Décadence et grandeur
Cependant la placeuse avait appuyé sur un timbre…
— Mon neveu va prendre ma petite voiture et il vous conduira chez les personnes en question. Il sait où c’est. C’est à deux kilomètres de la ville. En attendant, vous pouvez aller prendre vos bagages.
Depuis que M. Planchet s’était résolument lancé dans la voie féconde du mensonge, il ne risquait plus d’être pris au dépourvu. Il avait à sa disposition, pour les amateurs, un grand choix de contre-vérités.
— Nos bagages, nous ne les avons pas encore. Il y a dû avoir une erreur d’enregistrement et nos malles n’étaient pas dans le fourgon (cela, au moins, était scrupuleusement exact : les malles n’étaient pas dans le fourgon).
Il ajouta avec philosophie :
— Elles arriveront quand elles arriveront.
— Vous pourrez demander une indemnité à la Compagnie, dit la placeuse.
M. Planchet, par une moue, semblait dire qu’il n’aimait pas se lancer dans une procédure tracassière.
— C’est votre affaire, dit la placeuse.
Cependant, un neveu, grand et penché comme un peuplier fragile, était apparu dans l’embrasure de la porte.
— Tu vas conduire ce jeune homme et cette jeune fille à l’adresse que je mets sur cette lettre… Comme je ne peux vous accompagner moi-même, il faut que je vous remette un petit mot pour le patron, où j’expliquerai que vous n’avez pas de certificats et où je prendrai ça sur moi. Il me connaît et il sait que je ne lui enverrais pas des indésirables.
Planchet aurait peut-être été gêné en d’autres circonstances d’usurper ainsi la confiance d’une brave dame. Mais la nécessité toute-puissante le débarrassait de ses scrupules. D’ailleurs, il se rendait compte qu’il était un simple menteur et n’avait rien d’une dangereuse fripouille.
Il n’était pas tranquille, cependant, sur la suite de l’aventure. Car, s’il se croyait en état de faire un valet de chambre passable, il doutait fort des qualités de Catherine comme éducatrice de la jeunesse et maîtresse de français. Bien qu’elle se laissât entraîner plus passivement vers l’inconnu, la fille de l’aubergiste, elle non plus, n’était pas trop rassurée. Comme une vitre protectrice les séparait du neveu qui conduisait la voiture, Catherine put parler à demi-voix à M. Planchet de ses appréhensions.
Il répondit hardiment :
— Vous en faites pas.
Cette réponse indique moins une solution de la difficulté que son ajournement. Il s’en rendit compte et chercha tout de même le moyen de parer aux événements.
— Voilà, dit-il au bout d’un instant. On va probablement vous demander vos diplômes. Vous répondrez : « J’ai mon brevet supérieur. » On vous dira de donner la leçon…
— C’est effrayant, dit Catherine… Si on retournait chez papa ?…
— Je veux bien, dit Planchet. Mais, là-bas, il y a des gendarmes. A moins que vous soyez disposée à y retourner toute seule…
Elle se serra contre lui très gentiment : geste d’attachement plus facile que des paroles, beaucoup plus expressif tout en étant moins gênant. La question se trouvait réglée.
— Si on vous demande de donner la leçon, dit Planchet, voici ce que vous ferez : les enfants auront bien des livres d’étude, d’arithmétique, de dictées, de fables, d’histoire et de géographie. Vous leur donnerez des leçons à apprendre et, le lendemain, vous leur ferez réciter leurs leçons en suivant dans les livres. Jusqu’à quel âge avez-vous été à l’école ?
— Jusqu’à treize ans. Mais je n’y allais pas tous les jours…
— … Oui… Vous noterez les leçons que vous avez donné à apprendre. Et nous trouverons bien un moment pour que je vous explique, à vous, ce que cela veut dire, afin que vous puissiez leur refiler mes explications, si les parents sont là. Si les parents ne sont pas là, les enfants s’en fichent… Je sais ça, je vous dirai, parce qu’un été j’ai été précepteur pendant quinze jours…
— Oui, mais vous, vous êtes savant, dit Catherine.
— Possible, dit Planchet. Mais le peu de science que j’ai dans la tête, au bout de ces quinze jours, il n’en avait pas passé beaucoup dans la tête des enfants.
Cependant, la voiture était arrivée à l’entrée d’une grande allée. Une porte s’ouvrait dans une belle grille, et le neveu efflanqué entra par une courbe aisée dans l’avenue, comme si la résidence, que l’on apercevait au fond, avait été de tout temps le domaine de ses pères.
Les visiteurs devaient être attendus avec une certaine impatience. Un monsieur et une dame, âgés l’un et l’autre, se tenaient sur le perron. Planchet et sa compagne furent examinés de la tête aux pieds. Puis le monsieur lut avec attention la lettre de la placeuse… Au fond, les gens qui cherchent des domestiques sont comme ceux qui se marient : ils ne demandent qu’à avoir confiance. Mais Planchet, lui, avait de moins en moins de foi dans le succès de l’aventure. Il avait eu deux heures d’aplomb… C’était beaucoup pour lui. Il commençait à se sentir abandonné par son courage.
Le vieux monsieur prit la parole :
— Mademoiselle aura à s’occuper de ma petite-fille, la fille de mon fils aîné. Ses parents sont en voyage et on nous l’a confiée. Elle a douze ans et je crois qu’elle est déjà très instruite pour son âge…
… La tâche de l’institutrice se trouvait peut-être simplifiée du fait que l’élève était plus forte qu’elle. Mais Catherine allait avoir auprès d’elle un juge un peu dangereux.
— Quant à vous, dit la maîtresse de maison à M. Planchet, il faudra vous préparer pour servir à table ce soir. Et je voudrais que vous vous mettiez sans retard aux carreaux de la salle à manger.
— Mme Bourru, dit le monsieur, m’écrit qu’il n’a pas sa malle. Vous aviez probablement votre habit dans votre malle ?
Planchet fit un signe affirmatif. Le monsieur déclara :
— Je lui donnerai, en attendant, un vieil habit à moi, qui est encore très frais.
Tout semblait s’arranger le mieux du monde, mais la sécurité n’habitait pas l’âme de Planchet.
On lui demanda son prénom. Faute d’en trouver tout de suite un autre, il sortit le sien : Horace, qui étonna le monsieur et la dame, mais les flatta un peu. Ils annoncèrent qu’ils ne déjeunaient pas là, à la grande satisfaction de Planchet qui préférait ne pas commencer tout de suite son métier de serveur. Miss, déclara madame, déjeunerait dans sa chambre et serait servie par Horace.
Puis, comme il restait un bon moment avant de s’en aller déjeuner en ville, on décida de faire entrer Catherine tout de suite en fonctions.
Le bon grand-père alla dans une pièce voisine chercher l’élève, qui apparut sous les traits d’une trop grande fille, aux cheveux raides et d’un blond pâle. Un binocle lui donnait un air studieux un peu inquiétant.
— Olga, dit la dame, voici ta nouvelle maîtresse.
La grande petite fille, d’une secousse polie, fléchit rapidement les genoux. Catherine ne savait pas si elle devait saluer de cette façon. Dans le doute, elle ne salua pas du tout.
Cependant, les grands-parents avaient quitté la pièce…
— Quand l’autre demoiselle m’a donné la première leçon, dit avec gravité la petite fille, nous étions en train de lire les Aventures de Télémaque. Nous en étions à la page 120. Je lisais tout haut et, chaque fois qu’il y avait un mot que je ne comprenais pas, mademoiselle me l’expliquait. Est-ce que nous ferons de même, mademoiselle ?
Le visage de Catherine ressembla assez, à ce moment, au visage éploré d’une personne qui nage mal et à qui on propose de faire une petite partie de natation dans un lac de soixante mètres de profondeur. Heureusement, derrière la petite fille, les yeux chavirants de l’institutrice rencontrèrent ceux du valet de chambre, qui, d’un rapide clignement, firent signe qu’il fallait accepter. Catherine accepta, la voix défaillante.
Pendant que la petite fille allait chercher son livre…
— Voilà, dit Planchet, écoutez-moi bien. Vous allez lui dire que vous avez une méthode de travailler à vous…
— Je ne saurai jamais dire ça…
— Alors ne parlez pas de méthode. Dites-lui simplement : « Mademoiselle, je ne répondrai pas tout de suite à vos questions. Chaque fois que vous aurez un mot que vous ne comprendrez pas, vous l’inscrirez sur une feuille de papier. Vous tâcherez de trouver vous-même le sens sur un dictionnaire… »
— J’ai compris, dit Catherine qui n’était pas une petite bête…
— Dites-lui de faire deux listes, une pour elle, une pour vous. La liste pour vous, bien entendu, vous me la donnerez et je trouverais bien un moment pour vous expliquer les mots. Je vais d’ailleurs vous dire ce qui va se passer. Les enfants — mon élève était comme ça — aiment beaucoup interrompre la lecture pour poser des questions. Mais, du moment que ce sera un travail pour elle et qu’il faudra se donner la peine d’écrire des mots, surtout à double exemplaire, vous verrez qu’elle s’arrêtera beaucoup moins et qu’elle fera semblant de comprendre bien des mots qui lui échapperont.
Catherine, malgré ces excellentes directives, n’était pas du tout rassurée. Elle regarda Planchet et celui-ci vit qu’elle avait des larmes tout près des yeux. Alors, il lui mit sur le front un bon baiser de frère protecteur. Et très gentiment, avec le plus grand naturel, elle le baisa sur la joue…
Évidemment, avec son petit air de ne pas les gâter, le Destin leur envoyait de bonnes compensations.
On devait lire, avec Olga, une demi-heure de Fénelon. Mais, premier succès de la combinaison Planchet, dès que Catherine, tant bien que mal, eut exposé à son élève sa manière de donner la leçon, le zèle de la jeune Olga se trouva un peu refroidi, et en faisant remarquer qu’il était tard et qu’elle n’avait plus beaucoup de temps avant de partir avec ses grands-parents, elle demanda à sa maîtresse de remettre la première leçon au lendemain ; ce qui lui fut accordé généreusement par Catherine, qui remarqua avec satisfaction que son élève n’était pas aussi studieuse qu’elle en avait l’air.
On vint chercher en auto Monsieur, Madame et la petite fille. C’était la voiture des gens chez qui ils allaient déjeuner. La placeuse avait bien dit à Planchet que ses nouveaux maîtres avaient une auto. Mais Planchet ne se demandait pas où était cette voiture. Il avait vu, en entrant dans l’allée, un garage fermé et il ne savait pas si ce garage contenait ou non une auto. Comme il se tenait à la portière de la limousine, qui s’était arrêtée devant le perron, il entendit son maître dire au chauffeur :
— Heureusement que nous vous avons pour nous transporter : mon chauffeur m’a envoyé un télégramme pour me dire qu’il était immobilisé à quelques lieues d’ici. J’espère que, d’ici ce soir, il aura pu réparer. Je ne sais pas au juste ce qui lui est arrivé…
M. Planchet ne prêta à ces paroles qu’une attention distraite. Le Destin néglige de souligner au crayon rouge les réflexions ou les incidents qui devraient nous intéresser d’une façon particulière.