En avion vers le pôle nord
CHAPITRE PREMIER
Comment je devins aviateur.
Une première expérience mouvementée. — Le début de l’aviation dans le domaine polaire. — J.-Lincoln Ellsworth, mécène de l’expédition. — La campagne de 1925. — Mes collaborateurs. — Mon programme d’exploration pour 1926.
Le jour où les frères Wright accomplirent leur premier vol inaugure une ère nouvelle dans l’histoire de la civilisation. Dès lors, des possibilités d’un intérêt considérable s’ouvraient à l’homme ; des temps nouveaux s’annonçaient dans tous les domaines, même dans celui si particulier de l’exploration polaire.
Jusque-là, pour pénétrer à travers les banquises de l’océan Arctique en direction du Pôle, deux moyens de locomotion avaient été employés, le navire et le traîneau tiré par des chiens. L’un et l’autre étaient demeurés impuissants devant les obstacles accumulés sur leurs routes. La plupart des bateaux engagés dans la lutte avaient été broyés par les glaces, tandis que les audacieux qui s’étaient aventurés à pied avec des traîneaux chargés de vivres, sur le plancher mouvant de la banquise, avaient toujours dû s’arrêter loin du but, vaincus par les privations et par le froid. Dans ces luttes contre les éléments, quel courage, quelle endurance ces vaillants pionniers ont déployés ! Sans contredit, il n’est pas de plus bel exemple d’abnégation et d’esprit de sacrifice que celui donné par les assaillants du Pôle Nord. Et voici tout à coup qu’une invention merveilleuse semble devoir fournir le moyen de triompher de tous les obstacles qui, jusqu’ici, ont arrêté l’homme dans cette marche à l’Etoile. Un vol de quelques heures et la victoire sera acquise.
L’exploit de Blériot fut pour moi le trait de lumière. Immédiatement, je compris que le temps était proche où l’air deviendrait la voie de pénétration dans le monde polaire ; en imagination, j’entrevis l’avion franchissant avec aisance les immensités blanches qui, jusque-là, avaient arrêté navires et traîneaux. Dans mon rêve, j’envisageais l’océan glacé au milieu duquel se rencontre le Pôle Nord et qu’enveloppe encore presque entièrement un voile de mystère. Si Nansen, le duc des Abruzzes, Peary ont accompli des trouées dans cette vaste solitude frigide, combien immense cependant demeure le domaine de l’inconnu. En poursuivre l’exploration avec les moyens employés jusqu’ici exigerait des années et des années, peut-être sans arriver à un résultat complet. Au contraire, avec un avion… Dès lors, cette idée s’imposa à mon esprit et sa réalisation devint ma grande préoccupation.
Dès 1909, lorsque je me préparais à entreprendre une dérive à travers le bassin arctique, dans le genre de celle effectuée par Nansen en 1893-1896, j’eus, avec un des meilleurs pilotes de l’époque, un entretien sur les possibilités d’emploi de l’aéroplane dans la zone polaire. Mon interlocuteur se déclara prêt à tenter la chance avec moi. Seules des raisons financières me forcèrent à renoncer à ce concours. Je ne le regrette ni pour l’un ni pour l’autre, étant donné l’état de l’aviation à cette époque. Si je rappelle ici cette conversation, c’est uniquement pour prouver que mon projet de survoler l’océan Glacial est ancien, que, par suite, je ne me suis pas approprié les idées des autres, ainsi que j’en ai été accusé. Un grief aussi enfantin, je ne l’aurais certes pas relevé, si souvent la médisance ne trouvait un trop facile accueil.
En 1914, j’achetai mon premier aéroplane, un Farman monté sur ski, dans le dessein de m’en servir pour des reconnaissances autour de mon navire pendant sa dérive à travers le bassin arctique. Dans ma pensée, cet appareil rendrait des services considérables en me permettant d’embrasser d’un seul coup d’œil de très vastes espaces. Me fiant à mon expérience des régions polaires, je ne mettais pas alors en doute la possibilité de rencontrer au milieu de la banquise des espaces suffisamment plans pour les envols et les atterrissages.
Depuis, j’ai appris que sur l’état du terrain explorateurs et aviateurs ont des opinions complètement différentes, qu’un champ de glace que les premiers considèrent comme remarquablement uni est jugé hérissé de saillies par les seconds. Ce premier appareil je n’eus pas l’occasion de l’employer.
Sur ces entrefaites, la déclaration de guerre entraîna la remise de mon expédition. Dans cette circonstance comme dans plusieurs autres, l’obstacle qui me contraignit à m’arrêter devint plus tard la source du succès. Pendant les quatre années que dura la conflagration mondiale, l’aviation réalisa d’énormes progrès. Durant cette période, l’enfant né en 1908 grandit rapidement et apprit à marcher seul.
En 1921, en Amérique, le record de la durée du vol fut porté à vingt-sept heures. L’appareil employé était un monoplan Junker. Fabriqué entièrement en duralumin, ni le froid, ni la chaleur, ni la neige, ni la pluie ne pouvaient lui causer de dommages. Il répondait donc complètement aux exigences de l’exploration polaire. Je me trouvais alors à Seattle, sur les bords du Pacifique, occupé à remettre en état mon navire, le Maud, en vue d’une nouvelle campagne dans l’Arctique. Dès que je connus l’exploit accompli par le Junker, ma résolution fut prise ; à n’importe quel prix, je devais m’en procurer un. Avec cet appareil l’impossible pouvait devenir une réalité ; la porte sur le grand inconnu blanc allait s’ouvrir d’un coup, me semblait-il. Hélas ! encore une fois mes espoirs furent déçus : pendant quelques années encore la porte devait demeurer close.
(Cliché Illustration)
Donc, j’acquis un Junker, et, pour le piloter, fis choix du lieutenant de vaisseau Omdal, de la marine norvégienne. Afin d’apprendre à connaître notre appareil, nous décidâmes d’effectuer, par la voie des airs, le trajet de New-York, où sont installés les établissements Junker, à Seattle, en d’autres termes de traverser les Etats-Unis dans toute leur largeur. Le voyage faillit avoir une issue tragique. Au-dessus de la ville de Marion, en Pensylvanie, une panne de moteur nous obligea à une descente piquée. De l’aventure nous sortîmes indemnes, mais l’appareil fut brisé. L’usine m’en ayant expédié un second par chemin de fer, je pus l’embarquer sur le Maud, ainsi qu’un petit avion de reconnaissance que m’avait remis la célèbre firme américaine Curtiss.
Une fois arrivée sur la côte nord de l’Alaska, l’expédition se partagea en deux groupes. Le Maud fit route dans le nord-ouest pour commencer sa dérive à travers le bassin arctique ; il emmenait le Curtiss destiné à effectuer des raids de rayon limité autour du bateau.
Le Maud se trouvait ainsi outillé à la fois pour l’exploration de l’océan et pour celle de l’atmosphère. Le second groupe, comprenant le lieutenant Omdal et moi, avec le Junker, s’installa sur les bords de la baie Wainwright. De là nous projetions de survoler aussi loin que possible la région inconnue s’étendant en direction du Pôle, au nord de l’Alaska.
Le mauvais temps nous ayant empêché d’accomplir ce programme pendant l’été 1922, nous hivernâmes sur cette côte, et, en mai 1923, nous nous préparâmes à partir. Le premier essai de l’appareil amena un désastre. En touchant le sol au retour, le train d’atterrissage se brisa complètement ; ne possédant aucun moyen de le réparer, nous fûmes contraints à la retraite. Telle fut l’issue de ma première tentative d’exploration aérienne.
Un sort semblable attendait le Curtiss. Il fut détruit à son second atterrissage sur la banquise, ainsi qu’un radio lancé par le Maud nous l’apprit. Les deux reconnaissances qu’il a effectuées paraissent avoir été fort brèves et n’avoir pas permis d’examiner des régions étendues. Quoi qu’il en soit, ce sont les deux premiers vols qui aient été effectués au-dessus des glaces polaires et en même temps les premières expériences révélant les énormes difficultés que présente l’emploi de l’avion dans l’Arctique. Le message relatant les sorties du Curtiss signale notamment l’impossibilité pour le pilote, quand il vole à une certaine hauteur, de se rendre compte de l’état du terrain en vue de l’atterrissage ; alors même qu’il se trouve à une faible altitude, la glace lui paraît unie, alors qu’en réalité elle est hérissée de monticules.
Après ces deux échecs, l’avenir ne me paraissait pas précisément souriant. Revenu à Seattle après ma campagne infructueuse en Alaska, je me trouvai démuni de tout ; mon avoir consistait uniquement en un aéroplane avarié dont personne ne voulait. Je ne perdis pas courage pour cela, et, sans désemparer, travaillai à me procurer un nouvel équipement. La majeure partie de 1924 s’écoula sans obtenir aucun résultat. C’est alors qu’en septembre de cette même année j’offris à la Société norvégienne de Navigation aérienne de collaborer à la mise sur pied de mon projet. Ma proposition ayant reçu un accueil enthousiaste, je convins avec cette association que, pendant qu’elle s’occuperait de recueillir des fonds en Norvège, j’irais en Amérique essayer d’en trouver de mon côté. Après avoir fait des conférences dans plusieurs villes des Etats-Unis, un matin j’étais occupé à calculer combien de temps encore je devrais me livrer à cet exercice oratoire pour réunir les capitaux nécessaires à désintéresser mes créanciers et à monter une nouvelle expédition. Pas précisément encourageant, le résultat : seulement, dans cinquante-huit ans, alors que j’aurai 110 ans, je disposerai d’une somme suffisante. L’imprévu me sauva. A la suite de mes opérations arithmétiques, j’étais plongé dans des réflexions assez tristes, lorsque, soudain, retentit un appel du téléphone. Je prends l’écouteur :
— C’est bien au capitaine Roald Amundsen que j’ai l’avantage de parler ?
— Oui.
— Ici, Lincoln Ellsworth.
C’est ainsi que j’entrai en rapport avec l’homme auquel je dois d’avoir pu mettre à exécution mon programme.
En exprimant ma gratitude à mon collaborateur et ami américain, je ne crois pas diminuer le rôle de la Société norvégienne de Navigation aérienne dans la préparation de mon entreprise ; à elle aussi toute ma reconnaissance demeure acquise pour son concours si utile. A son président, le Dr Rolf Thommesen, et à deux membres de son comité directeur, le Dr Arnold Ræstad[3] et le major Sverre[4], je dois des obligations toutes particulières. Grâce à leurs efforts énergiques, grâce également à l’appui du gouvernement norvégien, ils réussirent à assurer l’organisation matérielle de l’expédition pendant mon séjour aux Etats-Unis qui se prolongea durant tout l’hiver 1924-1925.
[3] Ancien ministre des Affaires étrangères de Norvège.
[4] Ancien attaché militaire à la Légation de Norvège à Paris.
Je confiai au lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen, de la marine nationale norvégienne, la direction des services techniques. Ayant été mon collaborateur dévoué en 1924, il était au courant de cette lourde tâche. Avec quelle satisfaction et quelle confiance en lui je lui câblais que je disposais de 85.000 dollars, subvention personnelle de James W. Ellsworth[5], et que je le priais en conséquence de commander deux aéroplanes[6].
[5] Père de M. Lincoln Ellsworth.
[6] M. James W. Ellsworth, père de M. Lincoln Ellsworth, est mort pendant le cours de l’expédition, sans avoir pu jouir du triomphe de son fils.
La réputation de Riiser-Larsen comme aviateur est si bien établie dans notre pays qu’il est oiseux de faire l’éloge de sa maîtrise. Outre ses qualités professionnelles, il en possède une bonne douzaine d’autres non moins précieuses qui le rendaient tout à fait digne du poste que je lui assignai. Pour un chef, c’est une singulière bonne fortune de pouvoir se reposer sur un tel second ; un pareil collaborateur aplanit toutes les difficultés, quelques nombreuses qu’elles soient.
Mes deux autres auxiliaires de premier plan ont été le lieutenant de vaisseau Leif Dietrichson, également de la marine nationale norvégienne, et le lieutenant-aviateur Omdal, déjà nommé. Tous deux, ayant également participé aux préparatifs de l’expédition avortée de l’an dernier, connaissaient, comme Riiser-Larsen, la besogne leur incombant. Dietrichson est, lui aussi, un pilote aussi habile qu’expérimenté ; le récit du voyage mettra en relief son courage et son esprit de décision ; donc inutile d’en dire plus long à son sujet. Omdal se distingue par une rare volonté et une énergie indomptables. Indifférent à la mauvaise fortune, il ne se courbe devant aucun échec. Après avoir été mon compagnon d’infortune dans mes deux tentatives de 1923 et 1924, on aurait pu croire qu’il eût été peu désireux de continuer à me prêter son concours. Pas du tout. Omdal ne cède jamais : « Tant que vous n’aurez pas triomphé, je resterai à vos côtés », me répondit-il un jour où je lui parlais de mes déceptions. Avec trois hommes de cette trempe, la préparation technique était en bonnes mains.
Maintenant, deux mots sur notre programme. Je me proposais de pénétrer aussi loin que possible dans la zone arctique, entre le Spitzberg et l’Alaska. Que renferme cet immense espace ? Les explorations de Nansen, du duc des Abruzzes, de Peary autorisent à penser qu’il est occupé par un océan couvert de banquises en dérive. A cet égard, toutefois, aucune certitude ; or, la science actuelle en exige ; un vol de quelques heures au-dessus de cette région aurait précisément pour résultat de fournir les précisions nécessaires. Nous n’envisagions guère la possibilité de parvenir jusqu’au Pôle même, le rayon d’action de nos appareils étant trop faible pour un aussi long voyage. D’ailleurs, je n’attachais qu’un médiocre intérêt à atteindre le sommet boréal de l’axe de rotation du globe, ayant toujours été persuadé que Peary y était déjà parvenu.
D’autre part, j’espérais, au cours du vol envisagé, exécuter des observations météorologiques intéressantes.
Enfin, l’expédition devait me permettre d’acquérir une expérience très utile au cas où j’entreprendrais plus tard le raid que je projette depuis longtemps entre le Spitzberg et l’Alaska, ou si d’autres tentaient cette aventure. Je le déclare hautement ; je souhaite ardemment que notre campagne de cette année puisse servir à des confrères. Je ne suis pas de ces explorateurs qui considèrent l’océan Glacial comme un terrain de chasse réservé à leur usage exclusif. Mon sentiment est tout différent. Dans mon opinion, plus nombreux sont les pionniers partant à la conquête de l’inconnu, plus importants seront les résultats, surtout si les attaques sont simultanées et dirigées vers le même point. La concurrence est la source du progrès. Un exemple : un aviateur fait connaître son intention de survoler de part en part le bassin arctique, en raison d’incidents imprévus, il ne peut accomplir son programme. Est-ce que, tant qu’il vivra, d’autres n’auront pas le droit d’essayer de le réaliser ? Pareille prétention me paraît absurde en même temps que peu conforme à l’esprit sportif qui doit régner en pareille matière. « Qui arrive le premier au moulin moud le premier », dit un vieux proverbe norvégien.
Pendant l’été 1926, je me propose de traverser le bassin arctique, du Spitzberg à l’Alaska, par la voie des airs. Ce projet, je l’annonce, non pas pour me réserver l’exclusivité de son exécution, mais, au contraire, dans l’espoir que d’autres seront tentés de suivre mon exemple. Les enseignements que j’ai recueillis en 1925, je les mets avec plaisir à leur disposition. Dans un radio expédié en septembre 1924 par le Maud, captif dans la banquise, le Dr Sverdrup explique que, d’après les observations de marée très nombreuses qu’il a effectuées pendant ses campagnes dans l’océan Glacial de Sibérie, il ne croit guère à l’existence d’une terre au nord de l’Alaska. Ma confiance en ce collaborateur est très grande ; je le considère comme un excellent observateur et un esprit critique fort avisé. Il n’en reste pas moins que son opinion repose uniquement sur des raisonnements. Or, en géographie, seule la vision d’un pays donne la certitude.
Le nouveau raid que je prépare ne sera donc pas dépourvu d’intérêt scientifique[7].
[7] Ce voyage sera exécuté non plus en avion, mais en dirigeable. A cet effet, Amundsen a acquis un semi-rigide en service dans la marine italienne. Le départ sera pris au Spitzberg, sur les bords de la baie du Roi, où un hangar va être construit pour permettre à l’aéronef d’attendre en sécurité des circonstances atmosphériques favorables. (Note du traducteur.)