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Bismarck et la France

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Le Centenaire d’Iéna
OCTOBRE 1806

I
L’INVASION FRANÇAISE EN ALLEMAGNE.

Le centenaire d’Iéna, tombant si tôt après les bruits de guerre et l’alerte de Tanger, aurait dû être pour le patriotisme français une occasion de recueillement et d’étude. De l’état présent des ambitions et des rivalités européennes, peut naître un immense conflit qui se résoudra sur ces champs de bataille, toujours ouverts aux armées, et qui bordent le Rhin. La bataille se livrera-t-elle cette fois à droite ou à gauche du grand fleuve frontière ? C’est l’énigme d’un avenir que beaucoup tiennent pour prochain.

Il y a un siècle, c’est au cœur de l’Allemagne que la Prusse éprouva sa grande défaite historique, à Iéna, le 14 octobre 1806. Que de réflexions soulèvent ces grandes circonstances de politique et de guerre ! Il est agréable de songer au profond avilissement où fut plongée la Prusse par la catastrophe d’Iéna. Il est utile de chercher les méthodes et les ressources qui lui ont permis de prendre si vite une si éclatante revanche.


La Prusse, création d’une dynastie, œuvre de longue haleine, faite de la main de grands soldats et de grands diplomates, faillit disparaître dans la tourmente napoléonienne. Un demi-siècle avant que l’unité allemande fût constituée par elle et à son profit, avant qu’elle ressuscitât cet Empire germanique que l’on avait cru si bien mort, la Prusse ne comptait plus pour rien dans le monde ni dans l’Allemagne elle-même. A part quelques patriotes très conscients, très intelligents, très clairvoyants, les Allemands se désintéressaient de la Prusse, assistaient indifférents à son désastre. Excepté Stein, westphalien, Hardenberg, hanovrien, Scharnhorst et Gneisenau, saxons tous deux, et qui ne voyaient d’autre instrument du relèvement national que la dynastie des Hohenzollern, le peuple allemand, dans son ensemble, regardait comme un événement auquel il n’avait aucune part l’effondrement de l’œuvre du grand Frédéric. La Prusse était une étrangère en Allemagne. Et il y avait même des Allemands pour voir sans chagrin ses défaites. L’un d’eux, et non des moindres, n’était pas très éloigné de s’en réjouir. C’était Gœthe lui-même qui redisait le Suave mari magno. « Je n’ai pas du tout à me plaindre », écrivait-il quelques mois après la bataille, à un ami d’Iéna. « Je me sens à peu près dans l’état d’esprit d’un homme qui, du haut de son rocher solide, plonge ses regards dans la mer écumante et n’est pas capable de venir au secours des naufragés. Le flot même ne l’atteint pas et, selon un poète antique, ce serait là un sentiment agréable… »

M. Henri Albert a écrit une série d’attachantes études où il montre quels furent l’attitude, les sentiments, les pensées de Gœthe et de la petite cour de Weimar pendant les événements de 1806. On y voit comment Napoléon recueillait encore les fruits de l’excellente politique de la monarchie française. Notre politique avait consisté, pendant des siècles, à diviser l’Allemagne, à émietter ses forces, à mettre ses innombrables États dans notre dépendance financière, militaire et diplomatique autant que sous notre influence intellectuelle. Culture, civilisation, étaient en Allemagne le synonyme de France. Tout ce qui était français était donc certain d’être bien accueilli. C’est encore ce qui arriva à Napoléon et à ses armées. Loin de les regarder comme des envahisseurs barbares, c’est tout juste si les Allemands ne se sentaient pas honorés de leur présence. Les documents, fragments de mémoires et de lettres qu’a réunis M. Henri Albert sont caractéristiques à cet égard. Un peu pillés et houspillés par les soldats de Bonaparte, les gens de Weimar sont tout de même plutôt heureux, et même un peu fiers de « recevoir » des Français. Les troupes prussiennes, après leur passage et leur séjour dans le duché, durant les mois qui précédèrent la déroute, n’avaient laissé que de mauvais souvenirs. « Les chers Prussiens ne sont pas précisément les bienvenus », écrit Gœthe le 5 janvier. Les Français les remplacent après le 14 octobre. Ils commencent par envahir la maison de Gœthe, boivent son vin, lui prennent son lit, manquent même de l’assassiner. Gœthe est tiré de cette situation critique par la présence d’esprit de sa « petite amie » Christiane, — une « petite amie » quadragénaire d’ailleurs et qu’il épousa peu après par reconnaissance. Malgré ces mésaventures, Gœthe est encore content. Il ne se plaint pas ; il est presque flatté d’avoir été battu par des Français. Eût-on un peu bousculé Christiane elle-même qu’il n’y aurait pas trouvé à redire. Il s’en serait presque senti honoré au fond du cœur. Il était tout à la joie d’être mêlé à des civilisés. On le voit préoccupé de leur faire bon accueil dans sa maison remise en ordre après le pillage. D’ailleurs, on sait qu’il est Gœthe, et par quelques égards les conquérants ajoutent encore aux bonnes dispositions du grand écrivain.

Le commandant de la place de Weimar avait été bien choisi. C’était un nommé Dentzel, originaire des pays rhénans, dont la carrière au service de la France fut bien remplie, et qui rendit, d’ailleurs, de grands services sous tous les régimes qu’il traversa et auxquels il montra un égal dévouement. Dentzel, dès son entrée en fonctions, s’empressa d’envoyer au grand homme le billet suivant : « L’adjudant général de l’état-major impérial prie M. le conseiller Gœthe d’être absolument tranquille. Le commandant soussigné de la ville de Weimar, sur la demande de M. le maréchal Lannes, et par égard pour le grand Gœthe, prendra toutes les mesures pour veiller à la sécurité de M. Gœthe et de votre maison. » Dès le 18 octobre, Dentzel entre en relations encore plus intimes avec Gœthe. Il lui écrit : « Je crois rendre le plus grand service à M. le conseiller Gœthe en logeant chez lui comme hôte M. Denon, membre de l’Institut national et inspecteur général des beaux-arts et des musées. » Gœthe avait, en effet, connu à Venise le délicat et lettré Vivant-Denon. L’arrivée des Français lui permit ainsi de renouer une liaison agréable. C’est un bienfait dont il fut reconnaissant à la conquête.

D’ailleurs, après Vivant-Denon, directeur des musées impériaux, Gœthe se lia d’amitié avec maint militaire français. Il n’était pas médiocrement fier d’entrer dans la société de nos illustres maréchaux. Quand il eut vu Napoléon dans la rencontre célèbre et si souvent racontée, il ne se posséda plus d’orgueil et de joie. Et toute sa vie il se souvint avec fierté et ne manqua pas une occasion de faire souvenir les autres de la faveur que « le grand homme », son « protecteur », « son empereur », comme il le nommait, lui avait témoignée.

Il se trouva quelques personnes pour trouver que Gœthe manquait un peu de sens allemand et de patriotisme germanique. Elles furent rares. Le cas de Gœthe n’était pas unique ; tant de Berlinois eux-mêmes allaient faire aussi bon accueil que les gens de Weimar à nos soldats ! Le fait est que l’Allemagne de 1806 ne prit pas Iéna pour une catastrophe nationale ; qu’elle s’émut fort peu d’une défaite prussienne et que Gœthe, le plus représentatif de tous les Allemands, ne fut pas éloigné de se réjouir de l’invasion étrangère. Au lendemain d’Iéna, il se marie, il héberge les généraux français, il travaille à ses livres et à sa Théorie des couleurs, avec sa proverbiale sérénité : la tentative de pillage et d’assassinat commise dans sa maison et sur sa personne n’a même pas le don de l’émouvoir. Il conseille à ceux qui lui parlent de cet incident de faire plus attention aux pandours indigènes qu’aux pillards de la Grande Armée, laquelle a de la discipline. Et quand, après un tour de promenade dans Weimar, il constate que les jardins publics ont seuls un peu souffert et qu’il suffira de quelques heures de jardinage pour remettre les pelouses en bon état, il se console sur-le-champ d’Iéna et d’Auerstædt qui n’ont pas causé plus de dommage. « Avec quelques petits travaux, écrit Gœthe au duc Charles-Auguste, les traces du malheur seront réparées. » Cette petite phrase résume très bien l’état d’esprit allemand de 1806.

Deux ans après Iéna, en 1808, après l’entrevue d’Erfurt, où Napoléon lui adressa son salut fameux, Gœthe écrivait encore : « J’étudie maintenant de nouveau à fond la plus ancienne littérature française pour pouvoir m’entretenir sérieusement avec les Français. Quelle civilisation infinie avait déjà passé sur leur pays à une époque où nous autres Allemands, nous étions encore des gens grossiers. L’Allemagne n’est rien[38]. »

[38] Voir l’appendice VI : Quand il n’y avait pas d’Allemagne.

Comment de cet abîme d’avilissement, de ce renoncement des citoyens eux-mêmes, de cet écrasement, de ce néant, de ce rien, l’Allemagne devait-elle arriver à être tant, sinon à être tout ? Comment le réveil national de 1813 devait-il suivre de si près la défaite et l’abdication de 1806 ? L’Allemagne unifiée, revenue à la conscience d’elle-même, s’en rend compte aujourd’hui. C’est Iéna qui donna le grand ébranlement précurseur d’un ordre de choses nouveau. Napoléon, achevant ce qu’avaient commencé la Révolution et les idées révolutionnaires, eut l’imprudence de secouer et d’éveiller ce « corps germanique » que jadis la politique française s’appliquait à endormir. Depuis la paix de Westphalie, tous les efforts de nos hommes d’État avaient tendu à rendre inoffensif le colosse d’outre-Rhin. C’était un ouvrage adroit et solide. Sans contrainte, sans violence, en nous faisant aimer au contraire, en nouant, à la suite d’une habile politique de protection et d’intervention, toute sorte de liens intellectuels et moraux, nous étions arrivés à neutraliser l’Allemagne. Des fautes comme le ravage du Palatinat avaient montré combien il était dangereux d’irriter la bonne bête teutonique et de soulever ses ressentiments.

Napoléon commit la faute immense d’exciter et de brutaliser la bête. Iéna est une belle victoire française, un grand fait de guerre, et il faudrait n’avoir jamais mis le pied en Allemagne pour nier le prestige que cet écrasement total de la Prusse vaut encore au nom français. La honte de Iéna balance toujours pour les Prussiens la gloire de Sedan. Et je crois qu’il y a avantage à ne pas trop oublier que les Français ont vu, un jour qui n’est pas si loin, l’aigle de Prusse tourner casaque, si l’on ose s’exprimer ainsi.

Cependant le mot de Bonald est juste et vrai : « Toutes les victoires de Napoléon sont au Muséum. » Il ne reste d’Iéna que la gloire et les trophées. Ou du moins il en reste les résultats, inverses de ceux qu’on attend ordinairement de la victoire. Iéna fut un inutile et dangereux triomphe en préparant le nationalisme allemand, en faisant naître un patriotisme inconnu jusqu’alors.

Bismarck, fondateur de l’unité allemande, a bien discerné le service que l’intervention napoléonienne rendit à l’œuvre des Hohenzollern. On pouvait croire que l’empereur avait à jamais anéanti la Prusse qu’il tenait sous sa botte, la dynastie dont il avait le pouvoir de renverser le trône. Au contraire, il ouvrait à la Prusse et à l’Allemagne des destins inespérés. Bismarck en a témoigné en prononçant ces paroles, le 31 octobre 1892, sur la place du marché d’Iéna :

« Sans l’effondrement du passé, le réveil du sentiment national allemand en pays prussien, de ce sentiment national qui tire son origine d’une époque de honte profonde et de domination étrangère, n’eût pas été possible. »

C’est la vraie morale politique du centenaire d’Iéna. Et les paroles de Bismarck seront singulièrement complétées par ce passage des mémoires d’un soldat de Napoléon. Le brave Marbot, excellent cavalier, vaillante estafette et grand donneur de coups de sabre, n’était pas une intelligence de premier ordre. Pourtant, muni de bon sens, il jugeait la politique de son maître et en mesurait toute l’imprudence. C’est donc Marbot, homme de cheval et de bivouac, qui écrivait ceci dans ses Mémoires :

« Quoique je fusse encore bien jeune à cette époque, je pensais que Napoléon commettait une grande faute en réduisant le nombre des petites principautés de l’Allemagne. En effet, dans les anciennes guerres contre la France, les huit cents princes des corps germaniques ne pouvaient agir ensemble… Au premier revers, les trente-deux souverains, s’étant entendus, se réunirent contre la France, et leur coalition avec la Russie renversa l’empereur Napoléon, qui fut ainsi puni pour n’avoir pas suivi l’ancienne politique des rois de France. »

Je crois qu’on ne peut pas mieux dire ni mieux résumer le résultat final de la brillante campagne de 1806.

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