Décadence et grandeur
Décadence et Grandeur
Jusqu’à présent, l’utilité des courses d’escargots n’a pas été reconnue officiellement par les pouvoirs publics. On n’a jamais fait ressortir l’intérêt — peut-être d’ailleurs inexistant — que nous avons à améliorer cette race, au point de vue strict de la vitesse.
Mais ce côté utilitaire du sport est-il nécessaire à la satisfaction des vrais sportifs ? Et ne cherchent-ils pas simplement, dans la contemplation des luttes du stade, des émotions sans cesse renouvelées ?
Horace Planchet ne demandait aux courses d’escargots que de lui faire trouver les heures moins longues dans le petit bureau que les difficultés de la vie l’obligeaient à occuper, au troisième étage de la banque Lenormand fils et Normand. Les rapports en souffrance qu’il était chargé de copier n’auraient pas aussi bien rempli son temps… Et puis, Horace, comme toutes les âmes nobles, avait le dégoût du travail payé.
Il abritait dans un tiroir quatre vigoureux escargots de Bourgogne, d’origine absolument pure. Sur leurs coquilles, en belle écriture ronde, l’employé de banque avait calligraphié des noms héroïques, pittoresques ou familiers, selon le caractère apparent de l’individu. Il y avait là Minotaure, Isaac, Bilatéral, et enfin Adolphe, le crack de l’écurie.
L’escargotodrome — que l’on excuse ce nom hybride — était constitué par une grande feuille de papier ministre (don involontaire de la banque) : trois traits minutieusement tracés y délimitaient quatre pistes spéciales. Horace, starter, juge au départ et à l’arrivée, commissaire des courses, était armé d’une règle de bois léger et remettait dans le droit chemin l’escargot fantaisiste qui s’égarait sur la piste du voisin.
Il faut dire ce qui est et voir les choses en face : le bel essor qui, dans ces vingt dernières années, a élevé vers le sport une partie de nos concitoyens, a été loin d’être unanime. Il existe encore un grand nombre d’esprits routiniers et chagrins « qui n’ont pas compris ». De ce nombre était M. Léonard Océan, fondé de pouvoir de la banque où travaillait le jeune Horace Planchet.
Derrière la table-champ de courses de M. Planchet se trouvait une porte, laquelle donnait accès au bureau de M. Léonard Océan : fâcheuse disposition, qui permettait au fondé de pouvoir d’entrer en silence dans le cabinet sportif de M. Planchet, sans que ce dernier, tout à ses occupations passionnantes, pût s’apercevoir en temps utile de cette déplorable intrusion.
Depuis quelques instants, M. Océan assistait en profane à la lutte d’Adolphe et de Bilatéral. Horace, lui, était frémissant et tout anxieux de savoir si Adolphe allait ternir par une défaite un record ininterrompu de victoires. Aussi, M. Océan, par deux fois, et la seconde avec une certaine vigueur, fut-il obligé de toucher l’épaule de l’aficionado pour que celui-ci consentît à tourner la tête…
— Voulez-vous me suivre à la caisse ? demanda M. Océan, avec la politesse excessive d’un chef qui cesse tout à coup de compter un monsieur parmi ses subordonnés.
A la caisse, on délivra à M. Planchet ses appointements du mois en cours, plus une somme honorable et modérée, prévue dans son engagement pour le cas de rupture.
Séparée d’un de ses éléments, la banque Lenormand fils et Normand, dans son haut immeuble de pierres de taille, ne semblait pas avoir perdu un atome de sa solidité. D’autre part, M. Horace Planchet, en s’éloignant du quartier habituel de ses opérations, marchait d’un pas fort alerte, l’esprit ragaillardi par le changement qui survenait dans sa vie et la poche lestée de quatorze cents francs, dont on ne pouvait dire à la vérité qu’ils ne devaient rien à personne, mais tout au moins qu’ils ne régleraient pas plus de deux cent cinquante francs de créances, soit un arriéré de pareille somme dû à la concierge-femme de ménage, chargée de mettre en ordre la petite chambre meublée de M. Planchet.
Arrêté maintenant devant une affiche, M. Planchet en soupesait les termes avec une certaine émotion.
Il y était question du casino de Bront-les-Eaux et d’une « Boule » qui fonctionnait à partir du mois de mai.
Or l’on était en juin et M. Planchet, à ses fonctions d’organisateur de courses d’escargots, joignait une autre spécialité, intéressante elle aussi, de calculateur de systèmes pour le jeu de la boule. Son tiroir de la banque, qu’il avait vidé après son passage à la caisse, outre les quatre escargots de race pure et leurs feuilles de salade (le tout remisé pour l’instant dans une poche de pantalon), avait contenu une liasse épaisse de notes, calculs soigneusement vérifiés sur quinze mille boules et qui avait permis d’établir un système extraordinaire, assurant une rente de 768 (sept cent soixante-huit) francs par jour pour une présence effective de neuf heures à la table de jeu.
Voilà pourquoi M. Océan, qui s’imaginait avoir brisé la carrière de ce jeune homme de vingt-neuf ans, génie étiolé dans un bureau, l’avait en réalité lancé sur le chemin du milliard.
M. Horace Planchet était, depuis l’âge de douze ans, orphelin de père et de mère et recevait deux mille francs par an de M. Luc Planchet, son oncle, un vieux célibataire qui possédait un grand nombre de fermes dans l’État fort prospère de l’Uruguay. Les deux derniers billets reçus avaient été employés, l’automne précédent, à régler quelques différences de mines d’or et de pétrolifères.
Le versement prochain n’était attendu qu’en octobre, c’est-à-dire à une époque où M. Planchet, enrichi par la boule, pourrait affecter ces deux mille francs dérisoires à l’achat de quelque babiole.
Cependant le jeune Horace était arrivé sur le seuil de sa demeure. La concierge était sur le pas de sa porte…
— Madame Jarru, je pars ce soir pour un voyage assez long. Il faudrait faire ma valise.
— Le temps d’aller chercher mon lait et je suis à vous.
Horace monta à ses appartements, en empruntant l’ascenseur jusqu’au sixième étage. A cette altitude, un petit escalier supplémentaire grimpait rapidement jusqu’à un sommet plus élevé. La chambre de Planchet n’était pas exagérément petite. Le plafond, à un moment donné, s’inclinait avec grâce, ménageant l’ouverture d’une fenêtre qui n’était pas tout à fait une fenêtre ni tout à fait une lucarne (Rostand aurait fait là-dessus un joli poème). Planchet, en attendant la concierge, jugea qu’il fallait accorder quelques instants à la méditation. Il s’étendit sur son lit, après avoir soigneusement retiré sa plus belle (et sa plus vilaine) jaquette, qu’il déposa sur une chaise. Puis il ferma les yeux pour mieux rassembler et concentrer ses idées.
Il lui resterait, son voyage et les plus criardes de ses dettes payées, environ mille francs. De cette somme, il ferait quatre parts égales… quatre parts… de deux cent cinquante… deux cent cinquante… Il descendait dans un hôtel simple… un peu champêtre… oui… sur le bord de cette route… hôtel champêtre… un grand pré… verdure… eau… Puis il glissait sur cette eau jusqu’à une ville arabe hérissée de tours…
Mme Jarru qui entrait, après avoir frappé deux fois sans obtenir de réponse, avait le respect du repos d’autrui, et même du repos diurne… (quand on est la femme d’un gardien de la paix, qui a parfois un service de nuit…). Aussi, la lettre du courrier de trois heures, qu’elle tenait à la main, l’inséra-t-elle doucement dans une poche de la jaquette, puis commença à préparer la valise, en envoyant de temps en temps un coup d’œil maternel au jeune allongé et sans remarquer que de la poche du pantalon s’évadaient, un, puis deux, puis trois escargots, avides d’air et de lumière.