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En avion vers le pôle nord

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CHAPITRE PREMIER
Du Spitzberg aux approches du pôle.

Le départ de la baie du Roi. — Une grosse émotion. — La banquise polaire. — Réflexions décourageantes qu’elle inspire. — Une rencontre inespérée. — La descente.

A l’aide des notes brèves prises en cours de route, j’espère réussir à présenter un exposé des événements que je suis chargé de raconter. Dans ce récit, mon principal souci sera l’exactitude et nullement les effets littéraires.

Mon carnet renferme, à la date du 21 mai, le passage suivant : « Brise d’est, ciel clair, circonstances très favorables pour l’envol. J’espère que le grand jour est enfin arrivé. Nous tenterons le départ avec un chargement de 3.100 kilogrammes, mais nous nous attendons à être obligés de le réduire. » Ces notes ont été écrites le matin du 21 ; dans la journée mon espoir devait se réaliser.

Les météorologistes prédisant le beau temps dans le bassin polaire, les appareils sont immédiatement mis en état de prendre l’air. Après le dîner, accompagnés de leurs amis et des habitants de la baie du Roi, les membres de l’expédition se rendent sur le terrain de départ. L’arrimage est achevé, les instruments de route accrochés à leurs places et les moteurs mis en mouvement. Pendant la demi-heure qui s’écoule avant qu’ils ne soient chauds, tout le monde vient nous souhaiter bon voyage ; les vœux que nous adressent les mineurs et l’équipage du Farm nous touchent particulièrement.

… Les deux appareils sont parés. Omdal m’informe que les moteurs fonctionnent bien et Ellsworth que ses instruments d’observation sont en ordre.

L’avant du N-25 est tourné vers la baie où il prendra son envol.

Le N-24 se trouve un peu plus en arrière sur terre, parallèlement à la ligne du rivage, afin de ne pas être atteint par les remous que produira l’hélice du N-25 et par les tourbillons de neige qu’elle soulèvera…

L’appareil d’Amundsen glisse sur le slip taillé dans l’épaisseur de la glace. Puis, c’est à notre tour. Pour gagner le sommet du plan incliné, nous devons virer de 90°. La charge considérable de notre avion rend cette manœuvre difficile ; heureusement, les nombreux spectateurs nous prêtent assistance.

Tout à coup, à travers le vrombissement du moteur, je perçois un bruit particulier ; un rang de rivets de la coque vient de sauter. Le N-24 ayant pris sa position de départ, les aides s’éloignent rapidement et nous descendons sur la glace du fjord en empruntant la trace du N-25. Sans aucun doute, le directeur Schulte-Frohlinde, des établissements de Pise, a entendu, lui aussi, le bruit qui a attiré mon attention, quoi qu’il ait dû être moins net au dehors qu’à bord ; je m’en rends compte à l’expression de crainte que je lis sur sa physionomie. Il dut être rassuré, lorsqu’il nous vit descendre le slip. A mes yeux la situation est claire. La coque de mon appareil a reçu une avarie, mais j’ignore son importance. Dans ma pensée cet accident ne gênera ni l’atterrissage, ni même l’amerissage, non plus que l’envol, lorsque nous serons délestés de 1.000 kilogrammes à la suite de la consommation d’essence et d’huile. Nous pourrons, d’ailleurs, avoir la chance, au cours du voyage, d’effectuer la descente et de prendre le départ sur la banquise ; ce qui simplifiera la question. Si je m’arrête pour procéder à une réparation, l’expédition se trouvera remise pour je ne sais combien de temps. Maintenant ou jamais, me dis-je, et je continue.

Il a été décidé que le N-25 partira le premier. Une légère brise souffle du fond du fjord. Afin d’éviter un virage de 180° à l’extrémité supérieure de la baie, pour filer ensuite vers la pleine mer, manœuvre très délicate, étant donné la surcharge de nos appareils, nous devons essayer de nous enlever en direction de l’entrée du fjord. Pour cela, nous stoppons au milieu de la banquise. Pendant que nous revêtons la tenue d’aviateur que nous n’avons pas endossée plus tôt, afin d’éviter la transpiration au moment de prendre l’air, le N-25 file devant nous à toute vitesse, vers le fond de la baie. Son allure promet le succès de l’envol, mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage. Sous le poids de notre avion, la glace s’enfonce ; il y a déjà plus de 0 m. 30 d’eau autour de nous, et Omdal annonce qu’elle monte rapidement à notre bord par la déchirure de la coque. Cela devient grave ; immédiatement, je mets le moteur en marche. Un instant, comme un être animé, l’avion paraît se recueillir ; puis lentement il se met en mouvement, et nous voici glissant de plus en plus vite sur une belle nappe de glace unie, recouverte de neige. Devant nous l’énorme glacier qui occupe l’extrémité supérieure de la baie grandit, menaçant. L’indicateur enregistre une vitesse régulièrement croissante ; dont, aucune crainte à avoir. Lorsque l’aiguille dépasse le chiffre de 110 kilomètres à l’heure, je vais pouvoir décoller, me semble-t-il, mais, de crainte de rater le coup, je pousse jusqu’à 120 ; alors, seulement, j’agis doucement sur la commande de profondeur. Nous sommes en l’air ! Quel sentiment de satisfaction j’éprouve alors. Cette expédition si passionnante commence enfin ! L’horrible période de la préparation est terminée. Quelle délivrance ! En même temps, quelle admiration nous éprouvons pour la puissance de notre appareil. Ainsi que je l’ai dit, nous étions préparés à l’idée d’être forcés de l’alléger. Le contrat passé avec le constructeur fixait à 2.500 kilos son poids utile. Or, nous sommes partis avec 600 kilos d’excédent. D’après ce qui m’a été raconté plus tard, avant de décoller, nous avons parcouru environ 1.400 mètres sur la glace ; si cela avait été nécessaire, j’aurais pu réduire cette distance.

Amundsen et ses compagnons déblayant la banquise pour mettre le N-25 en sécurité sur un grand glaçon.
(Cliché Illustration)

J’exécute un long et prudent virage au fond de la baie, puis me dirige vers la pleine mer, fouillant l’horizon pour découvrir le N-25.

Combien, très souvent, il est difficile à un pilote d’apercevoir un autre avion, cela semble surprenant. Nous finissons cependant par distinguer Amundsen. Evidemment, nos camarades nous ont également cherchés, car, au moment où nous les retrouvons, ils achevaient un virage pour examiner le ciel vers le sud.

Avant le départ, nous avons discuté longuement les différentes éventualités pouvant se présenter au cours du voyage ; tous, nous avons été d’accord sur la nécessité de faire route de conserve, si, du moins, cela était possible. Par suite, des ordres écrits devenaient inutiles ; le seul que j’ai reçu vise le cas où les avions se trouveraient séparés, il est ainsi libellé : « Au cas où les deux appareils ou leurs deux équipages perdraient la liaison, le N-24 poursuivra l’exécution du programme du voyage. Son chef, le lieutenant de vaisseau Dietrichson a pleins pouvoirs pour prendre possession des terres qu’il découvrira au nom de Sa Majesté le Roi de Norvège. »

Pleins d’espoir, nous filons de conserve vers le Nord, le long de la côte ouest du Spitzberg. Successivement, nous passons les Sept-Glaciers, l’île des Danois, l’île d’Amsterdam. Mais voici d’épaisses brumes ; nous montons alors à 1.000 mètres. A cette hauteur nous retrouvons un ciel bleu et un soleil étincelant ; en dessous une nappe de ouate s’étend à perte de vue en direction du Pôle.

Nous étions convenus que le voyage jusqu’à la côte septentrionale du Spitzberg constituerait un vol d’essai ; si un des appareils ne donnait pas entière satisfaction à son pilote, l’escadrille, une fois parvenue dans cette région, reviendrait à la baie du Roi.

Le N-25 poursuivant sa route, c’est donc que tout va bien à son bord. Quelques instants plus tard, je vois le thermomètre indiquant la température de l’eau du radiateur pour le moteur arrière, placé sur la planchette du bord, monter d’une manière extravagante. Immédiatement, je presse le bouton de la sonnerie électrique reliant mon habitacle à la chambre à essence. Aussitôt Omdal arrive ; après avoir regardé le thermomètre, il disparaît instantanément. Mon camarade glisse comme un serpent à travers les boyaux étroits de l’appareil.

Du coin de l’œil, je regarde en arrière, je vois alors que les volets du radiateur ne sont pas entièrement ouverts. Après qu’ils le sont complètement, la température continue à monter ; bientôt elle dépasse 100°. Nous allons être obligés de descendre. La perspective n’est pas précisément rassurante ; la banquise que l’on entrevoit à travers les déchirures de la brume est toute hérissée de grosses saillies ; un atterrissage sur ce terrain entraînera certainement le bris de l’appareil.

… La température du radiateur monte toujours, 115° ! Finalement le thermomètre éclate ; du coup mon espoir dans le succès de notre entreprise tombe à 0°.

Je sonne une seconde fois Omdal. Cette fois il tarde à venir ; il est évidemment très occupé. A mon grand étonnement le moteur arrière continue à marcher sans à-coup, néanmoins, par prudence, Je réduis la vitesse à 1.600 tours ; quoi qu’il en soit, à chaque instant je m’attends à quelque rupture fatale.

Comment le moteur avant fonctionne-t-il ? Je me le demande avec angoisse. Le radiateur est, en effet, commun aux deux moteurs. Après quelques instants d’attente qui me semblent des heures, voici Omdal. Mon inquiétude est extrême.

— Comment cela marche-t-il ? lui demandai-je anxieusement.

— All right, tout va à merveille, répond-il imperturbablement.

Après avoir vu la température de l’eau du radiateur monter à 115°, pareil optimisme me paraît tant soit peu exagéré, pour ne pas dire plus. Le moteur ne fait entendre, il est vrai, aucun bruit suspect ; j’espère par suite pouvoir continuer le vol en manœuvrant prudemment ; chaque minute qui s’écoule sans amener de catastrophe fait renaître en moi la confiance.

… De conserve les deux grands oiseaux volent vers la froide et inhospitalière région du Pôle, depuis des siècles, enjeu de sanglantes batailles contre les glaces.

Je songe à la différence profonde existant entre le moyen de locomotion employé par notre expédition pour triompher de l’obstacle créé par les banquises et ceux dont se sont servis les précédents explorateurs. A part le malheureux et si sympathique Andrée parti à la conquête du Pôle en ballon libre, il y a vingt-huit ans, Roald Amundsen est le premier à utiliser la voie de l’air pour pénétrer au cœur de l’inconnu arctique. Sa tentative réussira-t-elle ?

Cela dépendra des possibilités d’atterrissage. Si nous rencontrons des terrains propices, et cela à intervalles pas trop éloignés les uns des autres, la victoire couronnera notre entreprise. Dans le cas contraire nos chances de succès deviendront singulièrement moindres. L’atterrissage représente ce que j’appellerai le point d’interrogation de l’expédition. Sur l’existence de canaux au milieu de la banquise comme sur les conditions de surface offertes par les glaces polaires, les compétences ont émis, avant notre départ, des avis contradictoires. En second lieu, aucun aviateur n’a examiné le pack[34] en dérive dans le bassin arctique ; les renseignements précis sur les possibilités d’une descente sur la grande banquise font donc complètement défaut. Nous avons une confiance entière dans nos appareils ; en mettant les choses au pis, c’est-à-dire en supposant que nous ne puissions faire escale, ils pourront, croyons-nous, nous ramener au Spitzberg.

[34] Voir plus haut, page 60.

Emporté vers l’extrême nord, dans un fauteuil pour ainsi dire, je pense aux efforts surhumains déployés par les précédentes expéditions, à leurs souffrances, à leurs privations de toute nature. Des semaines et des semaines, des mois et des mois, elles cheminaient péniblement sur la surface rugueuse de la banquise ; chaque jour, du matin au soir, elles avaient à escalader d’interminables chaînes de monticules de glace, et, quand au prix d’un labeur épuisant, elles avaient réussi à gagner quelques kilomètres dans la direction désirée, une nappe d’eau venait leur barrer la route. En pareil cas, il fallait mettre à la mer les frêles embarcations, chargées sur les traîneaux, établir un long et difficile va-et-vient pour le transbordement des bagages, ou bien contourner à pied l’étang au prix de longs détours, toujours sur un terrain diabolique, parfois en perdant quelques-uns des kilomètres précédemment gagnés, au prix de tant de peines.

Combien différente est notre situation. Nous avançons sans effort, ni fatigue ; un simple mouvement de la main suffit à diriger l’appareil qui nous porte, nous et notre matériel, et il nous fait franchir à la vitesse de plusieurs kilomètres à la minute les obstacles qui tant de fois ont arrêté les anciens explorateurs. Dans la relation de son raid vers le Pôle en compagnie de Johansen, Nansen raconte avoir souvent souhaité de se transformer en oiseau, afin de passer d’un coup d’aile par-dessus les accumulations de blocs de glace dont l’escalade mettait ses forces à une si rude épreuve. Aujourd’hui le souhait de notre illustre compatriote se trouve réalisé. Tant que nous tiendrons l’air, ces crêtes de glace qui hérissent la banquise ne nous gêneront pas.

Mais revenons au récit du voyage. La mer de nuages s’étend plus loin que je ne le supposais au début ; si elle n’entrave pas notre marche, elle nous empêche, par contre, de connaître notre vitesse et notre dérive.

Ellsworth m’a raconté plus tard avoir été impressionné par la situation. Lorsque l’ombre de l’appareil porte sur la brume, son image apparaît, entouré d’une double auréole présentant les couleurs du prisme. Ce phénomène de réfraction persista tant que nous survolâmes le brouillard. Amundsen l’observa également à bord du N-25.

Au delà de 82° de latitude nord les nuages disparaissent ; dès lors dans toutes les directions se découvre à perte de vue une blancheur d’une monotonie fatigante. Je me tiens à une altitude variant de 1.000 à 3.000 mètres.

La banquise présente un aspect complètement différent de celui sous lequel je me la représentais. A la place de grandes plaques de glace unie, longues de plusieurs kilomètres, que je m’attendais à rencontrer, je ne vois qu’un agglomérat de menus glaçons irréguliers, accidenté de crêtes et déchiré de crevasses. Sur un pareil terrain, un atterrissage entraînerait fatalement une catastrophe. Quant aux larges canaux serpentant à travers les champs de glace dont on m’a tant parlé avant le départ, ils se réduisent à d’étroites fentes pareilles à des fêlures, craquelant la croûte rigide étendue sur la mer ; sur un espace aussi étroit, on ne saurait non plus amerir. Donc, nulle part, possibilité de descendre. Je cherche à me réconforter en pensant qu’aux approches du Pôle les « champs » deviendront plus étendus et moins tourmentés. Les heures passent et aucun changement ne se produit dans leur aspect. Malgré cela, et quoique le moteur arrière m’inspire de sérieuses craintes, ma confiance demeure entière. Le vrombissement si parfaitement régulier des Rolls-Royce me rassure. Et j’ai besoin de l’être ; un pilote comprendra le sentiment que j’éprouve.

Que de fois les prophètes de malheur nous ont prédit un froid intolérable pendant le vol ; or, nous ne sommes nullement incommodés par la température, moi tout le premier, quoique, en ma qualité de pilote, je ne puisse prendre aucun mouvement. C’est que, grâce à l’expérience de notre chef en matière de voyage dans l’extrême Nord, notre vestiaire est approprié aux circonstances. J’appréhendais surtout le froid pour les pieds et les mains ; mes craintes furent vaines, nos chaussures, comme nos moufles, nous donnèrent toute satisfaction.

… Depuis huit heures nous tenons l’air. Marchant à raison d’environ 150 kilomètres à l’heure, nous ne devons plus être loin du Pôle. A quelle distance ? cela dépend de la force du vent contraire que nous avons rencontré, en d’autres termes de notre vitesse par rapport au sol. Qu’allons-nous faire ? Sur la banquise pas la moindre possibilité d’atterrir sans risquer le bris de l’appareil, sinon la mort de l’équipage. Pendant que je me livre à ces réflexions peu réconfortantes, Omdal arrive près de moi ; après avoir jeté les yeux sur la glace sous-jacente, il hoche la tête d’un air découragé, lui l’homme de toutes les énergies.

Tout à coup que voyons-nous ? Là-bas quelque chose brille au soleil. Nous regardons attentivement dans cette direction… Aucun doute n’est possible ; c’est une nappe d’eau bleue, crêtée de vagues blanches, la première que nous avons aperçue depuis que nous avons laissé la brume derrière nous. Nous n’en pouvons croire nos yeux. Ayant également aperçu cet étang, le N-25 descend immédiatement dans sa direction. Je suis son mouvement. Quoique divisée par des goulets et par des champs de glace, la nappe est suffisamment étendue pour un amerissage. A l’entour, la banquise est extrêmement accidentée ; à mesure que nous nous en rapprochons, elle paraît de plus en plus bosselée et rugueuse ; impossible par suite d’y atterrir. Dans un virage, je vois le N-25 se poser sur un bras de l’étang. Il me semble trop étroit pour que deux appareils puissent y descendre. En conséquence, je me dirige un peu plus au sud vers un petit bassin. Notre amerissage a lieu dans les meilleures conditions du monde. Après cela, à vitesse très réduite, je me dirige vers le plus grand glaçon du voisinage et m’y amarre. Au cours de cette navigation, le moteur arrière s’arrête dès que j’ai ralenti.

Lorsque nous arrivons au milieu de la glace, quel n’est pas mon étonnement d’apercevoir un phoque barbu ! Curieux comme tous ses pareils, il suit attentivement tous nos mouvements. D’après ce que j’avais entendu dire, je ne m’attendais pas à rencontrer un être vivant à pareille latitude ; de son côté, le phoque paraît non moins étonné que nous ; très certainement jamais auparavant il n’avait vu un aéroplane.

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