Décadence et grandeur
Ce n’était pas un sentiment d’économie qui avait décidé M. Planchet à prendre un billet de troisième classe. Mais il fallait consacrer le plus de capitaux possible à la mise en œuvre du système de boule.
D’ailleurs, quand les voitures de toute classe sont bondées, comme il arrivait cet après-midi de samedi, on est aussi bien dans un couloir de troisièmes que dans un couloir de premières. Les ressorts des wagons neufs sont toujours excellents. En troisième, on a même l’avantage d’être mieux calé, mieux protégé contre les cahots par des voyageurs plus étroitement compressés. A cet égard, la situation de M. Planchet était idéale : il avait à sa droite une dame dans la force de l’âge, magnifiquement proéminente, et, à sa gauche, un homme en casquette, bien obèse lui aussi, et qui poussait toutes les minutes le rugissement pacifique du cracheur. Comme toutes les personnes dont le larynx est constamment embarrassé, ce gros homme avait les yeux pleins de rêve.
Le train partait à dix-sept heures. Il devait parvenir à Bront-les-Eaux à vingt et une heures et « ne comportait pas » de wagon-restaurant. M. Planchet, qui adorait manger en chemin de fer, avait emporté un sandwich à la langue et deux tablettes de chocolat. Il comptait consommer le tout vers l’heure du dîner. Mais les dernières usines de la banlieue étaient à peine atteintes qu’il avait déjà entamé son repas. C’était un garçon d’appétit robuste et qui ne pouvait rester très longtemps à portée d’un sandwich à la langue.
Les vivres une fois épuisés, il fallut bien, pour s’occuper, guetter les kilomètres au passage, afin de chronométrer la vitesse du train, sans montre à secondes d’ailleurs, mais en comptant les secondes par un mouvement cadencé des dents du bas choquées doucement contre les dents du haut. Malheureusement, beaucoup de poteaux kilométriques vous échappent, soit qu’ils se cachent au passage, ou qu’un imbécile convoi de marchandises vienne croiser votre train au moment qu’il ne faut pas.
Apercevoir au vol les noms des petites gares, que brûlent les express, il vaut mieux ne pas y songer ; ces petites stations se vengent d’être dédaignées en gardant un jaloux incognito.
Vers sept heures du soir, le sandwich à la langue et le chocolat ayant été digérés rapidement par l’effet de la position verticale, le voyageur trouva un nouveau sujet de distraction dans les affres de la faim. Or, comme nous l’avons dit (page 17 de l’indicateur, note 24), il n’y avait pas de wagon-restaurant dans le train 71, et ce rapide ne s’arrêtait pas avant Bront-les-Eaux… La Providence, heureusement, veillait : un petit tamponnement s’était produit, un quart d’heure avant le passage du train, dans une gare d’importance moyenne. Le fier rapide put stopper dans cette station indigne de lui, et M. Planchet put se restaurer avec un âcre bock et deux poudreuses brioches de la veille. Il ne goûta aucun plaisir à cette hâtive collation, non à cause de la qualité médiocre des victuailles, mais parce qu’il ne songeait qu’à ce funeste retard, qui le ferait arriver à Bront-les-Eaux après la fermeture du Casino et de la boule.
C’est ce qui se passa, en effet. Il était minuit cinq quand ils entrèrent en gare de Bront. Une lune narquoise éclairait leur déconvenue.
L’hôtel, repéré dans l’après-midi par Planchet sur un guide du pays, se trouvait à huit cents mètres de la station. La plupart des porteurs étaient allés vers un lit bien gagné. Il ne restait sur les quais que deux octogénaires qui n’avaient pas besoin de sommeil et dont l’aide fut d’ailleurs accaparée par des voyageurs plus diligents. Aucun omnibus, au nom de l’hôtel du Berri n’attendait devant la gare. Planchet, une valise à la main, s’en alla le long d’une allée bordée d’arbres. De temps en temps, il posait sa mallette à terre, s’asseyait dessus et jouissait mal de la pureté du soir.