Décadence et grandeur
Le casino de Bront-les-Eaux est de construction récente. Il a été édifié par une Société parisienne, entraînée par un architecte ardent qui aimait son métier et qui, de concert avec des entrepreneurs avides de travail, fit sortir de terre, dans ce pays en friche, une trentaine de villas.
Ces villas furent louées à des actionnaires de la Société thermale, désireux d’augmenter le contingent des baigneurs, puis à des étrangers, dont quelques-uns avaient traversé les mers sur la foi d’un article de journal signé d’un docteur inconnu, mais dont le nom, une fois imprimé, avait pris une autorité subite. Peu à peu, autour du noyau primitif, s’étaient agrégés des amateurs de golf, de tennis et des jeunes filles, qui ne s’étaient pas vouées à un célibat éternel. La venue, d’ailleurs inopinée, d’un maharadjah avait consacré la station.
Le Casino, sous prétexte de style moderne, montrait des murs blanchis à la chaux et sans coûteuses pâtisseries. M. Planchet, en y pénétrant, ne se souciait en aucune mesure des ornements architecturaux. Il obtint facilement une carte de quinze jours et courut à la boule. Il lui semblait que chaque minute de retard était dérobée à la vie heureuse et riche qu’il allait mener sous peu de jours.
Nous pouvons révéler maintenant en quoi consistait le système de M. Planchet. L’inventeur ne nous en voudra pas, car, pour diverses raisons que la suite des événements éclairera sans doute, il est peu probable qu’il tienne à s’en réserver le monopole.
On attend la sortie de dix numéros que l’on note dans l’ordre. Puis on pose une mise sur chacun des deux numéros le plus fréquemment sortis. On mise d’abord un franc, puis deux francs, puis six francs, puis un louis.
Les premiers résultats furent très honorables.
M. Planchet, avant le déjeuner, avait encaissé un bénéfice de cent dix-sept francs. Ce n’étaient pas encore les millions annoncés à l’extérieur, mais le maximum de mise est si faible à la boule ! M. Planchet envisagea la possibilité d’engager des hommes de confiance, au nombre de dix ou douze, et qui joueraient tous son système, selon ses indications. Mais l’administration remarquerait peut-être ces dix ou douze personnes jouant un jeu identique et l’on prierait sans doute M. Planchet et sa bande d’aller opérer ailleurs. Qu’importait ? M. Planchet aurait à ce moment des fonds considérables et il irait travailler à Monte-Carlo…
En tout cas, ces hommes de confiance ne pouvaient se trouver d’un instant à l’autre dans cette petite localité de Bront. L’après-midi, M. Planchet se contenterait de bénéfices minimes, comme il avait fait le matin. Peut-être, comme il jouerait plus longtemps, arriverait-il à ramasser un pauvre billet de mille francs. En tout cas, il ne fallait pas considérer cet après-midi d’attente comme une séance d’affaires, mais comme quelques heures de distraction.
Le coup de perte, qui, selon les calculs de M. Planchet, ne pouvait se produire qu’une fois sur douze cents séances de jeu, par un de ces méchants caprices du Destin, complètement imprévisibles, arriva précisément ce jour-là. L’après-midi, qui pouvait rapporter mille francs à peine, coûta à peu près cette somme, c’est-à-dire le saint-frusquin de M. Planchet. Le billet de cinquante francs qu’il pouvait devoir à l’hôtel, et qu’il avait mis de côté dans une petite poche, fut employé comme la garde, à Waterloo, et subit un sort analogue.
M. Planchet avait tout de même encore cinq francs sur lui quand il sortit du Casino ; ce qui indique qu’il n’était pas le pire joueur de la terre. Sur les bancs de la place se trouvaient une douzaine de petits bourgeois à mine honnête : tout à fait les hommes de confiance dont il avait été jadis question.
M. Planchet entra dans le bureau de poste comme un homme sûr de ses décisions et rédigea une dépêche à l’adresse de M. Luc Planchet, Montevideo. Il demandait simplement dix mille francs par mandat télégraphique. L’affaire était sûre maintenant : le coup de perte qui venait de se produire ne se reverrait sûrement pas avant deux mille séances et la fortune de M. Planchet, d’ici là, serait édifiée.
Il n’y a rien de plus absurde que les tarifs télégraphiques. Il semble bien que, plus le destinataire de la dépêche habite loin, plus l’appel qu’on lui adresse indique un besoin urgent et doive émaner d’une personne embarrassée dans ses finances, mettons simplement fauchée. Or, c’est à ce moment que l’employé du guichet émet des prétentions injustifiables, comme de réclamer deux cent vingt francs à un monsieur qui dispose en tout et pour tout d’une thune en papier, pas trop défraîchie d’ailleurs.
Le pont de Bront surmonte d’une centaine de pieds le lit mal rembourré d’un pauvre petit sous-affluent rural, qui veut bien traverser la ville parce que la géographie l’exige ainsi, mais qui aimerait autant borner à une campagne déserte un cours sans aucune prétention.
Surtout cette rivière modeste ne tient nullement à la célébrité que lui donnerait un journal local, si elle recevait inopinément, du haut du pont, un monsieur dégoûté de la vie, qu’elle ne serait même pas capable de noyer dans ses eaux indigentes, bonnes tout au plus à étancher les blessures produites par les pierres du fond.
D’ailleurs, aucun événement de ce genre ne devait être enregistré ce jour-là par le Réveil de Bront-les-Eaux. M. Planchet s’était bien assis sur le parapet. Il avait bien introduit entre ses dents le canon d’un browning chargé qu’il avait pris pour son voyage (et maintenant pour le grand voyage). Mais, rebuté par le froid de l’arme, avant-coureur du froid de la mort, il avait jeté son revolver dans la rivière, sans réfléchir que cet objet meurtrier peut, à l’occasion, aider un homme à vivre, si on l’échange contre quelques dollars.
M. Planchet quitta définitivement le parapet pour le trottoir. La hauteur du pont l’impressionnait et il n’eût affronté la chute qu’après s’être un peu brouillé l’esprit par une balle de revolver…
Au coin du quai et de la grande rue, un pharmacien exposait un carton rouge, où se dévoilait généreusement, en lettres blanches, le nom d’un nouveau produit : l’Écrasol. Il promettait une nuit de douze heures pleines aux personnes nerveuses qui useraient de ses pilules. M. Planchet pensa que c’était une affaire pour lui. Il se procura une boîte de cette drogue qui ne coûtait que trois francs… Le temps était beau. Il se dit qu’il dormirait très bien dans quelque pré moelleusement capitonné des environs.
M. Planchet était tellement impatient d’oublier les casinos, les intolérables mécomptes du calcul des probabilités, l’éloignement absurde de l’Uruguay et le souci de la côtelette quotidienne, qu’il ouvrit la boîte tout de suite et, au lieu de la pilule indiquée, en avala d’un seul coup une demi-douzaine. Le sommeil ne le terrassa pas instantanément, mais il lui sembla qu’il était « groggy », comme un boxeur qui vient de prendre un bon coup sur le tournant de la figure. S’il eût été de sang-froid, aurait-il eu le « culot » de pénétrer dans ce garage, vide d’ailleurs à cette minute ?
Une merveilleuse six-cylindres, carrossée en limousine, se trouvait sous le hall en compagnie d’autos plus ordinaires. M. Planchet, qui n’était pas regardant, alla droit à cette voiture imposante et ouvrit carrément la portière… Il y avait dans le fond un amas de couvertures et de fourrures. M. Planchet s’étendit sur la banquette, mit sous sa tête fragile un petit coussin pneumatique, se recouvrit complètement avec les riches pelisses et se laissa aller, pour un temps indéterminé, aux bienfaits de « l’Écrasol ».