En avion vers le pôle nord
CHAPITRE PREMIER
L’attente.
A l’extrémité nord-ouest du Spitzberg. — Premières préoccupations. — Aventures de chasseurs norvégiens dans l’Arctique. — Soleil et brume.
21 mai. — Baie du Roi. — A 17 h. 15 le N-25 descend sur la glace ; un instant après le N-24 suit ; sept minutes plus tard les deux avions ont disparu de l’horizon.
Si, au cours de leur vol le long de la côte ouest du Spitzberg, les appareils ne fonctionnent pas à la convenance des pilotes, ils reviendront à la baie du Roi. De même, si pendant cette partie du voyage un des deux avions est forcé de descendre, l’autre fera immédiatement demi-tour pour aller avertir les navires mouillés à la baie du Roi de se porter au secours de l’unité en panne. Aussi avec quelle anxiété les membres de l’expédition demeurés à Ny Aalesund épient l’horizon… Dix-neuf heures…, vingt heures… aucun vrombissement ; le voyage jusqu’à l’île des Danois s’est donc effectué sans incident.
Conformément aux instructions laissées par Amundsen, dans la nuit, le Farm et le Hobby appareillent à destination de l’extrémité nord-ouest du Spitzberg, afin de recueillir les aviateurs, en cas de panne. Le 23, durant l’après-midi, nous jetons l’ancre à Port-Virgo, le mouillage de l’île des Danois, qui fut le théâtre de l’audacieuse tentative de l’infortuné Andrée, en 1897. Nuit et jour nous veillons attentivement.
23 mai. — Le Hobby croise devant la côte nord. En direction de l’est, les glaces ont mauvaise apparence ; à perte de vue, elles s’étendent en masses compactes.
24 mai. — Au dire des météorologistes le beau temps persiste dans le bassin polaire, et il n’y a lieu d’avoir aucune inquiétude sur le sort des aviateurs. Trois jours se sont écoulés depuis leur départ. Même les plus flegmatiques d’entre nous s’attendent à chaque instant à apercevoir les avions dans le ciel. Tous nous demeurons certains du succès ; un léger doute semble pourtant naître chez quelques-uns. On discute les éventualités qui ont pu se présenter, comme les difficultés que les explorateurs ont dû rencontrer.
28 mai. — Aujourd’hui une semaine depuis l’envol. Amundsen nous a averti de ne pas nous alarmer avant le 4 juin. Si nous ne sommes pas encore inquiets, en revanche nous ne croyons plus guère au retour de l’expédition par la voie des airs.
Ce soir, grand conseil. Par T. S. F., la Société norvégienne de Navigation aérienne nous avise du projet d’envoyer deux hydravions de la marine nationale patrouiller le long de la lisière de la grande banquise polaire devant la côte nord du Spitzberg, et nous demande notre opinion à ce sujet. Cette banquise est précédée vers le sud de « champs » hérissés de crêtes de glace. Une reconnaissance aérienne de cette région présente par suite des risques sérieux. Si au cours de cette opération un appareil éprouve une panne, il se brisera certainement à la descente, et son équipage ne sortira pas sans dommage de l’aventure. Par contre, des patrouilles d’avions exerceront une surveillance beaucoup plus efficace que des navires. Un message exposant la situation est envoyé à Oslo.
29 mai. — Temps bouché. Le Farm part charbonner à la baie du Roi, tandis que le Hobby fait des routes diverses à la lisière du pack[40] polaire.
31 mai. — Baie du Roi. — Plusieurs membres de l’expédition, dont les météorologistes, nous quittent pour rentrer en Norvège ; nous autres retournons avec le Farm continuer la faction à la pointe nord-ouest du Spitzberg.
1er juin. — De nouveau à Port-Virgo, où nous retrouvons le Hobby. Nous avons perdu l’espoir de voir revenir Amundsen en avion. Reverrons-nous même ces audacieux explorateurs ? Que sont-ils devenus ? Deux hypothèses sont plausibles. A l’atterrissage les deux appareils ont été brisés ; dans ce cas, nos amis se dirigent à pied vers le cap Columbia (terre de Grant), pour de là s’acheminer vers Thulé, près du cap York, la station danoise la plus septentrionale de la côte ouest du Groenland. Un trajet de 1.600 kilomètres en majeure partie sur la glace ; le seul énoncé de cette distance fait passer un frisson d’inquiétude, étant donné l’équipement rudimentaire de la petite troupe. La seconde hypothèse est une panne d’essence au retour ; si pareil accident est survenu, les aviateurs battent en retraite à travers la banquise située au nord du Spitzberg, en direction de la terre du Nord-Est. Dans ce secteur, si la retraite présente également de très grands dangers, elle offre toutefois des chances de salut. Jusqu’à une époque avancée de la saison, des chasseurs de phoques norvégiens croisent dans ces parages. Nos amis pourront donc être recueillis.
2 juin. — Port-Virgo. — Ces terres extrêmes du monde ont été le théâtre de maints drames émouvants. Il y a une vingtaine d’années, deux trappeurs norvégiens, hivernant à Port-Virgo, se dirigèrent, au cours d’une expédition, vers un îlot voisin. On était en mai ; à cette époque la glace avait déjà été entamée par la fusion ; aussi bien, dès que l’un des chasseurs s’engagea sur la nappe unissant l’îlot à la terre principale, elle se rompit sous son poids, et le malheureux disparut instantanément, emporté par les glaçons en débâcle. Son compagnon vécut ensuite solitaire pendant deux mois et demi au milieu de cet effroyable désert. Il avait d’ailleurs l’habitude de cette vie cénobitique, et cela même dans des conditions macabres. Quelques années auparavant, passant l’hiver à la terre François-Joseph, ce trappeur garda le corps de son unique compagnon, mort du scorbut, sur l’étroite couchette de leur misérable hutte, afin de le soustraire à la dent des ours. Pendant plusieurs mois il dormit à côté du cadavre !
3 juin. — Port-Virgo. — Ces jours derniers le temps a été très beau ; les aviateurs n’auraient éprouvé aucune difficulté à trouver le Spitzberg dont les hautes montagnes sont visibles de fort loin. Aujourd’hui, changement de décor. La brume polaire, lourde, impénétrable ! Impossible de distinguer la côte dont nous ne sommes éloignés que de 200 mètres.
4 juin. — Quatorze jours depuis le départ des avions ! D’après les instructions laissées par Amundsen, la garde que nous montons à l’île des Danois prend fin ; désormais, pendant quatre semaines, à partir de demain, nous croiserons sur la côte nord du Spitzberg le long de la grande banquise polaire. La mince coque en tôle du Farm crèverait au premier contact un peu rude avec les glaces ; dans ces conditions, cette unité patrouillera dans la partie ouest de la côte, moins encombrée, pendant que le Hobby, construit en bois, par suite capable d’affronter des collisions sans risques d’avarie, poussera jusqu’à la terre du Nord-Est, si possible.
La première croisière durera quatre jours ; le 9 juin, les navires se retrouveront à Port-Virgo. J’embarque sur le Hobby avec Mr Berge, photographe de l’expédition, et Mr Wharton, correspondant américain.