En avion vers le pôle nord
CHAPITRE II
En vue des terres les plus septentrionales
du Spitzberg.
Toujours la brume. — Une chasse à l’ours. — Un remède contre la goutte. — Un été précoce. — La mer libre jusqu’aux terres les plus septentrionales du Spitzberg. — Retour d’Amundsen.
6 juin. — A bord du Hobby. Temps bouché. En attendant une éclaircie, nous faisons des ronds dans l’eau. L’après-midi, la brume paraît devoir se lever ; la vue s’étend maintenant à plusieurs longueurs de navire devant soi. Tout à coup un cri réveille les énergies somnolentes.
« Un ours ! Là ! sur le haut du glaçon, à tribord ! »
En un clin d’œil, une embarcation[41] est mise à l’eau ; je m’y précipite, suivi de chasseurs et de photographes, puis, rapidement, nous poussons du bord. Avec quelle ardeur les trois rameurs enlèvent le canot !… Nous approchons… nous apercevons distinctement l’animal, une superbe bête de trois à quatre ans. En pleine sécurité elle prend ses ébats sur son glaçon, se roulant sur le dos et lançant de la neige avec une de ses pattes… Nous n’en sommes plus qu’à 10 mètres. L’ours ne nous voit toujours pas, masqués que nous sommes par un monticule, mais le bruit des rames lui donne l’éveil. Se dressant alors, il nous découvre et s’enfuit aussitôt au galop. Un instant après nous entendons le bruit de la chute d’un corps dans l’eau. L’animal s’est jeté à la nage ; il cherche son salut en mer. Nos canotiers « souquent » avec énergie. En un instant ils contournent le glaçon, puis se lancent à la poursuite du gibier. Malgré leurs efforts, la bête gagne du terrain ; si elle réussit à atteindre un tas de grosses glaces derrière le Hobby, elle échappera. Mais elle ne peut maintenir longtemps son train rapide ; elle nage de moins en moins vite…, bientôt nous n’en sommes plus qu’à trois mètres. Les déclics d’appareils photographiques crépitent ; puis deux coups de feu partent. Frappé à mort, l’ours s’affaisse ; lui passant autour du cou un nœud coulant, on le remorque sur un grand glaçon, où on procède au dépeçage. Nous rapportons à bord deux gigots et la vésicule biliaire. Dilué dans une bonne dose de cognac, son contenu constitue un remède souverain contre la goutte, affirment les vieux capitaines de l’océan Arctique.
[41] Les embarcations employées pour la chasse à l’ours, au phoque ou au morse sont peintes en blanc, afin qu’elles se confondent avec la tonalité générale du paysage. (Note du traducteur.)
… Après avoir manœuvré pendant une demi-heure, le Hobby sort de la glace. Maintenant la mer est complètement dégagée ; nous faisons alors route dans l’Est ; d’horizon en horizon, toujours de l’eau libre.
A la fin de l’après-midi, une longue raie blanche apparaît par l’avant. Est-ce le rebord de la banquise polaire ? Non, ce sont simplement des trains de glace épars. Nous les traversons sans difficultés, et, le soir, arrivons près des Sept-Iles. Ainsi, dès le début de juin, nous atteignons les terres les plus septentrionales du Spitzberg, alors que, habituellement, elles ne sont accessibles qu’à une date très avancée de l’été, et, que, certaines années, elles demeurent même hors d’atteinte derrière un rempart infranchissable de glaces. L’an passé, à la fin de ce même mois, les navires trouvaient la route barrée à 100 kilomètres plus au sud ! D’un été à l’autre, la limite des glaces dans l’océan Arctique subit des déplacements considérables sous l’influence de divers phénomènes.
A minuit, le Hobby mouille par le 80° 45′ de latitude nord, sous le 18° 15′ de longitude est, à 50 mètres de la banquise qui s’étend à perte de vue dans le nord et dans l’est.
7 juin. — Un beau soleil clair. Nous nous chauffons à ses rayons sur le pont. Du nid de corbeau[42], le capitaine explore à la longue-vue les Sept-Iles. Il n’y découvre nul indice du passage des aviateurs ; en revanche, il aperçoit près de la côte une troupe de phoques barbus en train de prendre un bain de soleil sur la glace. Immédiatement une embarcation est armée pour essayer d’en abattre quelques-uns. L’expédition est couronnée de succès : elle ramène les dépouilles de quatre de ces mammifères marins.
« Attrape, voici des beefsteaks pour le souper », crie un des chasseurs au cuisinier, en lui tendant d’énormes quartiers de phoque.
8 juin. — Nous serrons vers l’ouest la lisière de la banquise à une distance de 50 à 100 mètres. Toujours aucune trace des aviateurs. Rentrés à Port-Virgo.
Le soir, grande discussion au sujet de la région où les recherches devront porter de préférence. De l’avis des pratiques du Spitzberg, si Amundsen bat en retraite vers cet archipel, c’est à la terre du Nord-Est que l’on a les plus grandes chances de le retrouver, notamment entre le revers oriental des Sept-Iles et le cap Nord. En règle générale, la lisière de la banquise polaire devant la côte septentrionale du Spitzberg, est toujours très accidentée ; à la suite des chocs et des pressions qu’ils subissent, soit du fait du voisinage de la terre, soit des courants et des vents, les glaçons riverains de la mer libre s’empilent les uns par-dessus les autres en formant des séries de crêtes hautes d’une dizaine de mètres. Or, entre la côte est des Sept-Iles et le cap Nord, d’après les observations faites par le Hobby, cette zone tourmentée, d’un parcours extrêmement laborieux, est peu étendue ; en second lieu, la nappe d’eau libre séparant la banquise de la terre du Nord-Est ne dépasse pas un diamètre de quelques milles. Il y a là une sorte de pont entre le grand pack polaire et le Spitzberg. Au contraire, à l’ouest des Sept-Iles, la zone accidentée, à la limite de cette même banquise, est notablement plus large, au moins 15 kilomètres, et, selon toute apparence, le devient davantage plus loin ; en même temps, dans la même direction, l’eau libre isolant la glace de la terre forme un véritable bras de mer, large de 100 kilomètres environ. Jamais dans leurs canots pliants les explorateurs ne pourraient accomplir une pareille traversée. Un homme aussi avisé et aussi prudent qu’Amundsen ne s’engagera d’ailleurs pas dans une pareille entreprise, vouée d’avance au naufrage.
9 juin. — Nous mouillons à Port-Virgo. Dans la hutte voisine du rivage, trouvé une note du Capitaine Hagerup et copie d’un télégramme de la Société norvégienne aérienne. Pour surveiller le retour des aviateurs et leur prêter assistance, des patrouilles d’avions seront prochainement constituées au Spitzberg, sur les deux côtes du Groenland et au cap Columbia. Deux appareils vont partir pour le Spitzberg ; le Dr Charcot, avec le concours du capitaine Isachsen, conduira les recherches sur la côte orientale du Groenland, les Américains s’installeront au cap Columbia. Le commandant Hagerup prescrit au Hobby d’exécuter une nouvelle reconnaissance, puis de rallier Port-Virgo le 16 juin. Si, à cette date, le Farm n’est pas revenu à ce mouillage, le Hobby rentrera à la baie du Roi.
Au cours de cette seconde patrouille, le navire s’avança à travers la banquise, au nord des Sept-Iles, jusqu’à 81° de latitude, sans, naturellement, rencontrer les explorateurs. Le 15, à 16 heures, il rentrait à Port-Virgo, et le lendemain, conformément à ses instructions, revenait à Ny Aalesund.
Là, grande nouvelle. Le garde-pêche Heimdal, envoyé pour remplacer le Farm, et deux avions de la marine militaire attendent dans l’Advent bay un temps favorable pour nous rallier.
Le 17 juin, un beau soleil luit, une légère brise souffle, bref, un temps rêvé pour le vol. Immédiatement, un message informe les aviateurs de ces circonstances favorables ; à 11 heures ils amerissent dans la baie du Roi.
A 20 heures, le Heimdal arrive à son tour. Il appareillera dans la nuit avec le Hobby pour l’île des Danois ; le lendemain matin les aviateurs suivront le mouvement. En attendant le départ, les membres de l’expédition et tous les officiers vont dîner chez le directeur du charbonnage, l’excellent M. Knutsen. Notre hôte, qui témoignait d’un optimisme imperturbable pendant les premiers jours après le départ d’Amundsen, semble, lui aussi, envahi par le doute. S’il se refuse à admettre la possibilité d’un échec, il n’a plus, évidemment, la même confiance dans le succès. La conversation est pénible, coupée de longs silences. Tout le monde est hanté par la même préoccupation et personne n’ose dire le fond de sa pensée. A 1 heure du matin, le 18 juin, nous quittons l’hospitalière direction de la mine pour regagner nos navires respectifs. Le quai est couvert de promeneurs ; les distractions sont rares à Ny Aalesund ; aussi le départ de deux bateaux constitue un événement auquel tout le monde tient à assister. Soudain, un homme court vers nous en gesticulant. « Amundsen arrive », crie-t-il. Sa voix est pâteuse et embarrassée ; évidemment un ivrogne. Nous poursuivons notre chemin. Mais que se passe-t-il là-bas, au bout de la jetée ? Des gens agitent leurs chapeaux et poussent des hurrahs, en même temps nous apercevons un petit bateau nouvellement arrivé. Nous hâtons le pas, et qui voyons-nous à son bord ? Nos six amis : Amundsen, Ellsworth, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht, pâles, amaigris, défigurés par les privations. Nous nous jetons dans leurs bras ; une émotion si poignante nous étreint que nous ne pouvons parler. Ne sommes-nous pas le jouet d’une illusion ? Un instant notre raison doute du témoignage des yeux. L’invraisemblable est devenu la réalité.