En avion vers le pôle nord
CHAPITRE IV
La lutte pour la vie sur la banquise.
Notre premier terrassement sur la banquise. — L’avion transformé en habitation. — Un incident dramatique. — Réunion des deux équipages. — Le récit de Dietrichson. — Profondeur de l’océan Glacial. — Nouveaux travaux de terrassement et tentatives infructueuses d’envol. — Une œuvre de Titans. — Le départ.
Le bras de l’étang sur lequel nous avons ameri se termine par une petite nappe dans une enceinte de gros monticules de glace. L’avant du N-25 touche un de ces mamelons, tandis que sa queue s’allonge vers l’entrée du bassin.
Aussitôt stoppés, nous sautons « à terre » pour examiner la situation. Elle n’est pas précisément rassurante. A tout instant, poussés par les courants ou par les vents, les énormes glaçons entourant notre bassin peuvent se rapprocher et venir se souder après quelque heurt violent ; si pareille collision se produit, l’avion sera infailliblement écrasé et nous-mêmes du même coup perdus sans rémission ! Le plus tôt possible il importe donc de sortir d’ici, et pour cela de faire virer l’appareil de 180°, afin d’amener son avant dans la direction de l’issue de la nappe d’eau. Pendant des heures nous travaillons pour obtenir ce résultat ; tous nos efforts demeurent vains ; une épaisse bouillie glaciaire solidifiée autour de la coque la retient captive. Il faut donc essayer autre chose.
En attendant, déterminons notre position. A quelle distance nous trouvons-nous du Pôle ? Je prends le sextant, l’horizon artificiel et les montres. Résultat de l’observation : 87° 43′ de latitude nord et 10° 20′ de longitude ouest de Greenwich. Ainsi que je le supposais, en cours de route, nous avons dérivé dans l’Ouest.
Il est 8 heures du matin. Depuis vingt-quatre heures nous sommes debout, et pendant cette journée quel effort nous avons fourni et quels soucis nous avons éprouvés ! Ce serait peut-être le moment de nous restaurer et de prendre quelque repos. Auparavant, toutefois, nous débarquons les effets de campement, les provisions, bref, tout ce qui est essentiel à la vie, et les mettons en sûreté sur un glaçon capable de résister à des chocs violents ; si, pendant notre sommeil, la banquise entrait en convulsion, notre matériel pourrait être englouti ; dans ce cas, notre sort serait vite réglé. En second lieu, avant de faire un somme, je voudrais voir ce qu’il est advenu du N-24. Nous avons cru entendre un coup de fusil, après l’amerissage. Peut-être est-ce une illusion ? Dans ses collisions constantes la glace produit souvent des bruits semblables à la détonation d’armes à feu. Je grimpe sur le monticule le plus élevé voisin du camp : la dernière fois pendant la descente que nous avons aperçu le N-24, il volait très bas de l’autre côté de l’étang. S’il a continué dans cette direction, nos camarades se trouvent dans le Sud. Attentivement, nous explorons l’horizon à la jumelle dans toutes les directions : rien.
La bande de stratus est maintenant plus basse qu’au moment de notre arrivée. Du grésil commence à tomber. Température : environ 15° sous zéro.
Notre appareil va désormais nous servir d’habitation. La coque est divisée en cinq compartiments. Le premier, l’habitacle de l’observateur, est trop petit pour qu’on puisse y coucher ; le second, le poste du pilote, est, au contraire, suffisamment spacieux pour un ou deux hommes ; le troisième, la chambre à essence, est inhabitable. En revanche, la quatrième cabine, longue de quatre mètres, est logeable. La cinquième, à laquelle on accède par une sorte de « trou d’homme » dans la queue de l’avion, n’est qu’un étroit boyau obscur. Un homme pourrait s’y étendre si les cintres ne formaient à la surface intérieure des saillies singulièrement gênantes.
Nous prenons nos quartiers dans le no 4 ; ce sera désormais notre salle à manger, notre mess comme nous l’appelons. Aussitôt installés, nous allumons le Primus[21], et bientôt dégustons un excellent chocolat. Une douce chaleur règne dans la pièce ; tant que nous pûmes la chauffer, notre habitation fut, ma foi, fort confortable. Pour obtenir une température agréable, nous avons employé nos appareils Therm’x[22]. Les services que ces « réchauffeurs » nous ont rendus sont si grands que ce serait ingratitude de ma part de ne pas leur consacrer quelques lignes. Avec un litre d’essence, ils dégagent une chaleur très sensible pendant douze heures ; ajoutez à cela que produisant cette chaleur par catalyse, donc sans flamme, ils ne présentent aucun danger d’incendie, avantage inappréciable lorsque l’on est entouré, comme nous le sommes, de réservoirs de carburant. De plus, ces appareils sont économiques ; deux par cabine suffisaient pour entretenir une douce température dans tout notre logis. Plus tard, lorsque, pour réduire la consommation d’essence, nous dûmes renoncer à leur emploi, quel changement désagréable !
[21] Réchaud au pétrole ou à l’alcool. (Note du traducteur.)
[22] Ces appareils ont été inventés par MM. Louis Lumière, membre de l’Institut, et Jean Herck, ingénieur principal du Génie maritime.
Après le déjeuner, nous prenons possession de nos chambres. Riiser-Larsen s’allonge dans la queue de l’appareil. Comment a-t-il pu vivre quatre semaines dans ce trou noir et inégal ? Il doit certainement avoir encore les côtes bleues par leur contact prolongé avec les cintres de l’avion. Feucht occupe la salle à manger et moi l’habitacle du pilote.
Notre somme fut bref. A 10 heures nous nous réveillons. Ayant une seconde fois échoué dans nos efforts pour virer l’appareil, nous renonçons à cette manœuvre et décidons de le hisser sur la banquise, afin de le soustraire à ses attaques. A tout instant, brusquement, sans qu’un phénomène prémonitoire ne se produise, les glaces peuvent se rapprocher et écraser le N-25.
Amener l’avion sur la banquise, cela n’ira pas sans l’exécution de grands terrassements ; il sera nécessaire d’abord de raser le monticule contre lequel son avant repose, ensuite de tailler dans l’épaisseur de ce glaçon un plan incliné, un slip, sur lequel on halera l’appareil. « Mais avec quoi allons-nous effectuer ce travail ? » demande un de mes compagnons, lorsque j’eus exposé mon programme. Il a raison. Quoique réduit aux objets les plus indispensables, notre équipement dépassait de 500 kilos la charge utile de chaque hydravion. Par suite, je n’ai pas emporté d’outils de terrassier pour niveler la glace, d’autant que leur emploi me semblait plus que problématique. Avant le départ, aucun de nous ne mettait en doute la possibilité de rencontrer sur la banquise un bon terrain d’atterrissage nous permettant de faire escale et de reprendre ensuite notre vol ; jamais nous n’avions envisagé une situation pareille à celle dans laquelle nous nous trouvons. Les regrets sont superflus. D’abord faisons l’inventaire de nos outils ; ils ne sont ni nombreux ni précisément efficaces : trois tolleknive[23], un solide et long couteau, celui dont Rönne m’a fait cadeau et que je considérai, à la baie du Roi, comme une inutilité, une ancre à glace pouvant servir de pic, enfin une grande et une petite pelles en bois. Mais à quels résultats n’arrive-t-on pas sous l’empire de la nécessité et lorsqu’on est animé d’une résolution inébranlable ?
[23] Voir la note de la page 44.
Le N-25 représente notre unique chance de salut ; pour le sauver, il faut à tout prix abattre le monticule contre lequel il est appuyé, dussions-nous pour cela gratter la glace avec nos ongles. Au début l’ouvrage avança très lentement. La volonté et la persévérance triomphent de n’importe quel obstacle ; nous en avions, et, à la fin, nous réussîmes dans notre difficile entreprise.
Pendant les pauses, nous grimpons, tantôt sur l’appareil, tantôt sur un bloc de glace pour voir si nous ne découvrons pas l’équipage du N-24. Dans une expédition comme celle-ci tout peut arriver. Durant les repas nous discutons les événements qui ont pu se produire. A l’amerissage nos camarades ont-ils éprouvé un accident ? Peut-être même, en présence de ce chaos de glace, Dietrichson n’a-t-il pas jugé possible de descendre ?
Dès le second jour, nos dispositions sont prises pour battre en retraite vers le cap Columbia, la pointe extrême vers le nord de la terre Grant, la portion la plus septentrionale de l’archipel polaire américain, où un dépôt de vivres a été établi à notre intention. Rapidement le traîneau est gréé ; dès lors nous pourrons nous mettre en route immédiatement, si la glace brise le N-25. Nos approvisionnements ont été calculés à raison d’un kilogramme par jour et par homme pendant un mois. Etant donné la gravité de la situation, je décide de réduire les rations à 350 grammes. Pendant une courte période cela pourra aller. Toutefois, les effets de cette restriction ne tardèrent pas à se manifester ; chaque jour nous devions serrer la ceinture d’un cran.
Nos effets de couchage consistent en sacs en peau de renne légers, confectionnés en vue d’une campagne d’été. Au début de notre séjour sur la banquise, alors que la température oscillait autour de − 10°, la plupart de mes camarades se plaignaient du froid, faute de savoir s’installer dans ces sacs. Pour passer la nuit au chaud, il importe de s’y enfoncer complètement et de ne point laisser le haut du corps en dehors.
23 mai. — Une couche de glace s’est formée sur le petit bassin où l’avion est mouillé.
De bon matin au travail. Nous continuons à tailler notre slip. Pendant un repos je monte sur l’appareil, pour explorer l’horizon, toujours dans l’espoir de découvrir l’autre équipe. Cette fois, enfin, j’aperçois le N-24. Il se trouve dans le Sud-Ouest, sur l’autre rive du grand étang, et ne paraît pas avarié. A sa gauche, je distingue une tente ; un peu plus loin, au sommet d’un monticule, un drapeau flotte au vent. Avec quelle satisfaction cette nouvelle est accueillie par mes compagnons ; tout de suite ils plantent notre pavillon sur un gros glaçon, tandis que je regarde si les autres nous voient. Oui ! ils agitent leur drapeau. La distance qui nous sépare étant trop grande pour l’emploi des signaux à bras, nous communiquons à l’aide du système Morse. Dietrichson annonce qu’au départ de la baie du Roi une grosse voie d’eau s’est déclarée dans la coque de son appareil ; néanmoins, il espère se tirer d’affaire. Je l’informe que notre avion est en bon état.
Après cela nous nous remettons à l’ouvrage.
24 mai. — Nous continuons l’aménagement du slip destiné à nous permettre d’amener le N-25 sur la banquise. La glace est dure comme du silex ; par suite, progrès très lents.
L’après-midi, grand mouvement autour du N-24. Nos camarades vont et viennent affairés, chaussent leurs skis, puis chargent de gros ballots et finalement s’acheminent de notre côté.
Une surprise, combien agréable, cette prochaine réunion ! Dietrichson et ses deux compagnons vont nous apporter une aide fort utile. Tant qu’ils ont travaillé à leur appareil, je n’ai pas voulu les appeler. L’essentiel, en effet, était qu’ils remissent le N-24 en état de vol.
Avec anxiété je suis leur marche à travers les chaînes de monticules. A en juger par sa lenteur, ils doivent porter de lourdes charges. Mais que vois-je ? Ils descendent droit vers l’étang ; la couche de glace qui le recouvre, tout nouvellement formée, est très frêle. Je retiens littéralement ma respiration lorsqu’ils s’engagent sur cette nappe fragile ; à tout moment elle peut se rompre sous leurs pas ; alors, quelle catastrophe ! Un poids se lève de ma poitrine quand ils se rapprochent de la vieille glace. Quelques instants plus tard, ils font halte, mettent sacs à terre, puis brandissent deux pavillons ; ils désirent communiquer avec nous. Riiser-Larsen accourt pour remplir les fonctions de timonier. Dietrichson nous demande de venir à son secours ; sans aide il ne peut dégager son appareil. Comme il me paraît avoir l’intention de traverser la « jeune glace », je le presse de retourner en arrière le plus rapidement possible et de ne pas s’écarter de la glace solide. Je ne suis tranquille qu’après les avoir vus regagner un sol stable.
Nous convenons de reprendre la conversation demain, à 10 heures.
25 mai. — Nous réussissons à amener l’avant du N-25 sur le plan incliné. Il se trouve maintenant soutenu par de la « vieille glace ». Si une pression se produit, elle aura pour effet de pousser l’avion plus haut sur le slip.
A 10 heures, échange de signaux avec Dietrichson. Il annonce une meilleure situation. Nous le prions de nous rejoindre lorsqu’il aura achevé sa besogne.
Pendant cette conversation, un phoque barbu (Phoca barbata) se montre dans un trou voisin de la banquise. Un phoque par 88° de latitude Nord ! Je ne m’attendais pas à pareille rencontre.
Au souper, lorsque nous dégustons le chocolat bouillant, la satisfaction est générale. Notre position s’est grandement améliorée. Si notre appareil ne se trouve pas encore en complète sécurité, nous avons la certitude que de nouveaux efforts nous permettront de le sauver.
Jusqu’ici nous avons vécu un véritable cauchemar. Pas un instant les chaînes de monticules entourant notre bassin n’ont cessé de grincer, nous menaçant des pires calamités.
26 mai. — Temps couvert ; 10° sous zéro. Une journée dramatique. Pendant la nuit la glace a été agitée autour de l’étang. Ses mouvements ont eu pour résultat de rapprocher les « champs » sur lesquels les deux escouades sont campées, si bien que ce matin nous distinguons à l’œil nu les mouvements de Dietrichson et de ses compagnons.
Nous continuons à creuser notre plan incliné ; ce soir il sera achevé et l’avion placé en lieu sûr, du moins nous l’espérons.
A 15 heures, grand remue-ménage chez nos voisins. Ils se disposent, semble-t-il, à rallier notre camp.
A la suite des pressions éprouvées par la banquise, la nuit dernière, l’étang a perdu une notable surface et se trouve maintenant complètement entouré par de la « vieille glace ». Lorsque nous voyons nos amis se mettre en marche, nous supposons qu’ils contourneront cette nappe d’eau en se tenant constamment sur ce terrain solide. Donc, ils n’arriveront pas avant plusieurs heures. Aussi, jugez de mon étonnement lorsque, vingt minutes plus tard, nous les apercevons tout près de nous, à 200 mètres environ, avançant péniblement à travers de difficiles chaînes de monticules. Un étroit canal s’ouvre entre ces mamelons et notre camp. Immédiatement Riiser-Larsen et moi gréons le bateau pliant, afin de leur faire passer ce chenal. Je reste sur la rive, pendant que mon pilote conduit l’embarcation au-devant de la petite troupe. Tout à coup un appel de détresse ! Mes cheveux se dressent sur la tête, tant son accent est poignant ; puis, d’autres cris de plus en plus déchirants. Un drame affreux se passe derrière le mur de glace au delà du canal. Très certainement un homme se noie, et je ne puis rien pour le sauver. Peu à peu le silence se fait. Maintenant le drame est fini ! Combien de victimes la banquise meurtrière a-t-elle faites parmi nous ?
… Soudain une tête émerge au-dessus des monticules, puis une seconde, puis une troisième. Tous sont sains et saufs ! Quel soulagement ! Les deux premiers se secouent comme des chiens sortant de l’eau. Riiser-Larsen établit un va-et-vient à travers le chenal, et bientôt j’ai la joie de presser les mains de mes amis.
Dietrichson et Omdal sont tombés dans une eau glacée et demeurés ensuite exposés à un vent violent par une température de 10° sous zéro. Trempés jusqu’aux os, ils claquent des dents au point de ne pouvoir prononcer un mot. Rapidement nous les emmenons dans notre habitation. J’ai alors une idée que je me permets de qualifier de lumineuse. Dès leur arrivée à bord, je fais prendre à Dietrichson et à Omdal un petit verre d’alcool à 97 % ; puis nous leur donnons des vêtements secs. L’accident n’entraîna aucune suite fâcheuse ; peut-être ma médication énergique a-t-elle sauvé ces deux braves ?
Après cet incident tragique, le travail est délaissé pour entendre le récit de l’équipage du N-24.
« Nous avons quitté notre camp à 15 heures, raconte Dietrichson, montés sur nos skis[24] et les ceintures de sauvetage sanglées autour du corps. Chacun de nous portait une charge de 40 kilos environ.
[24] Afin de n’être pas entravés par ces longs patins en cas de chute dans une nappe d’eau, nos camarades avaient eu soin de ne pas en boucler les attaches. Cette précaution les sauva de la noyade.
« Des crevasses rendant la marche pénible sur la « vieille glace », nous avons alors coupé au plus court, à travers une nappe de formation récente. L’ayant franchie sans encombre, nous arrivâmes sur l’autre rive de l’étang constituée de blocs épais ; mais elle était tellement accidentée que nous dûmes l’abandonner pour nous engager sur une couche de « jeune glace ». A ce moment Omdal marchait en tête, je le suivais, puis venait Ellsworth. Tout à coup, continue Dietrichson, j’éprouve la sensation de l’engloutissement. Je pousse un cri. Omdal se retourne ; à son tour il disparaît. Alors, n’écoutant que son courage, Ellsworth accourt à mon aide et me remet sur pied. Après quoi, nous nous portons au secours d’Omdal, sur le point de disparaître, entraîné par le courant. Le saisissant par la bretelle de son sac, nous parvenons à le ramener sur la glace solide. »
A notre retour, S. M. le Roi de Norvège a décerné à Lincoln Ellsworth la médaille destinée à récompenser les actes de dévouement. Nul n’en est plus digne. Par le noble altruisme dont il a fait preuve en cette circonstance, il a sauvé l’expédition ; moins de six hommes n’auraient pu, en effet, remettre le N-25 en état d’effectuer le retour.
Après cela, Dietrichson fait le récit de son envol à la baie du Roi. Bien qu’au départ une large déchirure se fût ouverte dans la coque de son appareil, il a poursuivi sa route, ne voulant pas obliger le N-25 à la retraite. Il a préféré risquer sa vie, plutôt que d’apporter un nouveau retard au départ de l’expédition. Pure folie ! s’exclameront certains en haussant les épaules. Moi, au contraire, je salue très bas des hommes capables d’un pareil mépris du danger. Puisse notre pays compter beaucoup d’individualités de cette trempe.
Lorsque Dietrichson vit descendre le N-25, il prit ses dispositions pour la même manœuvre. Sachant que, dès qu’elle toucherait l’eau, la coque de son hydravion se remplirait immédiatement, il résolut d’amerir aussi près que possible de la « vieille glace », afin de pouvoir tirer ensuite au sec son appareil. Atterrir sur la banquise même, il ne fallait pas y songer ; elle n’était qu’un hérissement de monticules. Une fois l’oiseau posé, nos camarades le maintinrent à flot en pompant, puis le halèrent « à terre », de telle sorte que la moitié de la coque reposât sur de la glace solide. Le N-24 était sauvé, mais une grande partie de son matériel était trempé. Pour « mettre le linge au sec », des cartahuts furent installés le long de la masse sombre de l’appareil ; grâce à cette disposition, malgré une température de 10° sous zéro, nos amis obtinrent un résultat satisfaisant en peu de temps relativement.
(Cliché Illustration)
Maintenant il s’agit de nous caser tous les six dans nos étroits logements. Dietrichson et Omdal partageront le « mess » avec Feucht, Ellsworth l’habitacle du pilote avec moi. Nous sommes tant soit peu serrés, mais par 88° de latitude N. on se montre coulant sur le chapitre du confort. Les trois camarades installés dans le mess doivent tous les soirs en recouvrir le plancher avec les skis, pour pouvoir s’allonger sur une surface à peu près plane.
27 mai. — Travaillé pour soustraire le N-25 aux attaques éventuelles des glaces.
Maintenant que nous nous trouvons réunis, l’entrain est général. Tant que nous ignorions le sort de nos camarades l’inquiétude paralysait nos efforts et la besogne n’avançait guère. Maintenant les rires et les chants éclatent à tout instant ; qui serait témoin de notre gaieté ne pourrait croire que nous sommes captifs dans la plus solide prison que la nature ait construite.
Le slip était achevé, lorsque l’équipage du N-24 nous rejoignit, mais l’appareil n’avait pu être hissé à son sommet. Impossible, lorsque nous n’étions que trois, cette manœuvre devient, au contraire, facile avec six hommes. Après cela nous amènerons l’avion sur une plaque plus éloignée, très solide, propice, semble-t-il, pour l’envol. Avant d’y parvenir, il est nécessaire d’en traverser une première, toute hérissée de monticules et déchirée de deux crevasses, larges de deux mètres. Pour que le N-25 puisse passer, il faut commencer par raser les saillies de ce « champ » et en combler ensuite les trous. Au cours de ce travail, Riiser-Larsen se révèle ingénieur des Ponts et Chaussées de tout premier ordre. A 20 heures les terrassements sont achevés, et, au bruit des hurrahs, l’appareil amené sur le glaçon en question. Il paraît capable de résister aux collisions ; l’avion semble donc en sûreté.
28 mai. — Nous sondons. Résultat : 3.750 mètres. Lorsque nous avons opéré la descente, la vue portait jusqu’au 88° 30′ de latitude. Aucune terre n’était alors visible. Cette observation, rapprochée de celles de Peary et de la sonde que nous venons d’obtenir, indique que, selon toute vraisemblance, aucune île n’existe dans le secteur norvégien de l’océan Polaire.
Dans la nuit du 28 au 29 l’étendue de l’étang a de nouveau diminué ; la distance entre les deux avions se trouve maintenant réduite à un kilomètre à vol d’oiseau.
Le soir, Dietrichson, Ellsworth, Omdal et Feucht vont examiner la position du N-24. La glace est agitée à tel point qu’en revenant ils sont obligés à un long détour et contraints d’abandonner une bonbonne d’essence qu’ils rapportaient.
Lorsque nous aurons récupéré une partie du carburant du N-24, nous repartirons pour le Spitzberg. D’ici au Pôle ce n’est qu’un entassement de glaces flottantes ; il est donc inutile de tenter un vol dans cette direction.
30 mai. — Le réservoir d’essence abandonné hier est ramené au camp. Ensuite Dietrichson et Omdal retournent au N-24 et en rapportent la majeure partie des vivres qui y avaient été laissés.
De jour en jour la température monte ; en moyenne elle s’élève actuellement à 6° au-dessous de zéro.
Nous croyons pouvoir prendre notre envol sur la « jeune glace » de l’étang. Aussi avec quelle attention anxieuse nous surveillons sa croissance ! Quand sera-t-elle suffisamment solide pour supporter le poids de l’appareil ? Le 1er juin son épaisseur, 15 centimètres, me paraît suffisante. A côté de surfaces unies, cette plaque renferme des blocs saillants de « vieille glace » pris dans sa masse, et, en certains endroits, est déchirée de crevasses. Donc nous commençons par niveler tous ces accidents de terrain ; après cela nous taillons un nouveau plan incliné afin de faire descendre l’appareil du glaçon surélevé où il est garé sur notre futur champ d’aviation. Combien de tonnes de glace et de neige avons-nous remuées dans cette journée ! N’importe, le soir l’ouvrage est terminé.
Le lendemain branle-bas d’appareillage. Les vivres sont arrimés à bord pour le cas où l’envol réussirait. A 14 h. 15 les moteurs sont chauds ; tout est paré pour le départ. Riiser-Larsen et Feucht prennent place dans l’appareil, le premier au volant du poste de commande ; le second dans le groupe moteur, tandis que nous quatre demeurons sur la glace pour faciliter la marche de l’avion. Tantôt il faut le pousser, tantôt le retenir, manœuvres d’autant plus difficiles qu’à chaque pas nous enfonçons profondément dans de la neige pulvérulente. Bientôt nous sommes littéralement à bout et cela sans aucun résultat. La piste, longue de 500 mètres, aménagée au prix de tant de travail, se rompt sous le poids du N-25. Donc insuccès complet ; nous ne nous avouons pas vaincus pour cela. Faisant virer l’appareil, nous allons essayer de nous envoler dans la direction opposée à celle primitivement adoptée ; nous prendrons le départ sur le chenal d’eau libre existant maintenant à la place du champ de « jeune glace » que nous venons d’effondrer. Mais dans les régions polaires à peine a-t-on triomphé d’un obstacle qu’un nouveau se dresse devant vous. Voici maintenant une brume épaisse, gluante ; on ne distingue rien à 5 mètres devant soi. Dans ces conditions inutile de songer à prendre l’air. Dans l’Arctique plus que partout ailleurs de la patience et toujours de la patience ! Seulement à 10 heures du soir nous allons nous coucher.
Feucht prend la veille ; il devra, pendant la nuit, imprimer à l’hydravion un mouvement de va-et-vient pour empêcher la bouillie de glace flottant à la surface du canal de se solidifier et par suite de le retenir prisonnier. Après avoir été tenu éveillé pendant quelque temps par le bruissement des cristaux de glace contre la coque, je venais de fermer les yeux, lorsque, brusquement, des cris interrompent mon sommeil. « Tout le monde sur le pont ! La glace presse ! » Je bondis dehors. La situation est, en effet, singulièrement périlleuse, presque désespérée. Les deux rives du canal se rapprochent à vue d’œil ; l’impression d’un étau que l’on serre. Une catastrophe semble inéluctable ; le N-25 va être écrasé entre les deux masses de glace qui tendent à se réunir. Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht, travaillent à repousser les blocs les plus menaçants et à faire virer l’avion de 45° pour soulager ses flancs ; pendant ce temps, Ellsworth et moi jetons sur la « vieille glace » les vivres et les effets d’équipement les plus essentiels. Seulement après des efforts désespérés nous restons maîtres de la situation. Peu s’en est fallu que ce ne fût la fin.
Cette chaude alerte terminée, nous nous mettons en quête d’un terrain moins dangereux. Nous le trouvons près du N-24 ; il y a là une nappe de glace tout à fait propice, semble-t-il. Nous y transportons notre appareil, puis commençons les travaux nécessaires pour l’aménagement de la piste. Cette fois encore nos efforts ne furent pas récompensés ; de nouveau la glace se rompt sous le poids du N-25. Ce second insuccès nous procure toutefois un avantage ; nous trouvant maintenant tout près de l’avion de Dietrichson, nous ne serons plus astreints à de longs et pénibles charrois pour transporter à notre camp les cylindres d’essence qu’il contient. Quelle triste figure fait cet appareil abandonné, une aile en l’air et l’autre portant sur la glace.
De ce côté la banquise paraît offrir des conditions plus favorables. Aux environs du camp s’ouvre un canal d’eau libre, long de 400 mètres, et dans son voisinage la « jeune glace » présente un aspect engageant. L’après-midi, troisième tentative de départ ; elle ne réussit pas mieux que les précédentes.
Après cet échec, nous décidons d’établir un passage pour l’avion entre le canal et la nappe de « jeune glace » qui lui fait suite ; nous disposerons ainsi d’une piste de 700 mètres. Peut-être l’appareil gardera-t-il la vitesse qu’il aura acquise sur l’eau lorsqu’il arrivera sur la glace, peut-être, par suite, pourra-t-il décoller ?
Le 4 juin, dès 2 heures du matin, nous nous mettons à l’œuvre. Le soir, après avoir peiné toute la journée, la piste est achevée, mais encore une fois la brume nous condamne à l’inaction.
Pendant la nuit la banquise recommence à s’agiter et à presser ; heureusement ce n’est que de la « jeune glace » ; épaisse de 0m,18, un choc violent d’une de ces flaques pourrait, toutefois, avarier la coque de l’appareil. Dietrichson et Omdal s’arment, alors, qui d’un bâton en aluminium, qui du trépied de l’appareil à filmer, et, avec ces instruments, repoussent les glaçons ou les brisent. Le combat se prolonge jusqu’au matin pour se terminer à notre avantage. Mais nous ne jouissons pas longtemps de notre victoire. A peine en avons-nous fini avec la « jeune glace » que la « vieille glace » avance menaçante. Un monceau d’énormes blocs, haut de 10 mètres environ, le Sphinx, comme nous l’appelons en raison de sa ressemblance avec le monument égyptien, est particulièrement inquiétant.
A la suite de ce mouvement de la banquise, la piste préparée se trouve complètement bouleversée ; le travail de la journée est perdu !
5 juin. — Brume épaisse, légère pluie. De temps à autre la glace grince. Ce bruit sinistre nous invite à ouvrir l’œil : l’ennemi nous guette, prêt à l’attaque.
L’après-midi, Riiser-Larsen, dont aucun échec ne peut entamer l’énergie, part avec Omdal, à travers les entassements de blocs, à la recherche d’un bon terrain de départ. La brume masquant la vue, nos camarades avaient fait demi-tour pour rentrer, lorsque brusquement les nuées s’écartent. Quelle n’est pas leur joie d’apercevoir une magnifique plaque de glace, mesurant 500 mètres dans tous les sens ; avec de la patience et du travail, elle pourra être transformée en champ d’aviation.
Cette plaque est, il est vrai, éloignée du camp et le terrain que l’on doit traverser pour y parvenir hérissé d’obstacles. Habitués, comme nous le sommes, aux difficultés, ils ne nous effraient pas ; ils sont cependant singulièrement sérieux. Il faudra d’abord haler l’appareil sur de la « jeune glace » pendant 300 mètres jusqu’au pied d’un gros glaçon. Là, nécessité de tailler un plan incliné afin d’amener l’avion au sommet de ce monticule. Après quoi la route monte escarpée vers une dépression dominée de chaque côté par deux énormes entassements de blocs, les Thermopyles, comme nous appelons ce défilé. Sur l’autre versant, au pied de ce col, s’ouvre une crevasse large de trois mètres et profonde d’autant. Après avoir fait passer l’appareil par-dessus ce trou, nous aurons ensuite à le haler sur un nouveau champ, long de 200 mètres, pour aboutir à une seconde crevasse très difficile. Large de 5 mètres, elle est entourée de glaçons empilés et d’une épaisse couche de neige pulvérulente. Une fois seulement cet obstacle vaincu, nous arrivons sur notre futur terrain de départ.
6 juin. — Dès le matin, au travail. Nous commençons par creuser un slip dans le bloc de « vieille glace » voisin du campement. De là la vue du N-25 nous est dérobée par un gros monticule. Etant donnée l’importance des terrassements à exécuter, la présence de tous est nécessaire sur le chantier ; en conséquence aucune garde n’a été laissée à bord pour surveiller les mouvements de la banquise et pour parer à ses attaques éventuelles.
Abattre d’énormes pans de glace avec des couteaux, des haches et une ancre, la tâche est dure. La gaieté et l’entrain n’en règnent pas moins parmi notre petite troupe, et c’est en chantant qu’elle poursuit sa pénible besogne. Maintes fois la situation me paraît désespérée. A peine une crête de glace est-elle rasée, qu’une nouvelle se dresse devant nous. Jamais une plainte, jamais un mouvement d’humeur chez mes camarades. Quelles que soient les difficultés, ils poursuivent la lutte pour la délivrance. Ils chantent, eux, tandis que l’inquiétude me dévore. Combien je suis fier de commander à de pareils hommes. Ils font honneur à l’humanité.
A 13 heures nous allons à bord manger la soupe, avec quel appétit, on le devine. Après cinq heures de travail comme celui que nous venons de fournir, il est loin, le déjeuner composé d’une tasse de chocolat à l’eau et de trois petits biscuits.
La banquise est calme.
A 16 heures, Dietrichson parti pour chercher je ne sais quoi au camp revient en annonçant que la « vieille glace » lui semble s’être rapprochée sensiblement de l’avion. Notre camarade ayant été atteint ces jours derniers d’une violente ophtalmie des neiges, nous doutons de l’exactitude de la nouvelle qu’il rapporte,… et nous continuons à piocher. Mal nous en prit de ce scepticisme. A 19 heures, lorsque nous retournons au camp pour le souper composé de trois biscuits, soit dit en passant, un spectacle effrayant s’offre à nos yeux. Un énorme glaçon menace d’écraser le N-25. Pour le sauver, pas une minute à perdre ; au prix d’efforts inouïs nous réussissons à le faire rapidement virer de 180° pour le soustraire à l’attaque, puis le halons vers le slip construit dans la journée. Encore quelques coups de hache pour achever le plan incliné : nous hissons alors le N-25 sur la vieille glace. Mes camarades ne sont pas encore satisfaits ; s’attelant à l’appareil, ils l’amènent jusqu’au pied des Thermopyles, en poussant de joyeux hurrahs. Il est 23 heures : c’en est assez pour aujourd’hui.
7 juin. — L’anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la Norvège ! D’un bout à l’autre du pays les drapeaux claquent gaîment au vent ; nous aussi, nous célébrons ce grand jour en hissant le pavillon national sur le N-25.
Les monceaux de blocs flanquant de chaque côté les Thermopyles sont trop rapprochés et trop élevés pour que les ailes de l’appareil puissent passer. Donc il faut démolir une bonne partie de ces mamelons ; après quoi nous remblayerons la grande crevasse ouverte au pied du col. Pour cela des tonnes de neige devront y être entassées. En somme, un nouveau travail colossal. Mais, en ce jour de fête nationale, l’allégresse qui remplit nos cœurs rend l’effort facile. Bientôt les terrassements sont achevés. Au passage du pont de neige jeté sur la crevasse, un grave accident faillit arriver. Peu s’en fallut que le guignol inférieur du volet de gauchissement ne frappât violemment Dietrichson. « Je t’avais bien aperçu devant moi, lui dit plus tard Riiser-Larsen, qui, comme d’habitude, pilotait l’avion, mais je ne pouvais m’arrêter sur le pont de neige au-dessus de la crevasse. » Il avait raison : après son passage le pont s’effondra.
Au delà s’étend une belle nappe de neige dure, parfaitement unie. Sur cette surface lisse point besoin de haler l’appareil ; il glisse sous l’impulsion du moteur, et, assis sur les « nageoires », nous franchissons cette flaque. Comme cela semble bon d’avancer ainsi sans aucune fatigue ! Malheureusement cette agréable promenade ne dura que quelques minutes. Les bonnes choses finissent toujours trop vite.
Maintenant, nous voici devant la seconde grande crevasse. Son comblement n’exige pas moins de six heures de rude labeur ; après quoi le N-25 atteint, enfin, la large plaque choisie pour notre nouvelle tentative de départ.
Dégel ; un air lourd et chaud, très pénible lorsqu’on doit se dépenser en efforts.
8 juin. — La température s’élève à + 0°,5 ; brume fondant en pluie fine.
Une journée désagréable à tous les points de vue. Désormais la ration quotidienne sera réduite à 250 grammes ; un vrai régime de famine, et, pour l’inaugurer nous avons à fournir un gros travail. Il s’agit de faire virer le N-25, afin de l’orienter dans la direction du départ. La couche de neige qui recouvre la glace est très profonde, et, par suite de la température relativement élevée régnant aujourd’hui, entièrement détrempée. L’appareil y demeure quasiment enlisé ; impossible de le manœuvrer. Après avoir peiné sans résultat pendant plusieurs heures, nous nous arrêtons épuisés, jamais encore nous ne nous sommes sentis aussi complètement à bout de forces. Que faire ? Nous n’avons pas le choix entre différentes solutions ; la seule possible consiste à enlever toute cette bouillie jusqu’à ce que en dessous nous rencontrions de la glace sur laquelle l’avion puisse pivoter. Cette neige fondante est épaisse de 0m,60 à 0m,90 et lourde comme du plomb ; chaque pelletée que les ouvriers rejettent les oblige à un effort pénible. N’importe, animés d’une énergie farouche, nous nous mettons à la besogne, et, bientôt une circonférence d’environ 0m,50 de rayon se trouve nettoyée. Nous ne sommes pas, hélas ! au terme de nos tribulations. Les redans de la coque de l’hydravion enfoncent dans la glace ; impossible par suite d’obtenir la giration de l’appareil. Nous serons-nous épuisés à ce déblaiement en pure perte ? « Si on plaçait un ski par-dessous en guise de semelle ? » suggère quelqu’un. L’idée est excellente, mais comment la réaliser ?
L’avion pèse quatre tonnes et demi, et nous ne sommes que cinq hommes disponibles, le sixième devant glisser le morceau de bois sous la coque. Il n’est pas besoin, il est vrai, de la soulever de plus de deux centimètres. Néanmoins, cela sera terriblement dur. Allons ! les gars, allons-y de toutes nos forces jusqu’à ce que nous crachions le sang ! La manœuvre obtint un plein succès.
Une rude journée, celle du 8 juin, vingt-quatre heures d’affilée nous avons peiné sans autres repos que le temps de prendre nos maigres repas, et tout cela pour aboutir à un nouvel échec. Une fois le terrain préparé, nous faisons sans succès un essai de départ. Notre cinquième déconvenue !… Quand la fortune nous favorisera-t-elle ?
9 juin. — Brume épaisse et pluie.
Riiser-Larsen jalonne un sixième terrain de départ.
10 juin. — Creuser une piste longue de 500 mètres sur une largeur de 12 dans une neige humide, épaisse d’un mètre, tel est le travail que nécessite l’aménagement du nouveau champ de départ. Notez que les déblais devront être rejetés à 6 mètres au moins de chaque côté de la tranchée pour ne pas empêcher l’appareil de glisser. Et pour nous soutenir pendant un tel labeur, nous n’avons que des rations de 250 grammes !… Aussi bien le soir nous sommes fourbus.
11 juin. — Aujourd’hui nous travaillons mollement. Les coups de bêche sont lents et les pauses fréquentes ; nous nous sentons littéralement à bout de forces. Finalement d’un commun accord le creusement de la tranchée est arrêté. Inutile de la continuer ; nous ne pourrions l’achever en temps utile. Pendant que nous discutons la situation, Omdal piétine la neige de long en large. Pur hasard ; en tout cas, ce hasard entraîna des conséquences extrêmement heureuses. « Voyez, s’écrie notre camarade, comme la neige devient ferme quand on la tasse ! Que ne la foulons-nous ? Nous obtiendrons la surface solide que nous avons jusqu’ici cherchée en profondeur. » La nappe piétinée par Omdal est, en effet, devenue compacte ; après une légère gelée elle constituera une excellente piste. De l’avis général, l’expérience est décisive ; donc, immédiatement après le déjeuner, nous nous mettons tous à fouler la neige avec ardeur. Le résultat est parfait ; sous la pression, la couche molle et détrempée dans laquelle nous pataugions devient compacte. Qu’une nuit froide arrive vite, le terrain sera parfait. Entre temps nous reprenons nos travaux de sapeur. De larges et longues saillies de glace formant des sortes de chaînes affleurent au milieu de la neige ; pour que l’avion puisse glisser sans heurt et ne soit pas exposé à capoter en prenant son envol, il est nécessaire de les raser.
Le 14 juin, l’aménagement de la piste est achevé. Je ne crois pas exagérer en évaluant à 500 tonnes le volume de déblais que nous avons effectués, tant glace que neige.
Ce jour-là, deux nouvelles tentatives de départ, la sixième et la septième, ne sont pas plus heureuses que les précédentes. Le terrain ayant été détrempé par un dégel survenu dans la journée, l’appareil, tantôt enfonce, tantôt entraîne une masse de neige, par suite, ne peut acquérir la vitesse nécessaire pour décoller. Attendons un abaissement de température.
Si le 15 juin nous n’avons pas réussi à nous envoler, nous nous réunirons en conseil pour aviser aux décisions à prendre. Nous n’aurons pas à nous prononcer entre de nombreuses solutions. Nous aurons à choisir entre la retraite vers la terre la plus proche ou l’attente, peut-être longue, d’une occasion favorable de départ par la voie des airs. Nous avons réalisé ce prodige de quitter le Spitzberg avec trente jours de vivres et d’en posséder aujourd’hui pour six semaines après un mois de séjour sur la glace. Nous avons ainsi la vie assurée jusqu’au 1er août.
Si fréquemment je me suis trouvé dans des circonstances où la prise d’une décision était singulièrement délicate, jamais je n’ai été aussi perplexe qu’aujourd’hui. La retraite vers la terre la moins éloignée représente évidemment le parti le plus sage. En effet, avant l’épuisement des vivres nous pourrons arriver dans une région giboyeuse. En outre, ce parti présente le très grand avantage de nous maintenir en activité, par suite d’éviter le découragement. Par contre, pour une telle marche, notre équipement est fort incomplet et nous ne sommes guère en forme. Après avoir pesé longtemps le pour et le contre, je conclus toujours en faveur d’une retraite immédiate vers la terre la plus voisine. Mais à peine ai-je pris cette résolution que le doute m’envahit. Notre appareil est intact, ses réservoirs pleins d’essence. Allons-nous l’abandonner pour nous aventurer à travers la banquise si remplie d’embûches, où nous risquerons la mort à chaque pas, alors que du jour au lendemain il est possible qu’un canal s’ouvre au milieu des glaces et que nous puissions nous envoler. Dans ce cas, en huit heures nous rallierons le Spitzberg. Dans une circonstance aussi troublante, l’hésitation n’est-elle pas permise ?
(Cliché Illustration)
Le 14 juin, nous préparons le départ. On ne conservera à bord que l’équipement strictement nécessaire ; tout le reste sera abandonné sur la banquise, enfermé dans un canot pliant. Nous ne gardons que les quantités d’huile et d’essence suffisantes pour un vol de huit heures, un canot pliant, deux fusils de chasse, 200 cartouches, six sacs de couchage, une tente, les appareils de chauffage et des vivres pour quelques semaines. En fait de vêtements, nous ne prenons que ceux que nous avons sur le dos ; à regret nous sacrifions nos excellentes chaussures pour les skis, mais l’avion doit être allégé le plus possible. Malgré les coupes sombres opérées, les bagages pèsent encore dans les 300 kilos.
15 juin. — Le grand jour ! Nos efforts désespérés vont-ils être couronnés de succès ? Le N-25 pourra-t-il prendre son envol sur cette piste qui nous a coûté tant de peines ?
La journée s’ouvre dans des conditions favorables, 3° sous zéro ! Avec cela une légère brise de sud-est, juste le vent que nous désirons. Durci par la gelée nocturne, le terrain semble excellent. Par contre l’éclairage est mauvais ; de longs stratus couvrent le ciel, ne laissant passer qu’une lumière diffuse. Qu’importe. Même si le temps est complètement bouché, nous tenterons de prendre l’air.
Sous ce jour flou, la piste se distingue mal ; or, la moindre erreur de direction à droite ou à gauche pourrait entraîner une catastrophe. Donc, nous jalonnons le terrain de départ d’objets noirs.
A 9 h. 30, tout est paré. Les moteurs sont mis en marche. Pas avant trois quarts d’heure ils seront suffisamment chauds. En attendant, examinons le terrain. Il s’étend dans le sud-est. Près du N-25, premier obstacle, une étroite crevasse ; son diamètre ne dépasse pas quelques pouces, mais d’une minute à l’autre elle peut s’élargir et séparer la flaque sur laquelle se trouve l’appareil du reste du champ d’aviation. Au delà, sur une distance de 100 mètres, la neige présente une très légère protubérance, puis devient parfaitement horizontale. A 200 mètres de l’extrémité sud-est de la piste, seconde crevasse, beaucoup plus dangereuse que la première. Que de soucis et que de tablature ne nous a-t-elle pas déjà donnés ? Large de 0 m. 60, pleine d’eau et de glace fondante, elle se trouve, selon toute vraisemblance, en communication avec la mer ; elle peut donc réserver des surprises désagréables. Si elle s’agrandit, les 200 derniers mètres se trouveront isolés du reste du terrain de départ, et, faute d’espace, notre nouvelle tentative d’envol échouera. Après cela, troisième danger, un canal, large de 3 mètres ; puis, de l’autre côté, une plaque de glace plate, longue de 40 mètres. Comme cette description le montre, la piste laisse fort à désirer, mais il n’en existe pas de meilleure dans la région.
A 10 h. ½, Riiser-Larsen s’installe au volant du poste de commande, et, Dietrichson et moi, nous nous casons derrière lui. Pendant le retour, Dietrichson assumera les fonctions d’observateur ; ce départ offre trop de dangers pour que je laisse cet ami à son poste à l’avant de l’appareil ; Omdal et Feucht prennent place dans le groupe moteur, Ellsworth dans le « mess ».
Quelle émotion nous saisit tous, lorsque le N-25 commence à glisser. Dans quelques instants, notre sort va se décider. Dès le début, la chance semble tourner en notre faveur. La vitesse que nous acquérons immédiatement est notablement plus grande que dans les tentatives précédentes. Au sommet de la bosse de neige, les moteurs sont mis à 2.000 tours à la minute. L’avion frémit ; il semble comprendre la situation et rassembler toutes ses forces pour sauter le canal de 3 mètres à l’extrémité de la piste. D’un bond, il le franchit, file sur la plaque de 40 mètres et décolle… Nous sommes en l’air. Tous, nous nous levons, mus par un mouvement de joie intense, puis Dietrichson va prendre son poste à l’avant.
Alors commence le vol vers le Spitzberg, qui restera un des événements les plus extraordinaires de l’histoire de l’aviation, un vol de 850 kilomètres en frôlant constamment la mort. Notre équipement et nos vivres sont réduits à la plus simple expression. Si une panne de moteur ou quelque autre accident nous oblige à atterrir, en admettant même que nous ne nous fracassions pas sur la rugueuse banquise, notre sort est réglé d’avance.