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Bismarck et la France

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Bismarck et la France
D’APRÈS
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE HOHENLOHE

I
LES SUITES D’UNE MÉDIATISATION DE 1806.

La publication des Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst[1] fera date dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine, moins peut-être encore par les choses que ce livre a dévoilées que par le mouvement d’opinion dont il aura été l’origine. Les souvenirs d’outre-tombe du prince de Hohenlohe ont donné un mauvais exemple à une aristocratie que ses maîtres ont pourtant disciplinée, dans les bureaux comme aux armées, aussi sévèrement que Louis XIV avait dressé la sienne au service de la cour. Derrière les indiscrétions de l’ancien chancelier, qui n’épargnent ni les souverains ni les héros de l’Empire, qui ne ménagent pas même les secrets d’État, un vent de fronde s’est levé à Berlin. Un esprit d’impatience et de sédition, qui n’a rien de commun avec la mauvaise humeur des libéraux et des démocrates, a soufflé sur le monde des plus grands et des moindres seigneurs de l’Allemagne nouvelle. On se rappelle les incidents divers qui ont suivi la publication de ces Mémoires : l’émotion à Saint-Pétersbourg et à Vienne, la colère impériale, la disgrâce du prince Alexandre de Hohenlohe, préfet de Colmar, fils du prince Clovis, et l’agitation de la faction bismarckienne, encore vivante et qui n’a pas désarmé. Toutes ces circonstances, tous ces mouvements, toutes ces intrigues de chancelleries et de cours, sont significatifs comme les indiscrétions de l’ancien ministre elles-mêmes : elles accusent le malaise allemand, les difficultés auxquelles doit presque quotidiennement faire face un pouvoir cependant fort, mais dont les origines sont trop récentes pour qu’il ne se trouve pas de temps en temps aux prises avec les complications du passé. Les Mémoires du prince de Hohenlohe ont un caractère d’indépendance et de vengeance posthume. C’est un souvenir de la vieille anarchie allemande, du particularisme et de la féodalité. Et rien n’est aussi propre à éveiller l’inquiétude des nouveaux empereurs d’Allemagne que ces souvenirs-là.

[1] Denkwürdigkeiten des Prinzen Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst, im Auftrage des Prinzen Alexander zu Hohenlohe-Schillingsfürst herausgegeben von Friedrich Curtius ; Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1907.

On définirait d’un mot le prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst en disant qu’il fut toujours un mécontent. Ce grand dignitaire, ce haut chancelier de l’Empire, ce favori de Bismarck n’était pas satisfait de son sort, en dépit des honneurs et de la fortune, en dépit d’une ambition satisfaite, d’une carrière heureuse et courue avec la conscience du but à atteindre et des moyens à employer. Le prince de Hohenlohe, du commencement à la fin de sa vie politique, rendit d’importants services à la Prusse. Ce fut un des plus actifs, un des plus habiles, un des moins scrupuleux ouvriers du nouvel ordre de choses allemand. Mais nous savons aujourd’hui que la sincérité n’y était pas. Le prince prêtait à la Prusse et à l’Empire son activité et ses talents. Il avait reconnu de bonne heure que c’était le plus utile emploi qu’il en pût faire. Cependant il réservait quelque chose de lui-même, il ne consentait pas à se donner tout entier. Ses Mémoires prouvent qu’il faisait nettement le départ entre ses fonctions et sa personne, qu’il conservait son quant à soi. Associé à une œuvre commune, à de ces grandes affaires d’État qui arrachent l’homme à lui-même et par leur intérêt supérieur absorbent l’individu, on le voit pourtant juger toutes choses d’un point de vue strictement Hohenlohe. Également détesté de tous les partis, il n’en était pas auquel il fût attaché par une sympathie véritable. Haut fonctionnaire de Bavière et de Prusse, il n’était pas de à plus que d’ailleurs, Il eût trouvé très naturel et très bon qu’on érigeât pour lui et les siens le gouvernement d’Alsace-Lorraine en charge héréditaire, ou tout autre gouvernement à défaut de celui-là. En somme, le prince de Hohenlohe cherchait ses commodités dans l’Allemagne nouvelle et unifiée et ne trouvait jamais qu’il fût avantagé selon ses ambitions et selon ses mérites. Il demandait à l’Empire de le possessionner le mieux possible. Libre d’humeur et d’esprit quant au reste, Hohenlohe demeurait, au fond, comme ses ancêtres, prince immédiat du corps germanique.

Suivant la remarque d’Auguste Himly, l’éminent géographe-historien qui vient de mourir, c’est toujours à la Révolution française qu’il faut remonter pour comprendre l’Allemagne contemporaine. Si les Hohenlohe n’avaient été médiatisés en 1806, avec tant d’autres princes, par la volonté de Napoléon, imprudent niveleur du chaos germanique[2], quelle eût été leur histoire au dix-neuvième siècle ? Souverains de cent mille sujets, ils se fussent occupés de défendre leur indépendance et leurs privilèges, cherchant secours tantôt en Autriche contre la Prusse, tantôt en Prusse contre l’Autriche, tantôt ligués avec la Bavière, tantôt visant à s’arrondir à ses dépens, au besoin subventionnés par la France vers laquelle des princes catholiques, cultivés et chez qui le goût des choses françaises était naturel se sentaient attirés[3]. Si les bouleversements de la Révolution et de l’Empire n’avaient métamorphosé l’Europe centrale, si l’histoire du dix-neuvième siècle eût été ce qu’elle devait être, la France aurait trouvé en Franconie, dans la personne de ces petits princes autonomes, sinon des alliés sûrs, du moins des protégés utilisables moyennant argent. La médiatisation de 1806 transforma Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst en partisan de l’unité allemande. Et c’est le contrecoup des victoires napoléoniennes qui fit de lui un ambassadeur de Prusse à Paris, un statthalter d’Alsace-Lorraine et un chancelier de l’empire allemand.

[2] En même temps que les Hohenlohe, l’acte constitutif de la confédération du Rhin du 12 juillet 1806 priva de leur indépendance et de leurs droits de souveraineté, avec les trois villes libres d’Augsbourg, de Nuremberg et de Francfort, les illustres familles de Tour et Taxis, de Furstenberg, de Schwarzenberg, d’Auersperg, de Solms, de Ligne, etc. Cet acte de 1806 aggravait encore le recez de 1803 et le traité de Presbourg qui, par toutes sortes d’échanges de territoires et d’« apurements de frontières », aidaient l’Allemagne à sortir de son chaos, groupaient sa poussière d’États, avançaient d’une étape l’unité future et détruisaient l’œuvre des traités de Westphalie, sécurité de la France. (Sur le recez de 1803 et l’acte de 1806, voir Himly, Histoire de la formation territoriale des États de l’Europe centrale, I, p. 326 et ss.)

[3] Il y a même eu un Hohenlohe au service de la France et qui devint complètement français. Louis-Aloys de Hohenlohe-Waldenburg-Bartenstein, après avoir commandé un régiment de l’armée de Condé et occupé divers postes en Hollande et en Autriche, servit la France à partir de 1814. Naturalisé sous la Restauration, il mourut en 1829, maréchal et pair.

Ni ses goûts, ni sa religion, ni son origine, rien n’appelait Hohenlohe du côté de la Prusse, si ce n’est son ambition. Sa nationalité, depuis la médiatisation, était bavaroise. Les tendances de sa famille, autrichiennes. Le prince François-Joseph, son père, avait été élevé à Parme et à Vienne. Un de ses frères, le prince Constantin, sera grand-maître de la cour d’Autriche. Au contraire, et de fort bonne heure, le prince Clovis regarda vers la Prusse. C’est que, doué très jeune de vastes convoitises pour les honneurs et le pouvoir, il avait pressenti que l’avenir était là. Sa clairvoyance, ses capacités politiques, et surtout sa volonté de parvenir, expliquent toute sa carrière « allemande ».

Grand seigneur médiatisé, réduit à son domaine utile et à un siège héréditaire à la chambre haute de Bavière, en quoi Clovis de Hohenlohe se fût-il senti Bavarois ? Et en quoi se fût-il senti Allemand ? Entre le Rhin et la Vistule, l’idée de patrie n’existait pas au dix-neuvième siècle pour les gens de qualité. La « patrie allemande », das deutsche Vaterland, on laissait cela aux étudiants et aux braillards de brasserie. Plus encore que le patriotisme, Hohenlohe ignorait le loyalisme. Quel lien personnel eût rattaché aux Habsbourg, aux Hohenzollern, aux Wittelsbach, aux Zæhringen ou aux Guelfes un féodal qui, au fond, se tenait, malgré la médiatisation, pour légal des chefs de ces dynasties ? S’estimant libre de toute obligation, aussi intelligent qu’ambitieux, Clovis de Hohenlohe ne fut jamais embarrassé pour changer de gouvernement au mieux de sa carrière. Il servit deux rois, se déclara, — non sans la réserve et l’ironie qui appartiennent à l’héritier de princes régnants, — très humble sujet de tous les deux. Mais il ne se crut pas plus engagé envers l’un qu’envers l’autre, et traita avec eux comme avec ses pairs.

Deux exemples montrent bien quelle était l’inconsistance des opinions, des idées et des nationalités dans l’Allemagne de ce temps-là. Ces exemples sont fournis par Hohenlohe et par Beust. Tous deux, ministres de monarchies moyennes mais indépendantes, passèrent le plus naturellement du monde au service de plus grandes maisons. Le comte de Beust, après 1866 et l’échec de ses plans, se désintéressa subitement des destinées de la Saxe et devint ministre de l’empereur d’Autriche ; le prince de Hohenlohe, ministre des affaires étrangères et président du conseil en Bavière avant 1870, abandonna sans esprit de retour Munich pour Berlin quand les affaires furent devenues sans intérêt auprès de son ancien maître, et recueillit aussitôt après la fondation de l’empire la récompense de sa perspicacité et des services rendus à la Prusse au détriment de la dynastie de Wittelsbach. De telles mœurs n’étaient possibles qu’en Allemagne et dans l’Allemagne d’alors. Imagine-t-on un ancien ministre du roi des Belges occupant tout à coup le quai d’Orsay ? Tel serait pourtant chez nous l’équivalent du cas de Hohenlohe et de Beust. Rien ne prouve mieux que l’Allemagne n’existait pas il y a quarante ans encore, sinon dans l’idée de quelques ambitieux et de quelques rêveurs, et qu’il s’en est fallu de peu qu’elle dût se contenter à jamais de cette existence idéale.

Le prince de Hohenlohe, s’il ne l’a dit, a certainement pensé en même temps que le comte de Beust le mot célèbre, et d’ailleurs juste, du ministre de Saxe : « Décidément, M. de Bismarck est toujours favorisé par la chance. » Beust le disait par dépit et comme un homme battu par un rival heureux. Hohenlohe le pensa pour régler sa conduite et organiser sa vie d’après cette certitude qu’il n’y avait plus rien d’intéressant ni d’avantageux à faire, pour un homme comme lui, dans l’Allemagne de son temps, qu’avec la Prusse et à la suite de Bismarck.

Le premier volume des Mémoires de Hohenlohe raconte en effet comment le prince se fit le meilleur agent de la Prusse dans l’Allemagne du Sud, et particulièrement en Bavière, avant d’être récompensé par les plus hauts postes que put lui offrir le régime nouveau. Cette partie du Journal n’intéresse pas la France aussi directement que les chapitres qui suivent. Mais elle donne l’image de l’Allemagne dans les derniers jours de son émiettement, et apporte un surcroît de lumière sur les événements qui précipitèrent, avec nos défaites, la formation de son unité.

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