En avion vers le pôle nord
CHAPITRE II
Au Spitzberg. — Le départ des avions.
Une traversée délicate. — Arrivée à la baie du Roi. — L’hiver au printemps. — Le débarquement des avions. — Installation et occupations à Ny Aalesund. — Le mauvais temps nous oblige à reculer le départ. — L’envol.
Le 9 avril, tous les préparatifs, — oh ! combien longs et divers, — sont enfin terminés ; à cinq heures du matin, nous appareillons de Tromsö à destination du Spitzberg.
Comme centre d’opérations dans cet archipel, j’ai choisi, sur sa côte occidentale, la rive sud de la King’s bay ou baie du Roi.
Il existe là un village, Ny Aalesund[8] autour d’un charbonnage ouvert, il y a quelques années, par une compagnie norvégienne. Nous y trouverons des ressources pour le logement de l’expédition comme pour le montage des appareils ; ajoutez à ces avantages que l’établissement en question possède un poste de T. S. F.[9] et qu’il est situé à proximité de la pleine mer et de la côte nord du Spitzberg, d’où nous nous enfoncerons dans le mystérieux désert blanc.
[8] Le nouvel Aalesund. Ce nom a été donné à la cité ouvrière construite autour de la mine de la baie du Roi par ses fondateurs qui appartenaient au commerce de la ville d’Aalesund, en Norvège.
[9] Ce poste communique avec le réseau européen par l’intermédiaire de la Centrale de T. S. F. au Spitzberg, situé plus au sud sur les bords du Green Harbour dans l’Isfjord. (N. du trad.)
Notre expédition compte deux bateaux : le Hobby chargé des deux avions, et le transport de la marine royale Farm commandé par le capitaine Hagerup, mis à ma disposition par le gouvernement norvégien. A bord du premier, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, le photographe Berge et le mécanicien des Rolls-Royce, Green, ont pris passage, tandis que j’ai embarqué sur le second avec Lincoln Ellsworth, le docteur Matheson, M. Schulte-Frohlinde, directeur des établissements d’aviation de Marina di Pisa, ses deux mécaniciens Feucht et Zinsmayer, les journalistes Ramm et Wharton, les météorologistes Bjerkenes et Calwagen, le lieutenant Horgen[10], le voilier Rönne, mon camarade de l’expédition au Pôle Sud, le pharmacien Zapffe, le radiotélégraphiste Devold, enfin Olsen, le cuisinier de la troupe.
[10] Aviateur de complément.
La traversée de la côte nord de Norvège au Spitzberg éveille en nous une certaine inquiétude.
Le Farm est un excellent bateau…, mais pour une navigation d’été et en mer libre. Or, en avril, dans l’océan Arctique, les tempêtes sont fréquentes et les glaces parfois copieuses. Le Hobby est plus apte à affronter les mers du Nord ; dans des circonstances ordinaires il étalerait le gros temps aussi bien qu’un autre, mais surchargé dans les hauts par les énormes caisses d’avions qui ont été installées sur son pont, il ne se trouve guère en état de tenir le coup. Dans tous les ports où il a relâché, les marins ont été unanimes à prédire sa perte à la première tempête ; je ne suis pas loin de partager leur opinion. Lorsque nous quittons Tromsö, le Hobby, avec son entassement de colis de taille extraordinaire, a complètement perdu l’aspect d’un bateau ; on dirait une pile de caisses gigantesques flottant à la surface de la mer.
Ordre est donné aux deux navires de naviguer de conserve, afin de pouvoir se prêter assistance en cas de besoin. Au large la vue d’un camarade donne une impression de sécurité et de confiance.
Au départ de Tromsö, nuit noire et pluvieuse. En sortant du Skaarö Sund[11], d’épaisses giboulées de neige nous accueillent ; une tempête d’ouest est annoncée par les météorologistes. Dans ces conditions, le capitaine Hagerup et moi décidons de virer de bord et d’aller attendre une embellie dans le canal que nous venons de quitter.
[11] Sund, détroit. Le Skaarösund est un des canaux conduisant de Tromsö à l’océan Glacial. (Note du traducteur.)
Nous prescrivons au Hobby de nous suivre ; juste à ce moment il disparaît derrière un tourbillon de neige.
A 11 h. 45 du matin, l’ancre est mouillée. Coups de vent et temps bouché. Notre camarade ne nous rallie pas.
A 16 heures le centre de dépression est passé ; aussitôt en route. Nous serrons de près Fuglö, explorant à la jumelle toutes les criques de l’île dans l’espoir d’y découvrir le Hobby. Point de navire ; notre conserve n’a évidemment pas vu nos signaux et a mis le cap sur l’île aux Ours.
Malgré l’amabilité du capitaine, de ses officiers et les égards de l’équipage, la traversée de Norvège au Spitzberg manqua d’agréments. Les logements étant insuffisants pour le nombre de passagers embarqués, nous nous trouvons serrés et empilés ainsi que des harengs dans un baril, suivant l’expression consacrée. Avec cela le bateau roule comme un bouchon ; par l’effet de ses bonds désordonnés les vêtements suspendus aux portemanteaux abandonnent leur état d’équilibre pour prendre un mouvement pendulaire ; du même coup les passagers perdent également leur assiette. Non, certes, ils n’ont pas le mal de mer. Depuis trente ans que je navigue, pas une seule fois je n’ai rencontré un homme ayant la franchise d’avouer cette indisposition. En pareil cas, jamais les gens ne veulent en convenir ; non, ils ne sont pas malades, ils souffrent simplement d’une migraine ou d’une crampe d’estomac.
La nuit du 9 au 10 avril fut particulièrement pénible. Nous la passâmes, Ellsworth et moi, étendus sur le parquet du carré, dans nos sacs de couchage, pendant qu’autour de nous les sièges exécutaient une sarabande désordonnée aux sons du cliquetis de la vaisselle et des ustensiles de l’office, le Jazzband des marins.
Combien chez l’homme la curiosité est journalière, j’eus l’occasion de l’observer après cette nuit agitée. Avant-hier à Tromsö, les devantures resplendissantes des boutiques nous laissaient tous indifférents ; nous passions devant ce clinquant sans y prêter aucune attention. Aujourd’hui un de nos camarades ayant ouvert sa malle sur le pont pour y prendre quelque effet, aussitôt un cercle se forme autour de lui. Notre ami sort un paquet de chocolat ; tout de suite les cous se tendent en avant dans un mouvement de curiosité. Ce paquet de chocolat, comme il est intéressant ! Passe encore, si son heureux propriétaire vous invitait à y goûter. Après cela l’homme à la malle en retire de vieux souliers. On se presse, on se bouscule pour être au premier rang et les commentaires vont leur train. Il fallut une averse de neige pour disperser la foule.
Un radio de l’île aux Ours[12] signale l’absence de glaces autour de cette terre. Nous pouvons donc nous en approcher sans crainte ; à 4 heures du matin nous rangeons de très près sa partie sud. J’ai la déception de n’y point rencontrer le Hobby. En conséquence j’envoie un message à cette station pour prier de veiller le passage de ce bateau et de nous informer de ses mouvements le cas échéant. En même temps je demande au poste de T. S. F. de la baie du Roi des renseignements sur l’état des glaces dans ce fjord.
[12] A l’île aux Ours, où une compagnie norvégienne exploite des couches de charbon, existe un poste de T. S. F. en relation avec la station installée à Ingö, île de la côte nord de Norvège, voisine d’Hammerfest. (Note du traducteur.)
Près de l’île aux Ours, brise de sud-est ; dans l’après-midi elle fraîchit. A 5 heures du soir, rencontré un champ de petites glaces ; venant alors dans l’ouest, nous réussissons promptement à le doubler.
12 avril. — Traversé un nouveau « champ » formé également de menus glaçons et de fragments de glace fondante. Le Farm n’est guère approprié à pareille navigation ; aussi le capitaine Hagerup et son pilote des glaces Ness méritent-ils les plus grands éloges pour avoir franchi cet obstacle sans accident. Un marin inexpérimenté en matière de navigation arctique aurait pu perdre son bateau au milieu de glaces plus faibles.
Toute la journée, de nouveau temps bouché. A 20 heures, une courte éclaircie nous permet de reconnaître la terre. Nous sommes par le travers du Quade Hook, le cap marquant l’entrée sud de la baie du Roi, et, bientôt nous pénétrons dans ce beau fjord. Le 13, à 2 heures, nous nous amarrons sur le bord de la glace qui recouvre ce golfe, près d’un petit vapeur, le Knut Skaaluren, arrivé il y a quelques jours. Nous voici au Spitzberg.
L’hiver dernier la baie du Roi est restée complètement libre. Il y a deux jours seulement, à la suite d’un froid de 26° sous zéro, une couche de glace s’est formée à sa surface. Tout d’abord sa présence nous sembla un contre-temps fâcheux ; n’allait-elle pas nous empêcher de venir au quai du charbonnage et de commencer aussitôt le déchargement ? L’avenir nous réserva à son sujet une surprise agréable. Cette glace contre laquelle nous pestâmes au début nous permit, en effet, d’accomplir notre envol avec succès.
A 10 heures je me rends à terre pour faire une visite aux directeurs de la mine, MM. Brandal et Knutsen, et étudier avec eux la question du logement de tout mon monde. La banquise entre notre mouillage et le quai est large de trois bons kilomètres et par endroits couverte de larges flaques d’eau ; donc promenade fort peu agréable. Une tourmente de neige obscurcissant le ciel, je ne vois pas grand’chose de Ny Aalesund.
A peine arrivé au sommet de l’échelle conduisant de la glace au quai, des mains se tendent vers moi. Ce sont les directeurs du charbonnage accourus pour me souhaiter la bienvenue. Quelle généreuse hospitalité ils nous ont offerte pendant notre séjour à la baie du Roi, et combien grande est ma gratitude à leur égard ; sans leur assistance jamais le départ n’aurait pu s’effectuer dans d’aussi bonnes conditions.
Après quelques instants d’entretien il est convenu que nos collaborateurs s’installeront comme ils pourront dans les bâtiments de la mine. Où il y a place dans le cœur, il y a place au logis, dit un de nos proverbes. Les directeurs Knutsen et Brandal sont l’un et l’autre des cœurs généreux comme il est rare d’en trouver ; aussi les abris confortables ne nous manquèrent pas chez eux.
Maintenant je n’ai plus qu’une seule préoccupation, mais combien lourde ! Qu’est devenu le Hobby ? N’a-t-il pas capoté avec son chargement d’avions, comme tant de fois on nous l’a prédit ! Si pareil accident est arrivé, ce sera de nouveau la ruine de mon projet. Je rentre à bord du Farm ; obsédé par cette pensée, je me promène de long en large sur le pont. Il est environ 17 heures ; tout à coup le lieutenant Horgen appelle mon attention sur une tache informe, tout là-bas, sur le bord de la banquise, du côté de la pleine mer. Dans son opinion cette tache pourrait bien être le navire attendu. Vite les jumelles ! Horgen a raison. Si on ne distingue pas encore le bateau, on aperçoit d’énormes caisses au-dessus de la raie blanche de la glace ; aucun doute n’est donc possible. Immédiatement grande rumeur à bord : dans toutes les parties du Farm retentit le cri : « Le Hobby arrive ! » Lentement le navire approche ; bientôt le voici à quelques encablures. Le capitaine Hagerup commande alors : « Tout l’équipage sur le pont ! » et ce sont des hurrahs prolongés, lorsque à 18 heures le Hobby s’amarre à côté de nous, à la lisière de la banquise. La première partie de notre programme est remplie. Les avions sont arrivés à bon port à la baie du Roi. Honneur à qui de droit, à nos aviateurs, au capitaine, au pilote des glaces, à tout l’équipage du vaillant navire. Ces braves ont accompli un véritable exploit en amenant ici à bon port cette « baille » flottante.
Les jours suivants, l’hiver dans toute sa rigueur : tourmentes de neige si épaisses que la vue demeure complètement masquée ; température inférieure à − 10°.
Nous nous installons à terre. Les aviateurs Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Horgen, avec Ellsworth et Ramm logent dans une excellente petite maison, Zappfe et moi dans l’habitation directoriale, le reste de mes compagnons à l’hôpital. Dans la menuiserie est organisé le mess de l’expédition à l’enseigne Speilen[13]. Là règne en maître l’ami Zappfe promu au grade d’intendant en chef. Dans cette modeste fonction son dévouement nous a rendu les plus grands services.
[13] Speilen (le Miroir), enseigne du restaurant le plus élégant d’Oslo. (Note du traducteur.)
La « jeune glace »[14] qui recouvre la baie empêche toujours les bateaux de venir à quai. Cette situation deviendrait gênante, si fatigué d’attendre la débâcle, le capitaine du Skaaluren ne s’était résolu à employer les grands moyens. Attaquant la banquise avec l’étrave de son navire comme bélier, il la brise et ouvre dans son épaisseur une large brèche dans laquelle le Farm et le Hobby s’engagent à sa suite.
[14] On donne le nom de « jeune glace » à la glace datant de moins d’un an, par opposition à celui de « vieille glace » réservée aux blocs de formation plus ancienne. (Note du traducteur.)
Le soir les trois bateaux mouillaient à proximité du quai. Pendant l’opération un vent de nord a soufflé sans répit avec une température de 13° sous zéro. Toujours l’hiver !
16 avril. — Immédiatement commence le débarquement des avions sous la direction de Riiser-Larsen. Un pénible travail ; mais les hommes du Hobby ne boudent pas à la besogne, non plus que ceux du Farm accourus leur prêter assistance. Je ne saurais trop faire l’éloge de l’équipage de ce transport ; toujours il s’est empressé de nous rendre service avec un dévouement et un entrain véritablement touchants.
Ici, près de la rive, la banquise est si épaisse qu’elle peut porter le poids de notre lourd matériel. Cette circonstance facilite singulièrement la besogne. Une fois sortis du navire, les hydravions sont déposés sur la glace, hissés ensuite sur la rive, en utilisant un slip[15] construit en glace et amenés auprès des ateliers de la mine où aura lieu le montage. Sans perdre un instant, le directeur Schulte-Frohlinde, de l’usine de Pise, avec ses deux aides, Feucht et Zinsmayer, Omdal, et Green, le mécanicien des établissements Rolls-Royce, commencent cette délicate opération. Constamment un froid âpre et de la neige ; nos collaborateurs n’en travaillent pas moins toute la journée en plein air, sans jamais proférer une plainte. En vérité, leur labeur est rude, mais ni la fatigue, ni les éléments n’ont de prise sur ces hommes de fer.
[15] Plan incliné.
De jour en jour les appareils prennent forme. Frohlinde annonce leur achèvement probable pour le 2 mai ; peu s’en fallut qu’il ne fût prêt à cette date.
Des gens qui déploient autant d’activité que les monteurs et dans des conditions également fort désagréables, ce sont les deux météorologistes chargés d’établir la prévision du temps. Sans cesse ils vont et viennent pour noter, soit la force du vent, soit la température, soit la quantité de neige tombée. Quand ils ne sont pas occupés à lire leurs instruments, ils demeurent penchés sur leur table, afin d’interpréter les observations que la T. S. F. leur transmet de toutes les parties de la zone boréale, d’Europe, de Sibérie, du Canada, de l’Alaska. A l’aide de ces communications ils dressent la carte du temps et nous fournissent l’état probable de l’atmosphère dans la zone que nous nous proposons de survoler. Si la prévision du temps est encore aujourd’hui vague et incertaine, nul doute qu’elle ne fasse des progrès et qu’un jour elle ne devienne un facteur essentiel dans la vie de l’homme. En tout cas, à l’heure actuelle, les renseignements qu’elle procure présentent déjà une telle utilité qu’aucune expédition aéronautique ne saurait s’en passer.
Egalement très affairés, le photographe Berge et le journaliste Ramm. Toute la journée le premier erre avec son appareil à la main, en quête d’une scène pittoresque ou amusante ; on le rencontre partout où quelque chose d’intéressant se passe. Berge a le don de l’ubiquité. La mission de Ramm consiste à tenir le monde au courant de nos faits et gestes. Le moindre événement survient-il, vite il le télégraphie ; ne s’en passe-t-il aucun, il télégraphie également. Son zèle d’informateur le met en conflit pour l’usage de la T. S. F. avec les météorologistes qui, eux aussi, ont besoin de faire passer continuellement des messages. Chaque spécialité réclame la priorité pour ses dépêches.
Le seul oisif de notre petite communauté est le Dr Matheson, médecin du Farm, chargé de veiller à la santé de l’expédition. Si les occasions d’exercer son art font défaut, sa présence n’en est pas moins utile en raison de la confiance qu’elle inspire. Chacun sait qu’en cas d’accident le secours se trouve à proximité.
Pour terminer cette esquisse de notre vie à Ny Aalesund et des occupations imparties aux différents membres de l’expédition, il me reste à parler de mon vieux camarade de mes explorations arctiques et antarctiques, le voilier Rönne. Depuis quinze ans qu’il m’accompagne partout, sa puissance de travail n’a pas diminué ; au contraire, à en juger par son activité actuelle, elle me semble avoir augmenté. Chaque jour il est le premier à l’ouvrage, craignant de ne pouvoir terminer à temps les commandes qu’il reçoit sans cesse. Du matin au soir il coud des mocassins, des pantalons, des tentes, des sacs de couchage ou bien fabrique des canots pliants ou des traîneaux. Rönne possède une qualité de premier ordre : c’est de penser aux détails en apparence secondaires que les autres oublient et qui, en certaines circonstances, prennent une importance capitale. A la fin de notre dernier dîner à la baie du Roi, cet excellent ami m’offrit un long couteau qu’il avait forgé avec une vieille baïonnette. Possédant déjà un très bon tollekniv[16] je me soucie peu de ce cadeau. Afin de ne pas froisser Rönne, je fais mine cependant de l’accepter avec le plus grand plaisir, bien décidé à laisser dans quelque coin cette arme encombrante. Par quel hasard la retrouvai-je dans mon sac, à mon débarquement sur la banquise ? Je l’ignore. En tout cas, ce hasard fut providentiel. Cette longue et solide lame formait un excellent couteau à glace, et c’est en grande partie grâce à elle que nous réussîmes à aplanir le glaçon sur lequel nous prîmes notre départ pour le Spitzberg.
[16] Couteau-poignard que tout Norvégien porte dans une gaine fixée à la ceinture. (Note du traducteur.)
Une fois établis à terre, nous procédons à l’organisation du mess, le « Speilen ». Son agencement ne rappelle guère celui de son homonyme fameux d’Oslo : une longue table, quatre bancs en bois, un petit gramophone en place du jazz-band traditionnel, voilà tout le matériel. Ajoutez à cela que notre salle de restaurant sert en même temps de magasin pour les approvisionnements. Si l’ameublement est dépourvu d’élégance, voire même de confort, que dire par contre de la cuisine ? Notre chef est un maître dans son art et quelques-uns de ses plats nous ont laissé des souvenirs inoubliables. Le dimanche 19 avril, l’inauguration eut lieu en grande pompe ; vingt-six convives se trouvaient réunis. Au dessert combien de toasts furent prononcés, mon journal ne le dit pas ; sur ce chapitre il est discret, comme sur le reste de la soirée.
Dans l’attente de la fin des préparatifs les jours se suivent et se ressemblent. Le plus souvent le soleil revêt des plus magnifiques colorations les vastes glaciers situés à l’extrémité supérieure de la baie ; parfois aussi la brume étend sa grisaille et fond en averses de neige. Un grand événement dans notre vie monotone est le bain de vapeur, le vendredi. La matinée est réservée aux dames de Ny Aalesund, l’après-midi aux directeurs, aux ingénieurs et aux membres de l’expédition, la journée du samedi aux mineurs. Ici le combustible ne manque pas, mais l’eau ; point d’autre moyen de s’en procurer que de faire fondre la glace.
Pendant que les monteurs travaillent sans répit, mes compagnons sont occupés au pesage des approvisionnements, à leur mise en sac et à la préparation de l’équipement.
29 avril. — Le Farm doit aller chercher le courrier à Green Harbour ; bientôt arrêté par la glace, il rentre au mouillage, sans avoir pu remplir sa mission.
Chaque jour, Ellsworth et moi allons à la station de T. S. F. comparer nos trois montres avec le signal horaire de la tour Eiffel. Lorsque le moment du départ arrivera, nous serons donc complètement renseignés sur leur marche.
4 mai. — Temps favorable, annoncent les météorologistes dans la matinée. Avec quelle ardeur on commence le branle-bas d’appareillage ! Pendant que nous nous employons à mettre les oiseaux en état de vol, les navires se préparent à aller en reconnaissance dans le Nord. Entre temps s’élève une brise aigre de nord-est ; la température glaciale qu’elle détermine empêche les mécaniciens d’achever leurs derniers travaux. Le départ est par suite remis.
5 mai. — Le Farm et le Hobby lèvent l’ancre à destination de l’île des Danois ; ils examineront si dans cette région la banquise n’offre pas un terrain favorable pour l’envol.
Le soir, 18° sous zéro. Par un froid pareil, impossible de travailler dehors.
6 mai. — Un radio du Farm annonce un temps incertain à la pointe nord-ouest du Spitzberg et conseille en conséquence de différer l’envol. Autour de l’île des Danois, son capitaine n’a trouvé aucun terrain de départ ; partout la banquise se présente accidentée de gros monticules engendrés par les collisions des « champs » de glace entre eux.
La limite de charge utile de chaque appareil, fixée par les constructeurs à 2.600 kilos, sera sensiblement dépassée. Réduits au plus strict nécessaire, les approvisionnements et le matériel de chaque avion atteindront 3.000 kilos, peut-être même plus. Les pilotes pensent qu’ils réussiront cependant à décoller en prenant leur départ sur la glace. Le directeur Schulte-Frohlinde en doute ; moi, j’ai pleine confiance dans mes deux collaborateurs ; ils ont l’habitude de ce terrain. Tous, d’ailleurs, sont d’accord pour affirmer qu’aussi lourdement chargés, les appareils ne pourraient prendre leur envol sur l’eau.
8 mai. — Dans la soirée, le Hobby rentre de sa reconnaissance dans le Nord. Là-haut, l’état des glaces est peu favorable, le temps venteux et la température très basse. Le thermomètre est descendu à 23° sous zéro pendant la croisière. Une nouvelle attente s’impose donc ; ce serait folie de partir dans de telles conditions atmosphériques.
9 mai. — L’avion N-25 fait des essais de glissade sur la glace ; ils donnent toute satisfaction.
11 mai. — Le matin, le Farm rentre à son tour au mouillage. Maintenant tout est prêt et même archiprêt ; aussitôt que les météorologistes prédiront un temps favorable, nous prendrons l’air.
… De jour en jour la température monte ; le printemps s’annonce enfin !
17 mai. — La Fête nationale en Norvège ! Dès le matin, salves ; puis, dans l’après-midi, joutes ; le soir, grand dîner.
18 mai. — Le docteur Bjerknes me prévient que le temps paraît devenir propice et que nous devons nous tenir parés pour le départ.
19 mai. — La situation atmosphérique ne répond pas encore aux desiderata des météorologistes. Quoi qu’il en soit, on fait les derniers préparatifs. Les appareils sont amenés au sommet du plan incliné en glace que nous avons aménagé pour qu’ils puissent glisser de là sur la banquise du fjord.
20 mai. — Mauvais temps local. Encore une fois l’envol est différé. Nous faisons le plein d’essence ; nous sommes donc complètement prêts.
21 mai. — Quand, au réveil, je mets le nez à la fenêtre, je me rends compte tout de suite que l’heure du départ a enfin sonné, sans avoir besoin pour cela de recevoir l’avertissement des météorologistes. Un clair soleil resplendit dans un ciel sans nuages ; une vraie journée de printemps. Une légère brise souffle sur le fjord, bref, un temps à souhait.
Le départ est fixé à 16 heures. A ce moment de la journée la position du soleil deviendra favorable pour l’emploi des compas solaires.
Inutile d’envoyer prévenir mes collaborateurs que l’envol aura lieu aujourd’hui même. Dès qu’ils ont ouvert les yeux, ils ont, comme moi, compris, à la vue du ciel, que le moment tant désiré était venu. Autour des avions, ce sont des allées et venues constantes : pilotes, observateurs, mécaniciens arrivent, portant des tas de choses, entrent dans les appareils et en ressortent les mains vides, puis reviennent bientôt avec de nouveaux colis. A chacun de ces voyages, la charge des avions augmente. Résultat : lorsque tous les bagages sont embarqués, elle atteint 3.100 kilos, 500 kilos de plus que le poids utile prévu.
Comme d’habitude, nous déjeunons au « Speilen ». Pendant le repas règne le calme le plus complet ; ni émotion ni surexcitation chez aucun de nous. Seul l’aspect habituel de la table se trouve modifié par une rangée de six thermos, contenant du chocolat pour la route. Bref, on eût dit un déjeuner pris dans les circonstances habituelles de la vie, si, à la fin, notre excellent intendant, l’ami Zappfe, ne s’était levé pour nous souhaiter le succès. Ce fut notre dernière réunion dans ce baraquement ; après quoi le restaurant fameux du Spitzberg revint à sa destination première d’atelier de menuiserie. Sic transit gloria mundi !
En quittant la chambre confortable que j’ai occupée chez le directeur de la mine, je trouve à la porte sa femme de charge. Quand je la remercie des prévenances dont elle m’a comblé, elle me tend deux paquets. « Un pour chaque équipage, c’est une petite collation pour le voyage », me dit-elle en souriant. Vingt-quatre heures plus tard, sur la banquise, nous partagions fraternellement les tartines beurrées et les œufs durs qu’ils contenaient. Si cette excellente femme avait vu combien nous fîmes honneur à ses friandises, les dernières que nous devions déguster de longtemps, si elle avait pu entendre les remerciements que nous lui adressâmes à cette occasion, combien elle eût été heureuse.
15 heures. — Nous sommes réunis près des appareils. Le directeur Frohlinde, et, Green, le mécanicien des Rolls-Royce, inspectent tout avec le plus grand soin.
16 heures. — On fait tourner les moteurs pour les échauffer ; en même temps on met en marche les compas solaires. Le moment solennel approche. Les membres de l’expédition endossent leur tenue de voyage. Pilotes et observateurs revêtent d’épais sous-vêtements en laine et par-dessus de chaudes fourrures. Pendant longtemps la question de la chaussure m’a préoccupé. Comment préserver les pieds du froid redoutable que nous ressentirons en avion, étant donné la basse température de l’air et le vent de la marche ? L’expérience de mes campagnes antérieures m’a donné la solution du problème. Souvent, au cours de mes voyages, j’ai exécuté des observations astronomiques par des froids de 50° et même 60°. En pareille circonstance, pour éviter le gel des membres inférieurs pendant les longues stations nécessitées par ces opérations, j’ai employé avec succès des mocassins esquimaux en peau de phoque, garnis de deux ou trois paires de chaussettes en fourrures, le tout inséré dans de longues bottes de toile à voile remplies de sennegress[17], de manière que les pieds fussent complètement enveloppés d’une épaisse couche de ce végétal. Pour notre voyage aérien, j’ai adopté ce genre de chaussure, à cela près que les mocassins ont été remplacés par des bottes en feutre. Le résultat fut excellent. En cours de route, plusieurs de mes camarades se plaignirent d’avoir trop chaud aux pieds. Les pilotes portent des moufles en fourrure protégeant complètement leurs mains ; quant à moi, je me servis simplement de gants en laine usagés, pendant le vol, ayant pris des notes presque tout le temps, je ne les mis pas pour ainsi dire. Devant sans cesse se déplacer entre le groupe moteur et la chambre à essence et vice versa, les mécaniciens sont plus légèrement vêtus ; avec un matelas de fourrure sur le dos, ils ne pourraient passer par l’étroite ouverture faisant communiquer ces deux compartiments.
[17] Plantes palustres de la famille des joncs employées par les Lapons en guise de chaussettes. Elles ont la vertu de tenir les pieds très chauds, par suite d’empêcher leur congélation. (Note du traducteur.)
Les costumes de route endossés, nous prenons place dans les appareils. J’embarque sur le N-25, comme observateur ; Riiser-Larsen est mon pilote et Feucht mon mécanicien. De nationalité allemande, Feucht est employé depuis plusieurs années aux établissements de Marina di Pisa, où il a acquis la réputation d’un spécialiste hors ligne. Au cours des événements qui vont suivre il a justifié pleinement la haute opinion que l’on avait de son habileté.
L’autre appareil, le N-24, a également un équipage de trois hommes ; le lieutenant Dietrichson, pilote ; Ellsworth, observateur ; le lieutenant Omdal, mécanicien.
Avant le départ, je laisse les instructions suivantes :
1o Le capitaine Hagerup, commandant du Farm, assumera la direction de la partie de l’expédition demeurée à la baie du Roi ;
2o Pendant les deux premières semaines après l’envol, période durant laquelle le retour des aviateurs par la voie des airs demeure possible, le Farm et le Hobby croiseront dans les parages de l’île des Danois, aussi longtemps que le temps demeurera clair sur la côte nord du Spitzberg. Si la visibilité devient moindre dans cette dernière région, le Hobby longera la terre vers l’Est, sans dépasser, toutefois, le Verlegen Hook ;
3o Ce laps de deux semaines écoulé, le Hobby fera route dans l’Est, le long de la côte septentrionale du Spitzberg jusqu’au cap Nord, si possible. En liaison avec le Farm, il patrouillera aussi près de la lisière de la banquise polaire que les circonstances le permettront. Il est recommandé aux deux navires de faire une veille attentive dans cette dernière direction ;
4o Du 16 au 19 juin le Farm ira nettoyer ses chaudières dans la baie du Roi ;
5o Les navires croiseront sur la côte nord pendant quatre semaines, soit jusqu’au début de la septième semaine à compter du jour de notre départ. Si le Farm est rappelé au Sud, le Hobby restera chargé de la patrouille. Une fois le délai fixé ci-dessus passé, ce navire ira embarquer le matériel laissé par nous à la baie du Roi et le transportera à Tromsö, d’où il sera réexpédié à destination par les soins de Zappfe, suivant les instructions qu’il a reçues à cet effet ;
6o Lorsque le Farm ralliera la baie du Roi pour procéder au nettoyage de ses chaudières, les membres de l’expédition qui en manifesteront le désir pourront revenir à Ny Aalesund et retourner ensuite en Norvège à la première occasion. Le lieutenant Horgen, Ramm et Berge sont exclus de cette autorisation ; ils doivent rester au Spitzberg jusqu’au départ définitif des navires.
17 h. 10. — Les moteurs sont chauds. Green hoche la tête en signe d’approbation ; son bon sourire exprime la plus entière confiance. Un dernier échange de poignées de mains et le N-25 est mis à toute vitesse ; l’appareil frémit comme un pur sang impatient.
Nous partirons les premiers. Riiser-Larsen essaiera de décoller en direction de l’embouchure du fjord et en profitant de la brise, afin d’éviter un virage à basse altitude au fond de la baie. Si cette manœuvre ne réussit pas, le cap sera mis dans le vent vers les glaciers de l’extrémité supérieure du fjord. Nous convenons que les deux appareils voleront de conserve et que tout mouvement de l’un sera immédiatement effectué par l’autre.
Glissant lentement sur le plan incliné, le N-25 atteint la banquise du fjord sur laquelle il prendra son envol. Le voyage commence. Bonne chance ! A demain ! me crie une voix. A la vitesse de 1.800 tours à la minute nous nous dirigeons vers le terrain de départ situé au milieu de la baie. Soudain, en avant, la glace s’ouvre et l’eau se répand à flots à sa surface. Immédiatement, Riiser-Larsen incline l’appareil dans l’Est, en donnant 2.000 tours. Un moment de poignante anxiété. Réussirons-nous à décoller ou devrons-nous stopper pour nous alléger ? Le pilote tient le volant du poste de commande, aussi calme que s’il déjeunait paisiblement dans sa chambre. Toutefois, à mesure que la vitesse augmente et que nous nous rapprochons du glacier, sa physionomie prend une expression de gravité particulière. Nous glissons sur la glace à une allure vertigineuse ; chaque seconde elle devient encore plus grande. Soudain, l’extraordinaire s’accomplit, l’avion décolle ! Nous volons ! Riiser-Larsen a accompli un vrai coup de maître. Une simple exclamation exprime le soulagement qu’il éprouve ; puis, tous, nous poussons de joyeuses acclamations. Après cela notre pilote reprend son calme imperturbable ; jamais plus ensuite il ne l’abandonnera.
Feucht va et vient constamment du groupe moteur à la cabine des réservoirs à essence. Sa mission consiste à tenir le pilote informé de la marche des moteurs, de la consommation de carburant. Tout fonctionne parfaitement et le mécanicien accomplit ponctuellement sa tâche.
Au cap Mitra, nous sommes déjà à une hauteur de 400 mètres. Comme d’ici tout paraît petit ! J’ai beau fouiller le ciel, je n’aperçois pas le N-24. Nous virons alors pour venir dans le Sud et voir ce qu’il advient de notre camarade. Peut-être un accident lui est-il arrivé au départ ? Peut-être la glace du fjord s’est-elle disloquée complètement sous son poids ? Peut-être la lourdeur de sa charge l’a-t-il empêché de décoller ?
… Quelque chose brille au loin… Je regarde attentivement dans cette direction. Cette tache lumineuse, ce sont les ailes du N-24 qui reluisent au soleil ! Notre camarade arrive à grande vitesse. Tout paraît en bon ordre à son bord. Au départ, son pilote a, lui aussi, accompli un magnifique exploit.