Décadence et grandeur
On croirait volontiers que des gens réputés « pas commodes », du type du chauffeur Célestin, vont se montrer particulièrement terribles quand un grave incident vient leur en fournir l’occasion. Célestin trouvait dans sa voiture un individu mystérieux, qu’il avait tout lieu de prendre pour un malfaiteur. C’était pour lui, semblait-il, un bon prétexte pour assouvir sa continuelle rancune contre son prochain. Eh bien ! il en fut tout autrement. Au contraire, le rogue Célestin se montra satisfait de voir le genre humain lui donner raison en s’avérant franchement criminel, et il fut sans doute reconnaissant à Planchet de lui fournir une bonne justification de sa farouche misanthropie.
Sans bouger, sans baisser le canon de son arme, il héla d’une voix forte et grave le patron de l’auberge, qui s’avança sans empressement, suivi à peu de distance d’une jeune fille plus intrépide et plus curieuse, qui dépassa bientôt son père et vint coller son nez à cette vitre même derrière laquelle M. Planchet semblait lever les bras au ciel à perpétuité.
— Vous approchez tout de même pas trop de ce malandrin, dit Célestin à la jeune fille, que la vue de M. Planchet n’arrivait pas à terroriser… Toi, l’andouille, dit presque jovialement le mécano à l’aubergiste, va me quérir une bonne corde à fourrage. Nous allons ficeler ce gaillard-là pour qu’il reste un peu tranquille.
Pendant que l’aubergiste exécutait ses ordres, Célestin ouvrait la portière et, le revolver toujours braqué, procédait à un premier interrogatoire.
— Dis-moi d’abord comment qu’t’es entré là-dedans ?
— Je n’en sais rien, dit Planchet, rattrapant ses esprits avec peine, comme on tâche de mettre la main sur des poussins égaillés… Je suis entré dans le garage, là-bas… dans un pays qui s’appelle… qui s’appelle… Bront-les-Eaux.
— Je comprends que je le connais, dit avec autorité le magistrat enquêteur… Ah ! je vois ça, je vois ça ! Tu t’es insinué dans ma voiture, et comme ça, en pleine route, par derrière, tu m’aurais fait mon affaire… Pour cette fois, j’ai le regret de te dire que c’est manqué…
Cependant l’aubergiste était revenu avec une longue corde.
Sous l’œil amusé d’abord, puis un peu apitoyé de la jeune fille, le voyageur de l’auto passa bientôt à l’état de colis ficelé pour l’exportation. Ensuite, Célestin continuant à diriger la manœuvre, le prisonnier de guerre fut transporté dans une grange. Faute de paille humide, on l’étendit sur de la paille fraîche. D’ailleurs, d’après la loi française, et quel que fût le poids des charges qui l’accablaient, il n’était encore qu’un simple prévenu.
On aurait bien emmené M. Planchet en auto à la ville voisine pour l’offrir aux autorités locales. Mais — soit hasard étrange, soit maléfice — deux pneus se trouvèrent crevés en même temps, et Célestin n’avait qu’une roue de rechange (tout simplement parce que son patron lui demandait constamment d’en avoir deux). Le chauffeur partit donc à pied avec l’aubergiste. Planchet resta dans sa grange, sous la garde de Catherine, en faction en dehors devant la lucarne et qui, armée d’une faux, semblait la fille du père Temps lui-même.