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Décadence et grandeur

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Huit heures du matin. La scène se passe devant le garage. M. et Mme Gradimbourg, les gros usiniers de Belfort, sont en train d’interroger le ciel, qui ne leur répond rien de catégorique. Ils sont en costumes de voyage et Mme Gradimbourg a confié au mécanicien une petite cage, cottage de deux serins.

Ayant suffisamment contemplé la nue, M. et Mme Gradimbourg se regardent maintenant l’un l’autre.

— Oui, dit M. Gradimbourg, la sagesse, la vraie sagesse serait d’envoyer Célestin tout seul par la route, pendant que nous prendrions le train…

— Comme tu voudras, dit Mme Gradimbourg.

— C’est comme tu préfères, dit son mari.

Voilà bientôt quarante-cinq ans que des liens conjugaux les unissent. Elle a toujours dit : « Comme tu voudras », et lui : « Comme tu préfères », et ça s’est toujours d’autant mieux arrangé entre eux qu’il n’a jamais voulu grand’chose, et qu’elle n’a jamais préféré rien.

Célestin reçoit des instructions précises : il mettra la cage d’oiseaux dans la limousine et prendra tout de suite la route pour couvrir les quatre cent cinquante kilomètres qui le séparent de la Prunière, la magnifique propriété habitée par M. et Mme Gradimbourg aux environs de Belfort.

Célestin n’est pas de bonne humeur. Est-ce un ennui pour lui de voyager sans ses patrons, à qui ne le rive aucun lien de sympathie ? La vérité est que Célestin, de parti pris, est toujours mécontent de ce qu’on lui propose. C’est un esprit indépendant qui n’aime pas à voir modifier par autrui les étapes de sa destinée.

Il ouvre la portière de la voiture, dépose sans précaution la cage d’oiseaux sur le tas de couvertures, sans même remarquer que ce tas est plus élevé qu’à l’ordinaire. Puis il va régler les frais du garage, distribue à droite et à gauche quelques regards de civilité hostile, s’installe au volant et part, démarrant du siège.

Notons cependant qu’après avoir refermé la portière, il a donné un tour de clé, de sorte que Planchet, endormi, commence à vivre, pour un temps qu’il faut espérer moins long, l’existence du fameux Latude.

… Célestin est parti à bonne allure. Filer en quatrième endort un peu, sans la supprimer, cette mauvaise humeur où il se complaît hargneusement. Il marche tant qu’il peut, n’ayant plus, pour le freiner, la voix apeurée de madame qui trouve toujours le train trop rapide.

Ce chauffeur n’est ni un gourmand, ni un buveur. On dirait que, dans sa haine générale du genre humain, il évite de s’excepter lui-même, et qu’il refuse avec rage de s’accorder de petites douceurs. C’est donc simplement parce que la douzième heure du jour coïncide avec son passage devant une auberge rustique que Célestin arrête sa vingt-quatre chevaux au bord de la route… Il met pied à terre et se dirige vers la nourriture.

A ce moment, M. Planchet dormait depuis seize heures d’horloge, et c’était pour « l’Écrasol », même pris à la dose inusitée et très exagérée de six pilules, un admirable testimonial d’efficacité.

Célestin était donc installé à une table, à l’intérieur de l’auberge, quand, dans l’auto, le tas de couvertures se souleva, la cage d’oiseaux glissa à terre et une tête hagarde apparut, telle Anadyomène, au-dessus des flots agités.

M. Planchet se trouvait, sans instrument pour faire le point, dans une région complètement inconnue. S’il avait été capable d’associer à ce moment deux idées, il se fût demandé pourquoi il était dans une si belle voiture et se fût peut-être imaginé une minute que, grâce à son système de la boule, il avait ramené assez d’argent pour se rendre acquéreur de cette 24 HP.

Mais M. Planchet ne pensait à rien. Il était là comme un épagneul tombé d’un avion et n’éprouvait que l’impression d’une soif considérable, prête à s’étancher à tout prix.

Le génie de l’instinct lui fit aviser un brin de paille qui sortait d’une bourriche. Ce brin de paille constituait un excellent chalumeau et, comme la cage comportait un petit réservoir d’eau, M. Planchet se désaltéra légèrement, aux dépens des canaris. A la première gorgée, il s’aperçut que cette eau était loin d’être pure et borna là son indiscrétion. D’autant, pensait-il, qu’il trouverait bien dans le pays quelque frais ruisseau. C’est pour commencer cette recherche qu’il se disposa à quitter la voiture…

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