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En avion vers le pôle nord

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CHAPITRE V
Le retour au Spitzberg.

Vers la terre du Nord-Est. — Route au compas. — Vue de la banquise. — Un vol émotionnant. — Les premières îles du Spitzberg. — Nous touchons la terre ferme. — Rencontre d’un voilier. — Retour à la baie du Roi. — La rentrée en Norvège.

Les nuages sont très bas ; dans ces conditions, pendant deux heures, nous volons à une hauteur ne dépassant pas 50 mètres.

L’aspect du ciel nous fait croire un instant à l’existence de nappes d’eau libre dans ces parages. Pure illusion, nulle part la moindre flaque liquide ; rien qu’un entassement indescriptible de glaçons. Très certainement le champ de neige sur laquelle le N-25 a pris son départ est le seul espace à peu près plan existant sur des centaines de kilomètres à la ronde.

Un suprême adieu au N-24, désormais abandonné aux vicissitudes des courants marins et des convulsions de la banquise.

Les moteurs fonctionnent régulièrement ; nous sommes donc pleins d’espoir dans l’issue du voyage. Les compas solaires marchent, eux aussi, parfaitement ; dès que le soleil se montrera, ils fourniront de précieuses indications. Les compteurs de dérive et de vitesse sont également en place. Comme à l’aller, Riiser-Larsen tient le volant du poste de commande, toujours avec le même flegme imperturbable et la même résolution. Le poste d’observateur est occupé par Dietrichson, en qui j’ai la confiance la plus complète, et les moteurs surveillés par deux mécaniciens de choix. Pendant toute la durée du vol, Ellsworth prendra des observations météorologiques et des photographies. Oisif, je regarde attentivement ce qui se passe autour de moi ; à l’aller, je n’avais pu le faire, absorbé que j’étais par mes fonctions d’observateur.

Nous faisons route vers le cap Nord de la terre du Nord-Est, la partie la plus septentrionale du Spitzberg. Pendant les deux premières heures, nous nous dirigeons exclusivement d’après le compas ; contrairement à ce que l’on croyait, l’emploi de la boussole est possible sous ces hautes latitudes. A cet égard, notre expérience est concluante ; lorsque le soleil parut, ses rayons vinrent exactement frapper le périscope du compas solaire, preuve éclatante, — c’est le cas de le dire, — de l’excellente tenue de notre route.

Pendant trois heures, bonne visibilité ; après cela, brume épaisse. Montant à 200 mètres, nous naviguons au-dessus de cette mer de nuages dans un ciel resplendissant. Nous pouvons, par suite, employer le compas solaire et prendre des comparaisons avec le compas ordinaire.

Plus loin, la brume disparaît. Comme dans la région survolée à l’aller, la banquise est constituée de glaçons de faible étendue, entourés d’entassements de blocs. Nulle part les chaînes de monticules n’affectent une orientation définie ; partout un chaos de glaçons amoncelés, enchevêtrés. L’eau libre est aussi rare qu’il y a un mois ; nulle part un canal atteignant une certaine étendue ; seuls quelques étangs sont visibles.

Par 82° de latitude nord, de nouveau la brume. Pendant quelque temps, nous essayons de voler en dessous de ce plafond. Les personnes friandes d’émotions trouveraient largement leur compte dans cette manœuvre audacieuse. Le nuage descend de plus en plus bas, jusqu’à toucher, pour ainsi dire, le sommet des crêtes de glace. Rasant ces monticules à la vitesse de 120 kilomètres, nous éprouvons alors, pour la première fois, la sensation de voler.

Lorsque l’on navigue à une grande hauteur, on n’a pas l’impression de la vitesse ; on croit, au contraire, marcher lentement. Il me semble, à plusieurs reprises, que nous allons heurter le sommet des glaçons. Non, nous les passons sans encombre. En tout cas, l’espace entre l’avion et ces blocs ne doit pas être grand.

Finalement, la situation devient extrêmement dangereuse. Brume et banquise se confondent dans une même grisaille ; le pilote ne peut plus distinguer quoi que ce soit. D’autre part, le Spitzberg ne doit pas être loin. A marcher ainsi à l’aveuglette, nous risquons d’aller nous aplatir contre quelque falaise que nous n’aurons pas aperçue à temps. Dans ces conditions, montons au-dessus des nuages.

A l’altitude de 100 mètres, soleil éblouissant.

Maintenant, la brume commence à se dissiper ; elle se morcelle en larges franges, et, par ses déchirures, la banquise devient visible ; pas précisément engageante comme terrain d’atterrissage ! Un agglomérat de petits glaçons séparés par d’étroites flaques d’eau. Si, brusquement, une descente devenait nécessaire, ce serait, à n’en pas douter, la mort certaine. Au premier contact avec ce chaos de blocs, l’appareil serait brisé et nous en même temps.

… Le plafond gris se lève de plus en plus ; bientôt il s’efface complètement sous le souffle d’un vent de sud. Dans cette direction, les nuées demeurent accumulées au loin, mais, là aussi, elles commencent à bouger ; des pans s’en détachent pour former de petits nuages qui filent dans la brise.

Mais où est le Spitzberg ? Notre étonnement est grand de ne pas l’avoir déjà aperçu. Notre route serait-elle entachée d’une telle erreur, que nous serions passés, soit dans l’ouest, soit dans l’est de l’archipel ? Tant et tant de fois on m’a affirmé que dans ces parages les indications de l’aiguille aimantée sont complètement fausses que je commence à le croire. Et, pourtant, le compas solaire prouve l’exactitude des directions données par la boussole. Non, en vérité, mon inquiétude est injustifiée ; en dépit des raisonnements que je me tiens, je garde cependant un doute angoissant. Il demeure, en tout cas, certain que la terre devrait être en vue et que nous ne l’apercevons pas. Cette situation me préoccupe d’autant plus que notre provision d’essence approche rapidement de sa fin.

… Soudain, une énorme calotte de brume se disperse, découvrant une haute montagne baignée de lumière. Le Spitzberg, enfin !! Très loin dans le nord, des îles, évidemment les Sept-Iles, et, dans l’ouest, une longue ligne de côtes. Que ce soit le Spitzberg ou non, peu importe. La terre ferme se trouve là devant nous ; c’est l’essentiel. Au nord-ouest de l’archipel en vue s’étend une large bande sombre : la mer, la mer libre !! Quel soulagement ! Voir la mer et la terre, et plus un seul glaçon !

A partir de ce moment, changement de route. Riiser-Larsen s’éloigne de la région montagneuse pour incliner vers la nappe d’eau que nous apercevons dans l’ouest. Une décision judicieuse de sa part ; je serai tenté de dire un simple réflexe de l’instinct chez ce pilote incomparable. Peut-être a-t-il pris ce parti, parce que la commande des ailerons de gauchissement ne lui semble plus agir à sa convenance. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas dix minutes que nous volions au-dessus de l’eau que, brusquement, cette commande était coincée. Une descente immédiate devient nécessaire.

Un coup de vent soufflant d’un large golfe que, plus tard, nous reconnûmes être l’Hinlopen Strait, creuse la mer. Néanmoins, grâce à la maîtrise de Riiser-Larsen, l’amerissage a lieu sans incident. Afin que l’appareil lève le nez le plus possible, nous nous portons tous à l’arrière, à l’exception du pilote qui demeure naturellement à son poste. Sur ces grosses lames, la manœuvre exige du sang-froid et une grande habileté. Si, à l’arrière, nous sommes au sec, il n’en va pas de même de Riiser-Larsen. Brisant avec force sur l’appareil, les vagues couvrent d’eau notre ami. Novice dans cette navigation, je m’attends à toute minute à ce que nous soyons envoyés par le fond. Seulement, une heure après l’amerissage, soit à 20 heures, nous arrivons près de terre, dans un golfe encombré de bancs. Le débarquement n’est pas des plus faciles, heureusement, une nappe de glace adhérente au rivage nous offre le moyen de gagner la côte.

… Le vent est tombé, un gai soleil luit ; au milieu des grosses pierres accumulées sur la rive, il donne même une sensation de chaleur. Des mousses étalent leur jeune fraîcheur, des ruisseaux dégringolant de la montagne chantent, des vols d’oiseaux jettent des cris joyeux ; l’éveil printanier de la nature arctique ; une impression aiguë de grandeur et de vie. Nous n’avons pas besoin d’une église pour prier Dieu Tout-Puissant et lui adresser une fervente action de grâces. Cette nature sublime qu’il a créée est le plus magnifique des temples où nous puissions le remercier de sa miséricorde. Maintenant, sous une lumière chatoyante, la mer luit, plate, inerte, ponctuée par les grandes taches blanches de gros glaçons échoués. Devant ce paysage empli de paix et de sérénité, une douce émotion nous étreint.

L’appareil ayant été amarré à un bloc de glace autour duquel il peut éviter sans danger, tous nous débarquons. Deux tâches doivent immédiatement nous occuper : d’abord déterminer notre position, puis préparer un repas. Depuis le chocolat et les trois biscuits avalés ce matin à 8 heures, nous sommes à jeun. Tandis que Dietrichson prend des hauteurs solaires, nous veillons la popotte. Le menu du dîner ne sera pas plus copieux que celui du déjeuner ; le régime des restrictions s’impose toujours.

Quel plaisir nous ressentons à nous promener sur la plage, le terrain n’est pourtant guère propice à la marche ; rien que des tas de grosses pierres, mais qu’importe ! Nous redevenons de vrais enfants. La grève est toute parsemée de bois flotté[25] ; le combustible ne nous manquera pas si nous nous trouvons contraints à un long séjour sur les bords de cette baie. Nos réservoirs ne contiennent plus que 90 litres d’essence ; il est, par suite, nécessaire de la ménager.

[25] Des bois de Sibérie entraînés par les courants marins et rejetés ensuite sur les côtes des terres polaires. (Note du traducteur.)

Au moment où Omdal, qui, soit dit en passant, a, pendant tout le voyage, rempli les fonctions de cuisinier, va allumer le réchaud, un cri de joie retentit : « Une voile ! » Riiser-Larsen a aperçu un petit « phoquier »[26] manœuvrant pour doubler la pointe est de notre baie. En vérité, si longtemps la chance nous a été contraire, maintenant, elle nous comble de ses faveurs.

[26] Chaque été des bateaux de 30 à 40 tonnes montés par une dizaine d’hommes partent des ports de la Norvège septentrionale pour aller chasser le phoque, l’ours blanc, le morse au Spitzberg, à la Nouvelle-Zemble ou à la côte est du Groenland. (Note du traducteur.)

Il est 21 heures. Dietrichson a terminé le calcul de ses observations ; le résultat nous place tout près du cap Nord de la terre du Nord-Est, précisément le point de la côte du Spitzberg vers lequel nous avions fait route. Si le pilote a conduit l’avion avec une maîtrise incomparable, l’officier chargé de la navigation mérite, lui aussi, de non moindres éloges pour avoir tenu le cap indiqué avec autant de précision.

… Le voilier se dirige vers le large, évidemment il ne nous a pas aperçus. Il marche très vite ; sans aucun doute, il est muni d’un moteur.

Que faire ? nous demandons-nous, nous autres débutants en matière de navigation aérienne, et qui, par suite, n’avons pas l’habitude des décisions rapides qu’elle comporte. Que faire ? interroge Riiser-Larsen. « Embarquez toujours, vous le verrez ensuite. » En hâte, nous rassemblons les ustensiles de cuisine et reprenons place dans l’appareil ; le moteur est mis en marche et nous voici lancés à la poursuite du bateau. Fendant la mer à toute vitesse, quelques minutes plus tard, nous stoppions le long de son bord.

C’est le cutter Sjöliv, du Balsfjord[27], capitaine Nils Vollan. Il met à la mer un canot ramé par deux matelots. Capitaine et équipage montrent d’abord une certaine défiance à la vue de notre troupe barbue et noire de crasse, mais cela dure peu. M’étant tourné de leur côté, ils me reconnaissent ; aussitôt, à leur réserve succède une cordialité agissante.

[27] Fjord voisin de Tromsö (Norvège septentrionale). (Note du traducteur.)

Notre provision d’essence étant presque épuisée, je demande à Vollan de nous remorquer jusqu’à la baie du Roi. Il accepte immédiatement ; ce brave marin nous remorquerait jusqu’en Chine, si je l’en priais. Quelle joie cet excellent homme manifeste en nous recevant à son bord, et quelle franche hospitalité il nous offre.

Dès que des amarres ont été frappées sur le N-25, nous montons à bord du Sjöliv.

Maintenant l’expédition se trouve terminée, et bien terminée. Nous nous serrons alors les mains avec émotion, sans dire mot. La chaleur de l’étreinte exprime mieux que la parole les sentiments de reconnaissance que nous éprouvons les uns à l’égard des autres.

Le capitaine nous invite à descendre dans sa cabine ; elle n’est pas grande, deux mètres carrés environ ; après quatre semaines passées sur la banquise, combien cependant elle nous semble confortable. Préoccupé de nous recevoir du mieux qu’il peut, cet excellent homme nous abandonne son propre domaine. Les deux cadres de la cabine sont suffisamment spacieux pour que quatre d’entre nous puissent y dormir. Nos deux autres camarades s’installeront dans le poste de l’équipage.

«  — Une tasse de café ? nous demande Vollan.

«  — Oh ! oui, volontiers, et ensuite une bonne pipe ! »

Notre provision de tabac étant épuisée depuis plusieurs jours, la privation de fumer nous était particulièrement pénible.

Après le café, des œufs sur le plat, des beefsteaks de phoque. Nous engloutissons tout, bien qu’auparavant nous nous fussions promis de nous tenir sur la réserve, lorsque nous retrouverions l’abondance. Après notre diète prolongée, cela eût été prudent.

LE SPITZBERG. — Face à l’océan Glacial arctique, le cap Nord près duquel Amundsen amérit, au retour de son envol vers le Pôle.

Au début, le remorquage de l’avion s’opère dans d’excellentes conditions. Plus avant dans la nuit, la brise fraîchit ; par moment, elle tombe des montagnes en rafales furieuses. Avant l’Hinlopen Strait, fouettée par ces coups de vent, la mer devient si grosse que le Sjöliv doit aller mouiller sous la côte. Seulement à 5 h. ½ du matin, après avoir absorbé je ne sais combien de soupers, nous songeons à prendre un peu de repos.

A 11 heures, de nouveau nous sommes debout. Des rafales descendent toujours des montagnes et l’ancrage est mauvais. Nous faisons alors route vers la baie la plus proche. Si nous y découvrons un emplacement offrant toute sécurité, nous y laisserons le N-25 et partirons pour la baie du Roi. Très certainement le Hobby ou quelque autre vapeur nous attend dans ce dernier fjord ; il nous ramènera ensuite vers notre avion, et par la voie des airs nous rallierons notre base de départ.

La baie la plus proche est la Brandewijnsbay, la baie de l’Eau-de-vie. Sur nos lèvres, ce nom fait naître un sourire : « Est-il licite d’entrer dans un mouillage portant semblable appellation ? nous demandons-nous[28]. »

[28] Allusion au régime sec en vigueur en Norvège depuis plusieurs années et qui soulève de nombreuses protestations dans le pays.

A son extrémité supérieure, la baie en question est encore garnie d’une solide banquette de glace adhérente à la terre. Nous hissons dessus l’avion ; il sera là complètement à l’abri, et, à 20 heures, nous appareillons pour la baie du Roi.

Les deux avions sur la banquise à 254 kilomètres du Pôle.

La traversée de l’Hinlopen Strait fut mouvementée ; la mer était grosse et le Sjöliv s’en donna à cœur joie de rouler et de tanguer.

17 juin. — Toute la journée, longé la côte nord du Spitzberg. Un soleil resplendissant, chaud même, un véritable temps d’été. Rencontré plusieurs « phoquiers ». Nous les hélons pour avoir des nouvelles du Hobby ; aucun n’a rencontré notre bateau.

En passant devant le port Virgo, le Sjöliv hisse son grand pavois. Par cette manifestation nous voulons rendre hommage à la mémoire d’Andrée, l’audacieux qui, le premier, en 1897 tenta de pénétrer dans l’inconnu de l’océan Glacial par la voie des airs. Nul plus que nous n’est qualifié pour glorifier ce héros. Devant le rivage, témoin de son téméraire départ, nos pavillons sont abaissés en signe de respect.

A 23 heures, nous doublons le cap Mitra. La baie du Roi s’étend là devant nous. La vue de ce paysage ami nous cause un sentiment d’intense satisfaction. La glace a complètement disparu, et, sur les eaux libres du fjord des troupes d’oiseaux s’ébattent joyeusement au soleil. A mesure que le Sjöliv pénètre dans la baie, l’attente grandit parmi nous.

« Le Hobby est-il au mouillage ?

« Non, répond le capitaine installé dans le nid de corbeau[29] pour mieux voir. Il n’y a qu’un charbonnier à quai. »

[29] Tonne vide placée au sommet du grand mât des navires naviguant dans les mers encombrées de glace. Installé dans ce poste commandant un horizon, le capitaine peut distinguer les canaux ouverts au milieu de la banquise et par suite diriger la marche de son bateau.

Nous continuons à avancer. Mes camarades grimpent à leur tour dans la mâture. « Oui, le Hobby est là, crie l’un d’eux, et, à côté, le Heimdal[30]. »

[30] Navire de guerre norvégien.

Arrivés un peu plus loin, nous apercevons deux hydravions, deux Hansa-Brandenburg, parés pour prendre l’air.

Pourquoi cette assemblée de navires et d’appareils ? Les hydravions ont été sans doute envoyés ici pour exécuter le lever de la côte nord du Spitzberg, projet dont il était question avant notre départ. Pas un instant l’idée ne nous vient que cette escadrille a été mobilisée, afin de nous rechercher.

… Nous approchons. Des bateaux au mouillage les jumelles sont braquées sur le nouvel arrivant. Personne ne soupçonne notre présence à son bord. Passant à portée de voix du Hobby, l’un de nous, apercevant un ami à bord, le hèle : « Dis donc, cela va bien chez toi ? »

Du coup, on nous reconnaît, et les cris de joie et les hurrahs d’éclater. Le Sjöliv stoppe, puis vient le long du Hobby. Quelle réception nous est faite ! On rit, on pleure, on s’embrasse. Bon Dieu ! est-ce bien vous ? Nos amis n’osent en croire leurs yeux ; ils nous content leur longue attente, leur poignante anxiété ; jamais ils n’avaient cru à un désastre, mais au fond du cœur ils en avaient l’appréhension. Et voici que tout à coup nous revenons. Les morts sont ressuscités !

Dès que nous avons pris terre, nous sommes entourés et chaudement félicités. Les membres de l’expédition demeurés à la baie du Roi, ainsi que les officiers du Heimdal et ceux des hydravions expriment en termes touchants leur joie de nous revoir. Puis arrive le bon Knutsen, le directeur du charbonnage. Lorsque nous nous retrouvons face à face, une poignante émotion nous saisit l’un et l’autre. Pas un jour, pas une heure même pendant notre absence, cet excellent ami n’a cessé de penser à nous ; chaque matin, comme chaque soir, il épiait l’horizon, guettant notre retour.

Aussitôt débarqués, nous devons passer et repasser devant l’objectif. On veut conserver l’image de nos visages amaigris, recouverts d’une épaisse couche de crasse qu’encadre une barbe de plus d’un mois.

Après cela, nous nous dirigeons vers les bâtiments de la mine où nous avons passé des jours inoubliables avant le départ. C’est comme un rêve enchanteur de revoir ces maisons hospitalières. Sur la banquise, que de fois n’avons-nous pas évoqué leur souvenir. Ah ! quand nous serons de retour à la baie du Roi, on ne s’en fera plus et on pourra manger à sa faim, disions-nous. Ce jour est enfin arrivé. Voici la salle qui nous est si familière ; voici sa table chargée d’un tas de bonnes choses appétissantes. Est-ce possible ? Aurons-nous la liberté de manger tout cela ? Ne serons-nous pas obligés de compter les biscuits que nous avalerons ? Non, la dure existence au milieu des glaces est finie ; elle appartient à un passé déjà lointain.

Au moment de notre entrée dans la pièce, des salves retentissent au dehors ; tous, d’un même élan, les larmes aux yeux, nous entonnons alors le chant si cher à nos cœurs, l’hymne national. Que Dieu bénisse notre patrie ! Notre beau pays aimé ! Avec joie nous serons toujours prêts à te sacrifier nos vies comme nos biens.

Dans la matinée nous procédons à notre transformation en civilisés. D’abord un bon bain de vapeur, puis tonte générale. Combien nous avons maigri pendant ces quatre semaines de labeur épuisant, la cravate de Riiser-Larsen en fournit la démonstration. Avant le départ, elle serrait notre ami tant soit peu ; aujourd’hui elle est si longue qu’elle peut faire deux tours de cou.

A quelle heure nous nous couchons ce jour-là, je ne m’en souviens pas. Le lendemain, lorsque je me réveille, mes yeux s’ouvrent sur une de ces scènes prenantes qui demeurent gravées dans la mémoire. Sur une éminence, devant la maison, le pavillon national flotte au souffle d’une légère brise d’été ! Un chaud soleil flambe, couvrant de rutilances les glaciers environnants. Les oiseaux remplissent l’air de leurs chants, de jolies petites fleurs éclairent le mamelon voisin de leurs couleurs éclatantes, tandis que sur les bateaux mouillés en rade, le grand pavois claque gaîment au vent. Toute la nature est emplie d’un air de fête. Devant ce spectacle d’une beauté impressionnante dans son calme joyeux, je me frotte les yeux, me demandant si je suis bien réveillé. J’ai l’impression de vivre un songe merveilleux.

Le 20 juin, à 2 heures du matin, le Heimdal part avec les aviateurs, les mécaniciens, le photographe, pour aller chercher le N-25 dans la Brandewijnbay. Le lendemain, à 8 heures du soir, l’expédition ramène l’appareil en parfait état.

A partir de ce moment nous sommes en vacances. Comme elles sont les bienvenues ! Comme elles semblent agréables après la rude existence menée ces dernières semaines et les lourdes préoccupations avant le départ ! Je ressens la même joie que lorsque, enfant, je m’échappais vers la campagne à la fin de l’année scolaire.

Tous les jours la T. S. F. nous apporte des félicitations du monde entier. Les premiers, le roi et la reine de Norvège nous adressent un message ; puis arrivent des dépêches du prince héritier, du Storting[31] du cabinet norvégien, de toutes les villes du royaume, de nombre de communes et de sociétés, de tous les ministres étrangers accrédités à Oslo. Le roi de Grande-Bretagne nous envoie également un télégramme.

[31] Parlement norvégien.

La Saint-Jean est fêtée, suivant la tradition, par un feu de joie, des chants et des danses.

La veille, le Hobby était parti pour rallier son port d’attache. En voyant s’éloigner ce bateau, nous avons l’impression de quitter un vieux camarade ; il nous a rendu de si grands services ! Deux jours plus tard nous prenons à notre tour la route du sud, à bord d’un charbonnier, l’Albr.-W.-Selmer. Le N-25 est installé sur la partie avant du pont et les deux appareils de la marine royale sur la partie arrière. Leurs ailes dépassent les pavois de chaque côté, donnant au navire un aspect singulier ; il a l’air d’un être étrange, tenant à la fois de l’oiseau et du poisson.

A 11 heures du soir l’Albr.-W.-Selmer sort de la baie par un temps éblouissant. Le soleil de minuit brille dans un ciel magnifique, illuminant les montagnes des plus merveilleuses colorations. Au passage le Heimdal nous salue par les accents de l’hymne national ; à terre les salves succèdent aux salves. En remerciement de ces manifestations nous abaissons notre pavillon ; bientôt après l’hospitalière station de Ny Aalesund disparaît.

En quittant la baie du Roi, nous avions décidé de faire route directement par la pleine mer vers l’entrée du fjord d’Oslo. Les événements en décidèrent autrement. Passé la pointe sud du Spitzberg, une grosse houle d’est imprima au navire un roulis si violent que les aéroplanes amarrés sur le pont se trouvèrent en danger de tomber à l’eau. En présence de cette situation, le capitaine chercha l’abri de la terre le plus tôt possible, et, le 29 juin, à 11 heures, nous entrions, par le chenal de Fuglö[32], dans l’archipel côtier de Norvège.

[32] Fuglö, île au nord de Tromsö.

Un peu plus loin, un paquebot postal nous croise. Aussitôt il hisse son grand pavois, tire des salves, pendant que passagers et équipage poussent de longues acclamations. C’est le premier salut que nous adresse le pays natal. Inattendu, il nous va droit au cœur.

En approchant de Tromsö, nous distinguons un grand mouvement sur rade. Deux vapeurs pavoisés, chargés d’une foule joyeuse, avancent au-devant de nous : plus loin l’Hobby, lui aussi, en tenue de fête, est couvert de spectateurs. Discours, salves, hurrahs ; les habitants de cette ville du Nord nous reçoivent avec la chaleur de sentiments qui fait le renom de leur hospitalité.

Pendant toute notre navigation le long de la côte de Norvège, un temps resplendissant. Pas un village, pas une maison qui ne soit pavoisé, et, partout, des réceptions enthousiastes. De temps à autre, nous rencontrons un petit bateau pêcheur solitaire ; quand nous le rangeons, son équipage se lève, et, tête-nue, nous crie ses souhaits de bienvenue. Si simple, mais si vraie, cette manifestation me touche profondément, plus profondément même que les cérémonies officielles. Devant la sympathie de ces humbles, j’ai les larmes aux yeux, je me sens la gorge serrée.

Au large de Kristiansand, quatre Hansa-Brandenburg volent à notre rencontre, nous apportant les félicitations de l’armée et de la marine. Après avoir évolué autour de l’Alb.-W.-Selmer, ils s’éloignent pour rejoindre leur centre.

Au cours de l’après-midi du 4 juillet, nous entrons dans le fjord d’Oslo ; aussitôt, les hurrahs éclatent de tous côtés, sur terre, sur mer, dans l’air. A Fugle-Huk nous mouillons ; alors se produit la scène la plus émouvante que nous ayons vécue depuis notre retour, la première entrevue de nos aviateurs Riiser-Larsen et Dietrichson avec leurs femmes. L’échelle est abaissée, toutes les têtes se découvrent devant ces deux nobles épouses si courageuses. Elles, aussi, ont tant souffert pendant notre voyage. Que n’ai-je les moyens de les recevoir à notre bord comme deux reines, deux reines parées des plus hautes et des plus nobles vertus de la femme.

A 23 heures, l’Alb.-W.-Selmer entre dans le port de Horten. Je renonce à raconter l’accueil que nous y recevons : un véritable Conte des Mille et Une Nuits.

Pour la première fois depuis mon retour je foule le sol de la Norvège. Cette ville m’a rendu tant de services que je suis heureux de lui témoigner ma gratitude. A toutes mes expéditions la marine nationale[33] n’a-t-elle pas prêté un très utile concours, à celle qui vient de se terminer en particulier ? N’est-ce pas grâce à ses aviateurs, n’est-ce pas grâce aux grandes qualités qu’elle sait développer chez ses officiers que notre vol polaire a pu s’accomplir ?

[33] Horten est le port militaire de la Norvège. (Note du traducteur.)

Enfin, arriva le grand jour, le 5 juillet, l’inoubliable réception à Oslo. Un soleil flamboyant, un vrai ciel de fête. Ayant tous embarqué dans le N-25, nous volons vers la capitale, parée de ses atours de gala, au bruit des hurrahs poussés par des milliers de spectateurs. Qui pourrait décrire le spectacle, lorsque notre appareil se pose sur l’eau au milieu d’une foule innombrable de bateaux, puis la réception au débarcadère, le cortège triomphal à travers la ville, l’audience chez le roi, et, pour couronner cette solennité grandiose, le dîner au Château ? Maintenant, tout cela est le passé, et il n’en subsiste qu’une auréole de souvenirs magnifiques, inoubliables.

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