore : « Soldats français, quels que soient vos antécédents, venez tous vous ranger sous le drapeau tricolore régénéré : il est l’emblème de nos intérêts et de notre gloire. La patrie divisée, la liberté trahie, l’humanité souffrante, la gloire en deuil, comptent sur vous. Vous serez à la hauteur des destinées qui vous attendent. »
Après l’échec de Strasbourg et son acquittement, Louis-Napoléon, en attendant de reprendre l’épée, reprend la plume. C’est alors qu’étant à Londres, il écrit les Idées napoléoniennes. On y trouve déjà l’unité italienne annoncée : « Le nom si beau d’Italie, mort depuis tant de siècles, rendu (par Napoléon Ier) à des provinces détachées, renferme en lui seul tout un avenir d’indépendance. » Le prétendant explique le vrai sens de l’œuvre napoléonienne détruite par les traités de 1815, et qui était de ressusciter les nationalités européennes par les idées révolutionnaires. Sans Waterloo, l’humanité eût été satisfaite, car la Providence n’a pu vouloir qu’une nation ne fût heureuse qu’aux dépens des autres et qu’il n’y eût en Europe que des vainqueurs et des vaincus et non les membres réconciliés d’une même et grande famille ». Singulière persistance de la chimère ! Trente ans plus tard, Napoléon III tiendra le même langage dans cette circulaire où, après Sadowa, il affirmait que ce serait une politique mesquine que de s’opposer par crainte ou par jalousie à ce que l’Allemagne réalisât son unité, comme la France, avant elle, avait fait la sienne. Et la conclusion des Idées napoléoniennes était celle-ci : « Que les mânes de l’empereur reposent en paix ! Sa mémoire grandit tous les jours. Chaque vague qui se brise sur le rocher de Sainte-Hélène apporte, avec un souffle d’Europe, un hommage à sa mémoire, un regret à ses cendres, et l’écho de Longwood répète sur son cercueil : Les peuples libres travaillent à refaire ton ouvrage. »
C’est ainsi que Louis-Napoléon préludait au débarquement de Boulogne. Un précieux chapitre du livre de M. Lebey montre que ces écrits, où se précisaient déjà les théories du futur règne, n’étaient pas mal vus par l’étranger ; les chancelleries surveillaient le neveu de l’empereur. Elles trouvèrent à un certain moment qu’il pourrait assez bien servir leurs desseins. Il est très probable, quoique les documents ne soient pas des plus explicites, que l’affaire de Boulogne trouva au moins des encouragements en Russie et en Angleterre. C’était le temps où l’Angleterre défiait la France, où presque toute l’Europe nous était hostile. M. Lebey cite ce passage d’Elias Regnault dans son Histoire de huit ans : « Ce n’est pas assurément que le ministre anglais ou l’ambassadeur moscovite crussent sérieusement à une restauration napoléonienne ; mais une descente improvisée pouvait distraire les esprits de la grave question d’Orient, détourner les colères de Louis-Philippe et affaiblir son gouvernement par de nouvelles inquiétudes. Louis Bonaparte, sans s’en douter, servait d’instrument à des roueries diplomatiques, et les hommes d’État dont il croyait avoir l’appui ne l’attiraient à eux que pour le pousser en avant, comme la sentinelle perdue de la coalition. » A cette citation d’un contemporain, M. André Lebey ajoute cet excellent et vigoureux commentaire, qui ne laisse pas de surprendre d’ailleurs, et de faire plaisir, partant d’un écrivain bonapartiste : « Dans ce cas, Louis-Napoléon aurait préludé au rôle que devaient lui faire jouer en Europe Cavour et Bismarck : la théorie des nationalités unissait les trois hommes, mais Cavour et Bismarck ne la comprenaient que pour leur propre pays, et avec d’autant plus de force et de netteté. » Chacun s’étonnera qu’on puisse être encore bonapartiste quand on voit aussi clairement, quand on dit aussi bien que l’Empire, au détriment de la France, n’a profité qu’à l’étranger. Ce devait être la destinée du troisième Napoléon de « servir d’instrument à des roueries diplomatiques ». Singulière prophétie : après Boulogne, le prisonnier de Ham avait écrit au charbon sur les murs de sa chambre : « La cause napoléonienne est la cause des intérêts du peuple ; elle est européenne ; tôt ou tard elle triomphera. » Elle a triomphé, en effet, pour l’avantage de quelques peuples européens.
La fin du livre de M. Lebey montre comment le réveil des souvenirs napoléoniens, — entretenus par les livres de Thiers, par les poèmes de Victor Hugo, par les chansons de Béranger, par les lithographies de Raffet et de Charlet, par l’initiative même du gouvernement de Louis-Philippe, soucieux d’opérer la réconciliation nationale et ramenant aux Invalides les cendres du héros, — favorisa la propagande des idées de Louis Bonaparte. Un homme avait été clairvoyant. Chose extraordinaire, cet homme était Lamartine. Quand il s’était agi de voter un crédit pour élever le tombeau de Napoléon Ier, il avait averti la Chambre. Prenez garde, disait-il. Ne croyez pas que « cet ébranlement des imaginations du peuple, que ces spectacles prolongés et attendrissants, ces récits, ces publications populaires, n’ont aucun danger pour l’avenir de la monarchie. — J’ai peur que cette énigme n’ait un jour son mot. Je ne suis pas sans inquiétude sur cette divinisation d’un homme… Sur sa tombe, il faudrait graver ces trois mots : A Napoléon seul, afin qu’ils indiquent à la France et à l’Europe que si cette généreuse nation sait honorer ses grands hommes, elle sait les séparer même de leur race et de ceux qui les menaceraient en leur nom, et qu’en élevant ce monument, elle ne veut susciter de cette cendre ni la guerre, ni des prétendants, ni même des imitateurs. »
Lamartine voyait juste. Les écrivains romantiques, les orateurs, les publicistes libéraux, servirent, contre la France, la cause de Napoléon III, qui était la cause de la Révolution. Même quand ces libéraux se seront faits ses ennemis par haine de l’Empire autoritaire, ils ne pourront s’empêcher d’applaudir le « serviteur de la cause des peuples », l’artisan de l’unité italienne et de l’unité allemande.
Il reste, — et c’est la moralité machiavélique du livre de M. André Lebey, — que Louis-Napoléon a su utiliser ces éléments-là pour son succès. Et sa méthode fut en effet la bonne. Louis-Napoléon et ses amis de la première heure comprirent que le commencement de leur tâche était de propager leurs idées et de préparer les esprits. « Napoléon III, écrit M. Lebey, a réussi en se montrant avec intelligence, en appuyant ses pas en avant d’actes et d’écrits, en se servant des uns et des autres avec une obstination où bien peu eussent persévéré, car il a été l’explorateur de sa route, tantôt son ingénieur, tantôt son ouvrier, puis son conquérant. » Cela est fort bien dit. Telle est la vraie méthode par laquelle réussissent des entreprises de cette nature. Mais il faudra éternellement regretter que celle qui a mis Napoléon III sur le trône ait causé à la France d’irréparables dommages. L’avènement de ce prétendant devait être le triomphe de la cause des peuples, l’occasion des succès italiens et germaniques, l’origine des diminutions françaises. Ainsi l’intelligence, l’activité, l’enthousiasme, la volonté de réussir entrèrent au service de toutes les puissances de l’erreur et du mal. Il fallut pour le malheur de la patrie que, de nouveau, l’ambition d’un Bonaparte conspirât avec les circonstances et avec les illusions de son siècle. Je ne crois pas qu’on puisse toucher à une seule page de l’histoire du second Empire — même à ses préludes et dans la formation de ses principes politiques — sans avoir le droit d’exprimer, au nom de la France, cette exécration.