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Décadence et grandeur

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Le prisonnier n’avait pas encore ses idées bien en ordre. Il ne savait pas au juste ce qu’il y avait de réel dans tous ces événements. L’apparition, à la lucarne, d’une fraîche et pas du tout méchante petite figure ronde prit place comme un épisode agréable dans cette succession de songes. Pendant quelques instants, le malfaiteur et sa gardienne s’examinèrent en silence.

— Je ne suis pas un criminel, dit Planchet au bout d’un instant.

Pourquoi disait-il cela, qui ne répondait à aucune phrase exprimée ? Il se trouva qu’il avait bien rencontré la pensée de la vierge à la faux.

Bien qu’elle n’eût rien répondu à cette protestation, Planchet ne douta pas qu’elle fût tout à fait d’accord, à ce point qu’elle jugea même inutile, en répondant, d’affirmer sa foi dans l’innocence du prévenu. Les êtres simples, souvent, voient juste et rapide, et la complication d’un Sherlock Holmes est souvent en défaut devant des problèmes que résout en un instant l’instinct lumineux d’une petite campagnarde.

Donc, l’instruction de l’affaire Planchet, faite en un clin d’œil par Catherine, aboutit à un non-lieu. Il fallut à peine une demi-minute à cette improvisatrice pour concevoir un plan d’évasion et pour passer sans mot dire à l’exécution de son projet… Elle se rangea le long du mur, de façon à introduire la pointe de sa faux dans la lucarne. Puis, toujours tenant le bout du manche, elle s’éloigna de la muraille de façon à faire passer le coude métallique entre deux barreaux. Il ne restait plus ensuite qu’à s’avancer en droite ligne contre la lucarne, pendant que la faux entrait carrément dans la grange.

— Voilà, dit Catherine. Il s’agit de ne pas perdre de temps. La gendarmerie est à deux lieues d’ici. Laissez-moi passer le bout de la faux entre la corde et votre dos. Vous allez m’aider un peu, en remuant, parce que, de la lucarne, c’est pas trop aisé à scier la corde. Sans compter qu’il va falloir la couper en deux endroits, d’après la façon qu’il vous a ficelé.

Cette corde était plutôt neuve, et la faux ne coupait pas admirablement (on la sortait un peu de sa spécialité). Il fallut un bon quart d’heure pour déficeler M. Planchet. Une fois le travail fini, Catherine ne songea pas à se reposer, bien qu’elle eût trimé dur…

— Sous le foin, près du coffre, il y a une clef de rechange… Vous l’avez trouvée ? Montrez ? Oui, c’est ça. Ouvrez la porte maintenant.

Catherine avait déjà fait le tour du bâtiment quand Planchet ouvrit la porte. Il vit la jeune fille sur le seuil, inondée de lumière, allégorie de la Liberté.

— Maintenant il faut partir.

Mais depuis que M. Planchet était redevenu un homme libre, toutes sortes de raisonnements civilisés s’étaient réinstallés dans sa tête mondaine.

— Il faut que je parte ? Très bien. Et que va-t-on vous dire à vous qui m’avez laissé échapper ?

— Ils me diront ben c’qui voudront.

Ce n’était pas une réponse. En tout cas, elle n’était pas suffisante pour le généreux M. Planchet, dont la bonne nature ne pouvait être qu’attendrie par l’acte de dévouement qu’il avait vu s’accomplir en son honneur.

— Si c’est comme ça, dit-il, je ne m’en vais pas…

Elle le regarda, un peu surprise.

— Ou alors, comme je ne veux pas qu’ils vous fassent des ennuis, vous allez partir avec moi !

— Oh ! fit-elle…

Elle ajouta à voix basse :

— C’est quéque chose… c’est quéque chose…

— Faut se décider, dit M. Planchet.

— Qu’est-ce que va dire le père de ne plus me voir ici !

— Et si les gendarmes vous emmènent ? D’abord, ils ne vous emmèneront pas. C’est moi qu’ils emmèneront, car, si vous ne voulez pas me suivre, je resterai là à vous attendre.

— Alors faut s’en aller, dit-elle.

Elle monta dans sa chambre, ouvrit des tiroirs, fit un paquet. Même à la campagne, une jeune fille bien innocente ne s’en va pas de chez elle sans emporter quelques petites choses avec soi.

Une fois descendue, un cabas à la main :

— On ne suivra pas bêtement la grand’route, dit-elle. On prendra le sentier jusqu’à la rivière, et ensuite le bord de l’eau.

C’était la première fois que Catherine se sauvait de chez elle. Mais on aurait cru qu’elle n’avait fait que ça de toute sa vie. M. Planchet ne s’étonna que plus tard qu’elle eût abandonné avec si peu de difficultés le domicile paternel. Plus tard aussi, quand il connut mieux le tempérament primesautier de Catherine, et le peu d’agrément de la société de l’aubergiste, il s’expliqua mieux la fugue de la petite campagnarde. Il apprit aussi, par la suite, que Catherine avait perdu sa mère étant toute jeune… Pour le moment, ils ne se racontaient pas encore leurs histoires de famille. Il faut bien garder quelque chose pour les longues soirées d’hiver.

La rivière, qui n’était pas poursuivie par les gendarmes, s’en allait en peinarde dans la campagne, avec des détours. Elle savait qu’elle arriverait fatalement à son confluent… Au fond, c’était plus adroit pour les fugitifs de l’accompagner dans sa promenade paresseuse, au lieu de suivre une ligne à peu près droite où les criminels, et les gendarmes derrière eux, ont des tendances à se précipiter. D’autre part, la rive était bien couverte. A trente pas, on ne voyait pas si elle était déserte ou fréquentée.

Ils marchèrent ainsi pendant une bonne demi-lieue, Catherine parfaite d’insouciance, et M. Horace Planchet gagné, lui aussi, par cet air de souveraine sécurité. Ils aperçurent, à un coude de la rivière, un grand pont suspendu.

— Ça, dit Catherine, la route qui passe sur le pont, c’est une autre grand’route.

Un petit sentier, un peu avant le pont, lâchait espièglement la berge et s’en allait rejoindre le grand chemin, en grimpant en oblique sur le talus herbu. Ils firent comme lui. Arrivés au pont, ils virent un arbre qui les attendait depuis quelque temps déjà. Ils s’assirent à l’ombre complaisante qu’il étendait autour de son pied.

— C’est le moment de manger, dit posément Catherine.

… Manger quoi ? se demandait Planchet.

Mais, de son cabas, elle sortait tranquillement une demi-miche de pain bis et un fromage, enveloppé dans des feuilles.

« Comme elle me complète bien ! pensait Horace Planchet. A moi, le génie des grandes affaires. A elle, le sens pratique pour les petites nécessités de la vie. »

La fête n’était pas encore finie. On vit sortir du cabas un aimable litre, rempli d’un vin blanc du pays, très facile à boire.

Comme leur repas était terminé, ils virent arriver tout à point un magnifique « poids lourd », un camion chargé de sacs de farine. Le gros garçon qui le conduisait s’était arrêté tout près d’eux pour vérifier son moteur.

Il regarda les voyageurs, qui reprenaient leur route à pied. Un au moins des éléments du couple lui sembla sympathique.

— Par où c’est que vous allez ? demanda-t-il à Catherine.

— Par là, dit nettement la fille de l’aubergiste, en indiquant la direction que le camion allait suivre.

— Moi, dit le gros garçon, je vais jusqu’aux entrepôts, le grand bâtiment qui se trouve à la Patte-d’Oie, un peu avant Belfort. Ça fait toujours douze kilomètres en moins pour vos petites jambes. Vous descendrez avant la maison, parce que, vous savez, ce n’est pas mon service d’emmener des voyageurs, même gratis pro Deo. J’aimerais pas que le secrétaire il vienne me faire une observation.

Ils prirent tous place sur le large siège, et le camion reprit sa marche. Il ne s’en allait pas à une allure de circuit, et il n’était pas question de battre des records. Mais il avançait tout de même. On venait à bout de tous les piétons, et l’on dépassa même un curé à bicyclette, plus très jeune il est vrai.

La conversation du conducteur n’était pas précisément un feu roulant. Ils manquaient tous trois de relations communes, sur qui on aurait pu clabauder. Les grandes questions de politique extérieure, toujours pendantes, ne comptaient pas sur eux pour être résolues.

— La route est bonne, finit par dire le conducteur. Ils l’ont refaite l’automne dernier. Mais, avec ce qui passe ici de voitures de charge, et les pluies et l’hiver en supplément, la saison prochaine on recommencera à cahoter. Sans compter que les usines d’autos du pays, ça envoie ici des châssis en essais. Les gaillards qui sont au volant se débinent comme de vrais sauvages, pour faire rendre tant que ça peut à la bagnole. Les cailloux sautent en l’air quand ils passent. Je me demande si c’est fameux pour l’entretien.

En somme, il en avait assez dit, et ces considérations dont il régalait ses auditeurs, jointes à ce trimbalage à l’œil, tout cela suffisait amplement à attester sa sociabilité.

De la Patte-d’Oie à la ville, où se rendaient Planchet et Catherine, comme ils seraient allés autre part, il y avait encore une heure de marche. Depuis pas mal de temps, leur déjeuner était bien descendu… Or, le cabas d’osier ne contenait plus que du linge, une paire de bottines, un peigne et une brosse, objets d’une faible comestibilité. La bouteille, complètement à sec, aurait pu être promenée à la main, sans crainte de procès-verbal, en pleine rue de New-York, Chicago, ou de telle autre ville de l’Amérique dry.

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