Décadence et grandeur
Ils s’en allaient à travers la ville comme deux touristes qui n’ont rien à faire et qui sont libérés de tout souci, au moins jusqu’à l’heure du déjeuner. Il était évident qu’à partir de midi, et peut-être avant, de nouveaux problèmes allaient surgir dans leur estomac. Pour le moment, il n’était encore question de rien.
Le temps est vraiment un élément sans mesure fixe. Trois jours de répit, trois heures même, c’est une éternité pour les gens habitués à la mâle vie d’expédients, tandis que le bon rentier, passif héritier de ses ancêtres, voit avec terreur arriver, à dix ans devant lui, la minute où sa situation peut être modifiée par une baisse possible des cours.
L’enseigne : Bureau de placement, aperçue au tournant d’une rue, ne provoqua chez M. Planchet aucun sursaut de surprise. Et cependant il était sûr que c’était pour eux le salut. Mais il estimait parfois que la Providence était à son service et ne s’étonnait pas que, bien stylée, elle se trouvât là à point nommé pour le tirer d’affaire.
La patronne du bureau semblait appartenir, par son âge et ses proportions, à l’époque reculée des mammouths. Elle avait dû être installée, bien avant sa complète croissance, entre ce mur et cette table échancrée, et sans doute elle s’était développée sur place, comme ces poires qui poussent et grandissent dans des bouteilles où elles n’auraient jamais pu entrer autrement, étant donné leurs dimensions et l’étroitesse du goulot.
A l’entrée des nouveaux venus, la dame souleva péniblement la moins lourde de ses paupières. Un grondement d’asthme se fit entendre en elle, comme en un volcan en demi-activité. Puis il sortit de ses lèvres une petite voix inattendue, alerte et toute jeune… Qu’est-ce que cette petite voix faisait donc dans ce corps-là ?
— Vous ne me croirez pas ? Mais, à l’instant même, — il n’y a pas dix minutes, — on me demande pour la même maison deux personnes. Un monsieur, en arrivant de voyage, a flanqué à la porte une miss et un valet : il les avait trouvés saouls perdus, vous imaginez-vous ? Et, à huit heures du matin, le monsieur a fait un tour dans sa cave et a constaté que ses casiers étaient bien dégarnis. Il s’est rendu compte — ce n’était pas sorcier — où avaient passé ses bouteilles. Dare-dare, il m’a lancé un coup de téléphone… Pensez-vous que vous ferez l’affaire ?
— Est-ce que ces personnes ne préfèreraient pas une femme de chambre et un précepteur ? allait dire le jeune Planchet. Mais il retint sa langue, pour ne pas « louper » la combinaison. Catherine, qui commençait à entrevoir ce que l’on attendait d’elle, tourna vers son compagnon un œil affolé ; mais M. Planchet la regarda avec une telle autorité qu’il la ramena à une soumission aveugle. La nouvelle règle de conduite de M. Planchet — au moins depuis vingt-quatre heures — c’est qu’il ne faut pas discuter avec le Destin et le prendre carrément au mot, quand il est en humeur de vous proposer quelque chose.
Il se demandait, d’autre part, — car la vie continuait à l’instruire — comment allait se régler une autre question importante : celle des certificats… Mieux valait prendre les devants…
— Je dois vous prévenir tout de suite, dit-il à la mandataire du Destin, que nous n’avons pas de certificats…
— Oh ! oh ! pas de certificats ?
— Voici pourquoi… Mademoiselle, ici présente, a toujours vécu dans sa famille… à travailler ses examens… C’est la première fois qu’elle se place…
— Ça n’en vaut peut-être que mieux, dit l’énorme dame… Elle n’a pas eu le temps de prendre de mauvaises habitudes. Mais, pour le valet de chambre, le manque de certificats, c’est plus embêtant…
M. Planchet ne songea pas un instant à indiquer, comme source de renseignements, la maison Lenormand fils et Normand, où l’on n’aurait guère pu célébrer que sa compétence en organisation de courses d’escargots. Mais il avait pris la forte résolution de mentir, et c’est étonnant, une fois le petit apprentissage achevé, quelles ressources cela peut donner dans la vie…
— … J’ai servi trois ans chez le marquis… le marquis de Saint-Nicolas. Mon maître était très content de moi et il m’aurait gardé à son service jusqu’à sa mort. Mais il a été nommé consul dans l’Amérique du Sud. Il m’a promis un bon certificat, qu’il a sans doute oublié de m’envoyer dans la bousculade du départ… Je le recevrai certainement d’un jour à l’autre.
La placeuse garda quelques instants le silence.
— Si vous étiez des aventuriers, dit-elle, vous auriez probablement des certificats bien en règle… J’en ai fait quelquefois l’expérience. Mais, jeune homme, vous m’inspirez confiance…
C’était la première fois que M. Planchet recevait un témoignage aussi amical, et ceci se passait le jour même où il avait fait le premier mensonge sérieux de sa vie…