Décadence et grandeur
La table — de seize couverts, ma foi — fut disposée par la femme de chambre et M. Planchet, sous l’œil souverain de la patronne. M. Planchet avait assez souvent dîné dans le monde pour ne pas se montrer trop profane au cours de ces préparatifs. Jusqu’à ce moment, il n’avait pas trop d’anxiété, mais il n’osait penser à la question du service : il savait qu’il n’était pas spécialement « adroit de ses mains ».
Il apprit avec ennui que, la jeune fille mangeant à table, l’institutrice figurerait également parmi les convives, pour faire un nombre pair. A cet effet, la garde-robe de la patronne fut également mise à contribution, et une robe de faille noire, peut-être un peu ample pour elle, fut octroyée à la jeune Catherine.
Vers huit heures seulement, les invités commencèrent à arriver.
Trois ou quatre chargements amenèrent l’effectif complet dans des torpédos, des cabriolets et des limousines.
M. Planchet attendait avec anxiété le moment où il annoncerait que le dîner était servi. Derrière la porte du salon, il était comme le poilu guettant le signal de l’Heure. La ceinture un peu large de son pantalon ne l’inquiétait pas, car elle était soutenue par de fortes bretelles. Mais il rentrait, le plus qu’il pouvait, ses poignets dans ses manches trop courtes. Ses gants, de son prédécesseur, étaient un peu larges et trop longs. Il restait au bout de chaque doigt une petite poche inoccupée.
Enfin, la femme de chambre, déléguée spécialement par la cuisinière, baissa le drapeau du départ. M. Planchet ouvrit la porte à deux battants et lança un « Madame est servie ! » peut-être un peu vigoureux. Mais tous ces gens avaient faim et pensaient à autre chose qu’à faire des critiques d’intonation.
Il fallait apporter des assiettes de potage, aux dames d’abord, en commençant par la maîtresse de maison. M. Planchet se disait que la femme de chambre, qui remplissait les assiettes sur le dressoir, y mettait un niveau de potage un peu élevé au gré d’un homme dont les doigts de fil blanc sont plutôt longs. D’autant que la première assiette fut refusée d’abord par les premières dames pour des questions de régime, puis par la pauvre Catherine, toute engoncée dans sa faille noire et qui n’osait pas ne pas faire comme les autres, enfin par la jeune Olga, ravie de « couper » à la soupe à la faveur de la distance qui la séparait de ses ascendants. Cette première assiette errante fit le grand tour de la table et vint échouer devant M. le conseiller Frapotte, placé à la droite de la maîtresse de maison. Il était temps, car ces refus successifs avaient fini par alarmer M. Planchet, qui se demandait s’il ne devait pas les attribuer à la proximité excessive de ses doigts de gant et de la nappe refluante du potage, en mal constant d’horizontalité.
Le maître d’hôtel, après l’épreuve du potage, après avoir versé le vin du Rhin dans des verres hauts de pied, voyait arriver avec angoisse le moment où il faudrait apporter le Bourgogne ; car la richesse et l’extrême propreté de surtouts de dentelle l’impressionnaient et il craignait de les maculer d’un vin rouge horriblement visible, qui gênerait les desseins de la maîtresse de maison, au cas où elle aurait tenu à faire servir ce linge de table pour une autre occasion. Aussi éprouva-t-il un certain soulagement, en servant des filets de sole aux épinards, quand il vit un convive laisser tomber en deçà de son assiette un peu de légumes verts.
Il y avait deux plats de poisson, l’un dévolu à la femme de chambre, l’autre à M. Planchet. Celui-ci avait soigneusement étudié son affaire ; mais il y eut une fausse manœuvre, et presque un tamponnement, au moment où il s’agit de servir M. Chalabert, l’industriel belfortain. La femme de chambre l’emporta et passa de la sole à ce monsieur, tandis que Planchet, désorbité, ayant perdu le fil, errait le plat à la main, autour de la table, à la recherche d’autres dîneurs non pourvus.
En somme, à part ces fautes vénielles, tout semblait marcher sans trop d’encombre. M. Planchet, au moment de la selle d’agneau, avait acquis dans son nouvel emploi assez d’aisance et de désinvolture pour se permettre de suivre la conversation.
Il était en train de présenter son plat à une dame, quand il entendit le maître de la maison prononcer ces paroles :
— Mon chauffeur a eu un accident. Il vient de m’en téléphoner les détails. Nous l’avions laissé partir seul de Bront-les-Eaux…
M. Planchet, le cœur battant, écoutait avec une telle attention, qu’il oublia de retirer son plat et que la dame, qui avait déjà pris trois tranches d’agneau, lui dit de guerre lasse :
— Merci, merci, c’est assez…
Il reprit donc derrière cette dame sa position verticale. Mais, le plat à la main, il suivait anxieusement, et sans bouger, la conversation du patron.
— Il lui est arrivé une aventure terrible, à ce pauvre Célestin. Figurez-vous qu’un assassin s’était introduit dans la voiture. Il s’en est aperçu à temps, au moment où il s’arrêtait dans une auberge, à Chalezey, à quelques lieues d’ici. On a ficelé l’individu ; on l’a mis dans une grange sous la surveillance de la fille de l’aubergiste. Cet aubergiste et mon homme sont allés chercher les gendarmes. Mais, quand la force publique est arrivée sur les lieux, l’apache s’était donné de l’air, et l’on ne sait pas ce qu’est devenue la fille de l’aubergiste. Peut-être l’a-t-il tuée…
M. Planchet regarda faiblement du côté de Catherine et vit que sa victime supposée était devenue toute rouge et toute petite, sa tête émergeant à peine du niveau de la table.
Puis ses yeux rencontrèrent ceux de la maîtresse de maison, qui s’étonnait de le voir immobile et, d’un regard impatient, lui fit signe de reprendre son service…
On a tort de raconter des histoires aussi directement émouvantes à un valet de chambre débutant. A partir de ce moment, le plat de M. Planchet heurta un certain nombre d’épaules nues et de dos d’habits noirs. De la sauce foncée tomba sur des robes claires. On s’en aperçut plus ou moins, et il n’y eut pas de scandale. Des convives, oubliés dans la distribution de la selle d’agneau et des taches, réclamèrent timidement, en montrant leur assiette vide, sans savoir ce que cette légère privation de nourriture leur épargnait de notes de dégraissage.
— Mon chauffeur ne reviendra sans doute que demain…
Cette déclaration du patron redonna un peu d’aplomb au malheureux serveur. Il se dit qu’il avait une nuit devant lui pour s’en aller, en compagnie de Catherine, sous des cieux plus cléments.
Il était en train de présenter un foie gras au porto à un quinquagénaire joufflu, quand son client momentané fut interpellé par le patron.
— Vous aurez sans doute à vous occuper de cette affaire-là, monsieur le commissaire ?
— Je ne pense pas, car Chalezey est dans la Haute-Saône, dit ce mandataire peu zélé de la vindicte publique.
Avant la glace pralinée, devant laquelle ne se produisit aucune défection, après le fromage beaucoup moins couru, on passa de très beaux fruits, ce qui donna aux convives bien élevés l’occasion de prouver leur savante éducation, en pelant avec un couteau de vermeil la poire duchesse adroitement piquée par la fourchette, et ce qui détermina l’abstention de Catherine, peu experte à cet exercice compliqué.
On se rendit au salon, où la femme de chambre avait disposé le café et les liqueurs. La jeune Olga apportait les tasses à chaque convive, selon un ordre protocolaire déterminé. Elle était suivie par M. Planchet, qui tenait le sucrier… Déjà plusieurs personnes avaient reçu leur ration, quand M. Planchet vit la femme de chambre rentrer dans la pièce et s’approcher du maître de la maison à qui elle murmura quelques paroles…
— Mon chauffeur est revenu, dit triomphalement le patron.
Plusieurs voix s’élevèrent…
— Appelez-le… Nous voulons le voir… Il faut qu’il nous raconte son aventure !…
Ils étaient ravis de se trouver en présence d’un personnage de faits-divers. Ils ne connaissaient pas tout leur bonheur : une vedette, deux vedettes, encore plus intéressantes, étaient déjà dans leurs murs.
Que se passait-il à ce moment dans l’âme de M. Planchet ? Probablement rien. De pareils coups de massue vous vident instantanément le cerveau et paralysent tout l’appareil moteur.
C’est là le secret de bien des attitudes héroïques.
Célestin, dès qu’il eut aperçu son assassin, un sucrier à la main, au milieu de la pièce, fut immobilisé de la même façon. A la grande surprise des assistants, il y eut en présence deux personnages de cire du Musée Grévin, parfaitement imités d’ailleurs. Quant à Catherine, elle n’avait pas bougé non plus, mais personne, même elle, ne savait ce qu’elle était devenue.
Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’un des hommes de cire revint à la vie. Célestin eut la force de tendre son bras dans la direction de Planchet et de balbutier :
— C’est lui…
On ne comprit pas immédiatement ; mais, lorsqu’on eut compris, ce fut un beau tapage… Les femmes poussèrent des cris stridents. Trois brownings, un revolver d’artilleur et un trousseau de clefs se braquèrent dans la direction de M. Planchet. Cet être, à moitié anesthésié, possédait encore heureusement de bons réflexes qui lui firent accomplir, presque à son insu, l’élévation rituelle des bras.
Le commissaire de police, l’affaire ayant envahi son territoire, prit la direction des opérations.
— Montez dans sa chambre, dit-il à Célestin, et rapportez-moi tout ce que vous y trouverez… S’il y a des engins qui vous paraissent dangereux, ne les touchez pas. On préviendra les pompiers de Belfort.
Cependant, le maître de la maison, dans un discours si confus et si désordonné qu’il semblait proféré par un enfant de quatre ans, tâchait de raconter comment ce domestique s’était présenté, sans papiers et sans bagages, en compagnie d’une institutrice…
— Au fait, où est-elle, cette institutrice ?
On reconnut Catherine, blottie contre le bois sacré du piano. On la dirigea avec l’index d’un revolver, dans le coin où M. Planchet était gardé à vue.
Cependant, Célestin était revenu avec les habits de Planchet. Le commissaire, séance tenante, procéda à l’inventaire. Il retira d’une poche de pantalon un mouchoir propre, mais froissé, un trousseau de clefs, probablement de fausses clefs, et une feuille de vraie salade dont personne ne s’expliqua la destination. Il n’y avait rien dans les poches du gilet. Dans la poche intérieure gauche de la jaquette, une carte d’entrée pour le casino de Bront-les-Eaux…
Dans l’autre poche, enfin, une lettre non décachetée…
— Une lettre non décachetée ? fit le commissaire.
— Une lettre non décachetée ? fit M. Planchet qui ne soupçonnait pas l’existence de ce pli, inséré par sa concierge, pendant son sommeil, dans une poche qu’il n’utilisait jamais.
— Voulez-vous me permettre de la lire ? dit-il au commissaire.
— Elle est à vous. Décachetez-la, mais vous me la rendrez ensuite.
Planchet ouvrit la lettre. Il commença par lire l’entête : Étude de Me Girardinon, notaire à Paris.
On le vit poursuivre sa lecture, avec des yeux agrandis et un souffle de plus en plus oppressé… Il tendit la lettre au commissaire qui en fit la lecture à demi-voix.
— On vous annonce que votre oncle de Montevideo est décédé et que vous héritez de deux millions de piastres.
M. Planchet, soudain très exalté, raconta d’affilée, mais dans un ordre un peu bousculé, son voyage à Bront, la perte à la boule, le soporifique, le refuge dans le garage, le départ inconscient sous les couvertures…
— C’est un conte à dormir debout, dit le commissaire en prenant à témoin un des convives, M. Tholozène, professeur de philosophie à la Faculté de Besançon.
Heureusement, M. Tholozène n’était pas un esprit terre à terre et banal…
— Il y a bien des cas, dit-il, où je crois plus à l’incroyable qu’au croyable, pour la simple raison que le croyable se fabrique plus aisément.
M. Planchet proposa lui-même qu’on l’enfermât dans une des salles du château, autant que possible avec quelque nourriture, car le repas des gens de service n’avait pas encore été entamé… Pendant ce temps, il serait loisible à ces Messieurs de faire une enquête sur ses dires. Il demandait seulement qu’on voulût bien utiliser le télégraphe et le téléphone.
— Je comprends que vous teniez à vérifier ce que j’avance, avant de classer l’affaire. En attendant, permettez-moi de vous inviter dans trois semaines à mon mariage avec Catherine… Catherine comment ? demanda-t-il à sa fiancée.
Elle était tellement troublée, remuée, reconnaissante, qu’elle ne trouvait plus son nom de famille…
— … Frépillot, dit avec humeur Célestin…