Bismarck et la France
IV
LA FIN D’UNE CARRIÈRE
Les élections républicaines de 1877 furent à la fois la victoire de Gambetta et celle de Bismarck. Avec elles finirent les inquiétudes du chancelier. Le Journal du prince de Hohenlohe en témoigne : à partir du 24 octobre, on le voit s’absenter plus souvent de Paris, suivre de moins près les choses françaises. Tantôt il siège au congrès de Berlin, tantôt il fait un intérim au ministère des affaires étrangères. Et l’attitude de l’ambassadeur d’Allemagne reflétait exactement celle de son chef. La France dotée de la République cessait d’être un danger pour la politique de Bismarck. Notre ennemi n’avait plus à craindre ni la revanche militaire ni la revanche diplomatique. Il n’avait plus à redouter que la France prît la direction d’un mouvement infiniment dangereux pour lui. Avec le triomphe de la démocratie en France, tombait l’espoir des réparations attendues par l’Europe conservatrice et catholique. On peut dire, et l’événement le prouve, que les élections de 1877 achevèrent en France et hors de France ce que Sadowa et Sedan avaient commencé.
Bismarck avait désormais les mains libres sur le continent. La France était pour longtemps occupée ailleurs que sur ses frontières et à autre chose qu’à ses intérêts. Elle était divisée par la guerre religieuse qui commença chez nous, exactement comme Hohenlohe, nous l’avons vu, l’avait prédit, au moment où Bismarck la terminait dans son pays et faisait la pacification avec autant de profit qu’il avait fait le Kulturkampf, puisque les catholiques allemands, privés de tout appui extérieur, ne pouvaient plus trouver de garantie et de sécurité que dans leur loyalisme à l’Empire. Et les Mémoires du prince de Hohenlohe nous montrent ce diptyque édifiant : l’ambassadeur d’Allemagne approuve et encourage l’anticléricalisme à Paris, tandis qu’en secret il négocie avec le nonce, Mgr Czacki, au sujet des affaires allemandes, et emploie à la réconciliation son frère le cardinal, qui déploie autant d’activité à préparer Canossa qu’il en avait mis quelques années plus tôt à fomenter le mouvement d’opposition à l’Infaillibilité et la division de la catholicité germanique au profit de la Prusse. D’ailleurs, pendant quelques années, tout va de nouveau réussir à Bismarck. La question d’Orient partage les puissances, et l’Allemagne sera l’arbitre du congrès de Berlin. Bismarck va faire peser sur la Russie les effets de son machiavélisme. Il put se vanter non seulement d’avoir paré le danger slave en le détournant de son voisinage, mais encore d’avoir joué, en même temps que le tsar, l’Europe entière. Car les causes de conflits et de divisions s’engendrant les unes par les autres allaient sortir de ce congrès. La France l’éprouva quand elle fut aux prises avec l’Angleterre en Égypte (laissée en dehors du remaniement de l’Empire turc), puis avec l’Italie au sujet de la Tunisie que Bismarck, bon prince, accordait à la France pour reconnaître les services rendus et récompenser son adhésion aux décisions du congrès[16].
[16] L’opinion de Bismarck sur la Tunisie et sur le rôle de diversion qu’elle devait jouer était faite depuis longtemps. Le prince de Hohenlohe note, le 2 mai 1874 : « Au sujet de la politique française, le chancelier me parla des tendances de la France à s’annexer Tunis. Il serait bon pour nous que la France pût s’engager là-bas. Sans doute le commerce allemand en Tunisie en souffrirait, mais Bismarck me parut placer l’intérêt politique bien au-dessus de cet intérêt mercantile. » (Denkwürdigkeiten, II, p. 118.)
On s’explique donc la sollicitude avec laquelle, dans cette période nouvelle de son ambassade, le prince de Hohenlohe veilla sur les premiers pas de la République vraiment républicaine, de la République de Gambetta, des opportunistes et des radicaux. Il accomplit à la lettre le mot de Bismarck révélé par sa correspondance avec Henckel : « Le pouvoir de Gambetta m’est trop utile pour que je fasse rien qui puisse l’ébranler. » Hohenlohe a pour ce gouvernement des inquiétudes, des tendresses maternelles. Lorsque Grévy et Gambetta entrent en conflit, il se montre très préoccupé (11 mars 1881). Quand les socialistes s’agitent, quand les anarchistes effrayent la population, il craint toujours que la République n’en souffre, et il accuse la compagnie de Jésus de soulever le spectre rouge au profit de la réaction. En août 1881, il est très inquiet de l’élection de Gambetta et montre de la mauvaise humeur à l’égard des intransigeants de Belleville. Un seul gouvernement serait capable de plaire à Hohenlohe autant que le républicain : c’est le bonapartiste. Bismarck lui a encore redit à Berlin le 25 mai 1879 : « Cela m’amuserait beaucoup que le prince Napoléon prît le pouvoir. Si j’étais Français, je n’en voudrais à aucun prix[17]. Mais, en tant que voisin, il me conviendrait tout à fait. » Peu de temps après, Gambetta ayant affirmé à Hohenlohe que la cause des bonapartistes était irrémédiablement perdue, Hohenlohe ajoute : « C’est une opinion que je ne partage pas. » Le point de vue allemand était donc resté invariable depuis 1870 : Empire, République, font également les affaires de la Prusse. Quant à la troisième solution, la solution monarchique, elle continue d’exciter la même défiance. En juillet 1883, lorsque se répand le bruit que le comte de Chambord est gravement malade, Blowitz, ce singulier journaliste qui durant trente ans se mêla avec une scandaleuse effronterie des affaires de France, vient prendre sur l’événement l’avis de l’ambassadeur d’Allemagne. Voici comment Hohenlohe rapporte l’entretien :
[17] On verra, à l’appendice I de ce livre, que Bismarck savait aisément se placer au point de vue français.
Blowitz est venu me voir pour me parler de la nouvelle de la maladie du comte de Chambord. Il veut écrire un article et, semble-t-il, faire de la propagande pour la famille d’Orléans. Il m’a demandé si nous voyions un plus grand danger pour la paix avec les Orléans qu’avec la République. Je répondis nettement par l’affirmative. Cela a été désagréable à Blowitz, qui a envie de faire une campagne pour les Orléans. Mais il s’est résigné et m’a dit que, du point de vue allemand, nous pourrions bien avoir raison.
Ainsi le courtier juif entrait avec aisance et rapidité dans la pensée maîtresse de Bismarck. Comme M. de Gontaut-Biron, de son observatoire de Berlin, l’avait fait déjà remarquer à Thiers, le point de vue de Bismarck devait suffire à engager les Français à se tenir au point de vue contraire. C’est ce que Blowitz, en habitué de la contre-partie, avait immédiatement compris. Cet entretien témoigne d’ailleurs d’un fait encore. Blowitz retardait quand il croyait que le comte de Paris était « autre chose » que le comte de Chambord. La réponse du prince de Hohenlohe paraît l’avoir illuminé.
Nous ne terminerons pas cette analyse des notices écrites par le prince durant les dernières années de son séjour à Paris sans en consigner ici quelques-unes qui ne sont plus tout à fait révélatrices, mais qui apportent un surcroît de confirmation à des choses que l’on savait déjà. On connaît, depuis 1901, l’histoire des relations de Gambetta et de Bismarck par l’entremise de Henckel de Donnersmarck, telle que la racontent les pièces authentiques des publications posthumes du chancelier. On se souvient des lettres échangées et dont les termes sont accablants pour Gambetta et pour la politique républicaine. On se souvient aussi de l’entrevue qui avait été concertée et de l’hésitation de la dernière heure qui empêcha Gambetta de s’y rendre. Ce n’est pas le patriotisme, d’ailleurs, mais la peur de se compromettre qui expliquait cette hésitation. Or c’est bien ce que font comprendre les Mémoires de Hohenlohe qui, se trouvant à Varzin en octobre 1881, recueillit ces propos de la bouche de Bismarck :
Le soir, après le thé, on a parlé de diverses choses d’autrefois, de Darmstadt, de Francfort, etc… Tout à coup, le chancelier s’est écrié : « Ah çà ! où Gambetta est-il donc resté ? Je l’attends toujours. » Il nous dit alors qu’il l’aurait vu très volontiers, et que c’est son devoir de recevoir des hommes d’État étrangers. Gambetta était sans aucun doute appelé à jouer un grand rôle dans son pays ; Bismarck aurait tenu à s’entretenir avec lui. Le bruit que l’entretien avait eu lieu a d’ailleurs été répandu[18], et le chancelier expliqua qu’il n’était pas possible de donner au démenti une forme qui ne blessât pas Gambetta. Ensuite il raconta les différentes tentatives qui ont été faites pour le rapprocher de Gambetta.
[18] On sait, en effet, que Gambetta avait fait un voyage en Allemagne en septembre et octobre 1881. C’est alors que la presse parla de sa rencontre avec le chancelier. Mais l’opinion, qui se trompait sur ce point, était loin de soupçonner la correspondance de 1877-78 et l’accord dont elle témoigne entre Bismarck et Gambetta.
Le 1er novembre, Hohenlohe revient sur la même question :
Vu Blowitz aujourd’hui. Après quelques mots d’entrée en matière, il a abordé le sujet qui l’avait conduit chez moi. Il m’a dit : « Gambetta n’est pas allé à Varzin ? » en prenant un air fin comme s’il voulait dire : Je sais qu’il y est allé. Je répondis : « Non, il n’y est pas allé. » Et comme Blowitz me regardait avec surprise, j’ajoutai : « Le prince aurait reçu Gambetta avec plaisir s’il était venu à Varzin. Mais il n’y est pas venu. » Là-dessus Blowitz : « Mais alors son voyage était une sottise ! Comment, il s’expose à être insulté en Allemagne, etc… » Blowitz donne deux ans à Gambetta. Après quoi il sera usé.
Tel n’était pas l’avis de Bismarck qui, à Varzin, avait recommandé à Hohenlohe de faire bonne figure à Gambetta et de ne pas aller s’imaginer, comme quelques naïfs de Berlin, que le nom du tribun était synonyme de revanche. Aussi, lorsque fut formé le « grand ministère » et que M. de Saint-Vallier (le successeur à Berlin du vicomte de Gontaut-Biron) vint, un peu inquiet, demander à Hohenlohe ce qu’en pensait le chancelier, l’ambassadeur d’Allemagne lui répondit que « le gouvernement allemand continuerait les bonnes relations existantes avec le ministère Gambetta, qui apparaissait comme une inéluctable nécessité pour la France ». M. de Saint-Vallier, qui ne semblait pas rassuré sur les intentions de Bismarck à l’égard de Gambetta, paraît avoir été moins clairvoyant que son prédécesseur qui avait si bien lu dans le jeu du chancelier et si bien su entraver sa politique. Cette naïveté fut d’ailleurs une bonne note pour M. de Saint-Vallier et servit à accroître encore la faveur dont il jouissait à Berlin. Aussi quand, peu de temps après, il donna sa démission, Bismarck essaya-t-il de le garder. Et certes la nouvelle couche des hommes d’État français n’était pas redoutable pour l’Allemagne. Elle se distinguait surtout par son ignorance des points faibles de l’adversaire. Le 4 décembre 1881, Hohenlohe rapporte cet entretien qu’il a eu avec Gambetta après un dîner officiel au quai d’Orsay, où on lui a présenté le nouveau ministre de l’intérieur, « un jeune homme de bonne mine et d’agréable conversation » qui n’était autre que Waldeck-Rousseau. « Gambetta, écrit l’ambassadeur d’Allemagne, me dit qu’il ne comprenait pas l’opposition que l’on faisait à Bismarck dans sa politique financière, qui doit pourtant consolider l’unité de l’empire. Je lui dis que l’opposition, celle des progressistes comme celle du Centre, était composée d’ennemis de l’unité, de fédéralistes. Cela était nouveau pour lui. » Hohenlohe pouvait d’ailleurs sans danger enseigner son métier au nouveau ministre des affaires étrangères. Moins par incapacité que par situation, celui-ci n’était pas en état de tirer parti des notions nouvelles qu’il recevait sur les difficultés qu’avait rencontrées Bismarck, au cœur même de l’Allemagne, dans son œuvre unitaire.
D’ailleurs l’opinion de Bismarck à ce moment était faite. Sa sécurité en face de la France républicaine était absolue. Il l’avait affirmé six semaines plus tôt devant Hohenlohe en cinq phrases d’une concision frappante et qui, on va le voir, sont encore d’actualité :
Le chancelier m’exposa, comme il l’avait déjà fait en plusieurs circonstances, que nous devions souhaiter que la France réussît en Afrique. Nous devions nous réjouir que la France trouvât satisfaction ailleurs que sur le Rhin. Nos relations avec la France pourraient rester pacifiques et même amicales : tant que la France n’aurait pas d’alliés, elle ne serait pas dangereuse. Et si ces alliés étaient les Anglais, nous la battrions quand même.
Sur ces instructions et ces observations, la fin de l’ambassade du prince de Hohenlohe à Paris s’écoula dans le calme. A peine fut-elle troublée par les élections de 1885 et le vigoureux mouvement conservateur que détermina l’activité du comte de Paris. Hohenlohe n’en attendit d’ailleurs pas l’issue. En juillet 1885, il était nommé statthalter d’Alsace-Lorraine. C’en était fini, à partir de ce jour-là, de ses relations avec les démocrates et le monde républicain français. Le prince se réveillait en lui. Il raillait déjà à Paris avec beaucoup de dureté le petit peuple qui célèbre le 14 juillet, la prise de la Bastille et les immortels principes. Il ne fréquentait les Gambetta, les Grévy, que pour les besoins de la cause. En Espagne, représentant de l’empereur aux obsèques d’Alphonse XII, il ne verra pas le républicain Castelar, car « il va de soi » qu’on ne se commet pas avec ces gens-là. Le prince de Hohenlohe apparut donc avec une physionomie nouvelle d’autocrate et d’aristocrate dans son gouvernement d’Alsace-Lorraine. C’était un poste magnifique, un des plus enviés de l’Empire. Hohenlohe, dans son Journal, en énumère avec complaisance les avantages : deux cent quinze mille marcs de traitement, une vaste résidence « éclairée et chauffée », avec un jardinier et un portier aux frais du Trésor. Il ne manquait que « de l’argenterie, du linge et de la vaisselle » pour que sa satisfaction fût sans mélange. Ce n’en était pas moins une compensation agréable et bien due à un prince médiatisé. Le gouvernement de Strasbourg fut accepté comme un pur dédommagement par le descendant des princes souverains et immédiats de Hohenlohe-Schillingsfürst. L’Alsace-Lorraine paya pour la dépossession de 1806 et pour les suites d’Austerlitz. Hohenlohe, à peu près rétabli dans sa dignité, se plut dès lors à jouer au souverain. Il notait le soir sur ses tablettes avec un scepticisme élégant que « le métier de roi est un fichu métier ». Et il écrivait cela en français, à la façon de Frédéric II. On n’est pas plus ancien régime.
Il fut potentat et même despote. Il fit regretter Manteuffel aux Alsaciens-Lorrains. Ce « libéral » de Bavière fut, sur la Terre d’Empire, l’auteur de toutes les mesures de répression et de tyrannie. Nos compatriotes annexés continuaient de payer ainsi, comme les Bavarois l’avaient déjà fait, pour la médiatisation, jamais oubliée, des princes de Hohenlohe. Mais, après les Bavarois et les Alsaciens-Lorrains, Bismarck, le roi de Prusse et l’Empire même devaient payer leur tribut à cette vengeance. Chancelier de l’Empire, le prince de Hohenlohe allait remplir correctement sa tâche. C’était, par ambition et par goût des grandes charges, un fonctionnaire modèle. Mais, après sa mort, il a repris son indépendance. Et ses indiscrétions ont brouillé les cours et les chancelleries. Elles ont été le point de départ d’une agitation antimonarchique, d’une renaissance du particularisme, d’un réveil de l’esprit féodal, qui tourmentent en ce moment Guillaume II. Le prince de Hohenlohe fut de l’espèce des serviteurs trop intelligents pour n’être pas dangereux. Et c’est le roi de Bavière qui avait raison quand il refusait, il y a quarante ans, de le prendre pour ministre, par la raison qu’il est toujours prudent de se méfier d’un médiatisé. Seul Bismarck, qui construisait un ordre nouveau avec des hommes d’ancien régime et des idées de révolution, avait été assez fort pour utiliser ce grand seigneur rebelle, en qui reparaissait toute l’anarchie dont était mort le Saint-Empire.