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En avion vers le pôle nord

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La prévision du temps dans le bassin arctique.

Conditions climatiques régnant dans le bassin arctique. — Difficultés de la prévision du temps au Spitzberg et dans la région située plus au nord. — Méthode employée pour choisir la date du départ des avions. — Les mois les plus favorables pour une expédition aéronautique dans le bassin arctique.

Je me propose d’indiquer les caractéristiques du temps dans la zone arctique pendant le printemps de 1925 et la méthode que j’ai employée afin d’arriver à déterminer le moment le plus favorable pour le départ d’Amundsen.


Quels sont les desiderata des aviateurs comme circonstances atmosphériques pour un vol vers le Pôle ?

D’abord, un temps clair au moment de la descente. N’existerait-il qu’une mince couche de brume au niveau de la banquise, le pilote ne pourrait atterrir ; si, par suite d’une panne, il y était forcé, ce serait à coup sûr la catastrophe.

En second lieu, point de chutes de neige serrée. En pareil cas, les deux avions se perdraient de vue facilement, et, si, pour garder le contact, ils volaient près l’un de l’autre, ils courraient le risque d’entrer en collision.

Ajoutons qu’un ciel couvert, même sans précipitations, n’est pas non plus favorable, à moins que de temps à autre le soleil ne soit visible et qu’il soit possible de corriger la route d’après sa position. Dans l’extrême nord, comme l’on sait, la navigation au compas offre de grandes incertitudes, la déclinaison dans le bassin arctique étant insuffisamment connue.

Nous possédons sur les conditions climatiques au-dessus de la grande banquise entourant le Pôle boréal des renseignements assez précis permettant d’indiquer l’époque de l’année la plus favorable pour une exploration aérienne dans cette région. Ces informations proviennent principalement de l’expédition de Nansen, en 1893-1896, à bord du Farm. Pendant les trois ans qu’a duré sa dérive à travers le bassin arctique, des observations furent exécutées nuit et jour toutes les deux heures. Après le retour du célèbre explorateur, elles ont été publiées et discutées par feu le professeur Mohn dans un mémoire d’un intérêt considérable inséré dans l’ouvrage : The Norwegian North Polar Expedition.

Les membres de l’expédition à leur retour à la baie du Roi.
De gauche à droite : Omdal, Riiser-Larsen, Roald Amundsen, Dietrichson, Feucht, Ellsworth.
(Cliché Illustration)

Durant les trois années qu’embrasse le voyage du Farm, le nombre des jours clairs par mois se répartit ainsi :

Janvier
14
Février
12
Mars
9
Avril
8
Mai
7
Juin
0
Juillet
0
Août
0
Septembre
0
Octobre
4
Novembre
11
Décembre
15

Ainsi, au cœur de l’hiver, en décembre et janvier, le nombre des jours clairs s’élève presque à 50 %. Cette proportion diminue ensuite rapidement à l’approche de l’été pour tomber à zéro pendant la période de juin à septembre. Dans le cours de ces quatre mois, parfois le soleil perce les nuages durant quelques heures, mais ces éclaircies sont rares. Ainsi, en moyenne, juin compte 26 jours complètement couverts, juillet 27, août 24 et septembre 27.

Pendant cet été si nébuleux, les précipitations sont naturellement beaucoup plus fréquentes que durant le reste de l’année.

La moyenne mensuelle des jours pendant lesquels des précipitations ont été enregistrées se répartit ainsi :

Janvier
11
Février
11
Mars
13
Avril
13
Mai
20
Juin
20
Juillet
21
Août
19
Septembre
22
Octobre
14
Novembre
9
Décembre
9

Conclusion : de mai à septembre, deux jours sur trois, des chutes de neige ou de pluie ont lieu.

C’est également en été que la brume est particulièrement fréquente, ainsi que le met en évidence le tableau suivant des jours par mois où ce météore a été observé.

Janvier
0
Février
0
Mars
2
Avril
1
Mai
2
Juin
10
Juillet
20
Août
16
Septembre
10
Octobre
4
Novembre
1
Décembre
0

Ainsi, jusqu’en mai, on est presque certain de ne pas rencontrer de brume à la surface de la banquise ; par contre, de juin à septembre, elle devient très abondante. Seulement, à partir d’octobre, elle diminue pour disparaître complètement en décembre et janvier.

Des observations exécutées à bord du Farm par Nansen et ses collaborateurs, il résulte que seulement pendant la nuit hivernale le temps est stable et clair, et, que, durant la majeure partie de la période de jour continu, le ciel reste nuageux ou brumeux.

Cette situation est peu propice pour une expédition aérienne vers le Pôle. Ne pouvant utiliser la période de temps clair s’étendant d’octobre à mars, en raison de l’obscurité régnant à cette époque, les aviateurs n’ont à leur disposition que les mois très défavorables de l’été. Heureusement, au printemps, lorsque le soleil est déjà constamment au-dessus de l’horizon, existe une phase de transition avant l’établissement du régime estival si hostile à l’aviation.

Avec ses dix-sept jours sans précipitations, dont huit clairs, et avec une journée de brouillard seulement, avril paraît au premier abord devoir être choisi pour un raid aérien. On ne doit pas oublier cependant que, dans le cas d’un vol de longue durée, les chances de rencontrer un mauvais temps en cours de route sont beaucoup plus grandes que les statistiques précédentes ne l’indiquent. Dans un voyage par la voie de l’air aussi long que celui du Spitzberg au Pôle, même pendant un mois favorable comme avril, on traversera des zones de beau et de mauvais temps. De plus, à cette époque de l’année, la température se maintient très basse. Au début d’avril, Nansen a relevé, à bord du Farm, − 38°,4, et, à la fin de ce mois, le thermomètre peut descendre jusqu’à − 29°. Les jours clairs sont précisément ceux où le froid est extrême. Si donc en avril des aviateurs voulaient profiter d’un ciel dégagé pour survoler la banquise arctique, ils devraient être très chaudement vêtus.

L’expédition d’Amundsen, en 1925, ne pouvait partir en avril. Quoique la traversée de Norvège au Spitzberg ait eu lieu longtemps avant l’ouverture habituelle de la navigation dans ces parages et que le montage des appareils à la baie du Roi ait été poussé fort activement, on ne fut pas paré pour le départ avant le début de mai. Il n’aurait pu avoir lieu à une date plus précoce que si l’expédition eût hiverné au Spitzberg.

La mission des météorologistes consistait à déterminer quel jour, en mai, le départ pourrait avoir lieu de préférence.

A consulter les observations du Farm, les occasions favorables semblaient plutôt rares. En mai 1896, lorsque ce navire se trouvait approximativement à mi-chemin entre le Spitzberg et le Pôle, on compta vingt-cinq jours avec précipitations et seulement trois avec ciel clair au début du mois. Si ce mois était aussi mauvais en 1925 qu’en 1896, l’expédition d’Amundsen devrait donc se poursuivre dans des conditions atmosphériques fort peu engageantes.

Quels sont les moyens dont on dispose pour établir la prévision du temps ? Ce sont, en premier lieu, les télégrammes des différents observatoires annonçant les mouvements de l’atmosphère. Ce moyen d’un usage courant devait être naturellement employé par nous. Au Spitzberg, il est toutefois beaucoup plus difficile d’établir des pronostics que dans toute autre localité. En Europe, on est couvert dans toutes les directions par des observatoires reliés par des lignes télégraphiques ; par suite, on connaît immédiatement l’approche d’une dépression ou d’une aire de haute pression.

Au Spitzberg, la situation est singulièrement plus délicate. Le réseau européen vous informe bien de la situation dans le sud, mais ce qui se passe au nord, à l’ouest comme à l’est, on l’ignore. Par conséquent, très souvent au Spitzberg les météorologistes ne pourront annoncer le temps qu’il fera le lendemain. Dans le cas qui nous occupe la question devenait encore plus difficile. Le raid aérien ne devait-il pas, en effet, s’étendre jusqu’à plus de 1.000 kilomètres au nord de cet archipel, donc dans une région inconnue et où les mouvements de l’atmosphère demeurent ignorés. Dès lors, comment pouvoir garantir des conditions favorables pendant tout le trajet ?

Etablir la prévision du temps dans ces conditions n’est pas du domaine de la science, déclareront nombre de météorologistes. Prédire le temps au Pôle est pure conjecture, a-t-on dit. Aussi bien, je tiens à me défendre d’avoir commis une témérité en tentant cette tâche. Très fréquemment, en effet, il est impossible d’annoncer quel régime s’avance entre le Spitzberg et le Pôle, et encore moins quel temps règnera dans cette région un ou deux jours plus tard. Toutefois, de certains faits il est permis de conclure indirectement si la situation offre des chances de beau temps ou si, au contraire, elle présente de trop grands risques pour des aviateurs. Que ces pronostics reposent sur des bases fragiles et par suite puissent être erronés, dès le début, j’appelai sur ce point l’attention d’Amundsen et de ses collaborateurs. Néanmoins, ils préférèrent suivre les avis que la science pouvait leur donner, même s’ils devaient souvent demeurer dans le vague et être formulés sous les plus expresses réserves.

Depuis plusieurs années, tous les envois de renseignements météorologiques pour la prévision du temps ont lieu par T. S. F., de telle sorte que quiconque possède un récepteur peut les recueillir. Or, le Farm était muni d’un appareil de ce genre très perfectionné et notre radiotélégraphiste était un opérateur de premier ordre.

Aussi bien, à la baie du Roi, disposions-nous d’une documentation presque aussi complète que n’importe quel institut météorologique d’Europe.

Par une entente internationale, les heures d’émissions des renseignements météorologiques ont été fixées de manière à ce qu’un seul récepteur puisse capter les observations de toute l’Europe, de l’Amérique et du nord de l’Asie. Pour cette raison, elles ont lieu à intervalles rapprochés. Les émissions suivantes étaient régulièrement relevées par le Farm.

Observations de 2 heures.

  • 4 h. 30. — Stavanger (répétition d’Annapolis [Etats-Unis]).
  • 7 heures. — Londres (observations anglaises de 2 heures).

Observations de 8 heures.

  • 8 h. 12. — Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux Ours).
  • 8 h. 20. — Königswusterhausen (Allemagne).
  • 8 h. 25. — Haapsalu (Esthonie).
  • 8 h. 35. — Lyngby (Danemark).
  • 8 h. 40. — Karlsborg (Suède).
  • 8 h. 50. — Oslo.
  • 9 heures. — Londres (Angleterre, Færöer et Islande).
  • 9 h. 15. — Grudziadz (Pologne).
  • 9 h. 20. — Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).
  • 9 h. 30. — Sandhamn (Finlande).
  • 9 h. 35. — Budapest.
  • 9 h. 40. — Londres (observations de navires en mer).
  • 9 h. 50. — Londres (message général).
  • 10 heures. — Tromsö.
  • 10 h. 15. — Dietskoyé Siélo (Russie).
  • 10 h. 30. — Vardö (observations du nord de la Russie).
  • 10 h. 40. — Paris (émission générale).
  • 11 h. 45. — Oslo (observations de 11 heures en Norvège).
  • 11 h. 50. — Londres (observations de 11 heures en Angleterre).
  • 12 heures. — Dietskoyé Siélo (observations de Russie et de Sibérie).
Le N-25 remonte le fjord d’Oslo, amenant Amundsen et ses compagnons à la réception solennelle que leur réservait la capitale de la Norvège.

Observations de 14 heures.

  • 14 h. 12. — Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux Ours).
  • 14 h. 20. — Königswusterhausen (Allemagne).
  • 14 h. 35. — Lyngby (Danemark).
  • 14 h. 40. — Karlsborg (Suède).
  • 14 h. 50. — Oslo (Norvège).
  • 15 heures. — Londres (Angleterre, Færöer et Islande).
  • 15 h. 15. — Grudziadz (Pologne).
  • 15 h. 20. — Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).
  • 15 h. 30. — Sandhamn (Finlande).
  • 15 h. 50. — Londres (émission générale).
  • 16 heures. — Tromsö (émission générale).
  • 17 heures. — Paris (émission générale).
  • 17 h. 45. — Oslo (observations de 17 heures en Norvège).
  • 17 h. 50. — Londres (observations de 17 heures en Angleterre).
  • 18 h. 30. — Stavanger (répétition des radios d’Annapolis [Etats-Unis]).

Observations de 19 heures.

  • 19 h. 12. — Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux Ours).
  • 19 h. 20. — Königswusterhausen (Allemagne).
  • 19 h. 35. — Lyngby (Danemark).
  • 19 h. 40. — Karlsborg (Suède).
  • 19 h. 50. — Oslo (Norvège).
  • 20 heures. — Londres (Angleterre, Færöer et Islande).
  • 20 h. 15. — Grudziadz (Pologne).
  • 20 h. 20. — Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).
  • 20 h. 30. — Sandhamn (Finlande).
  • 20 h. 40. — Londres (observation de navires en mer).
  • 20 h. 50. — Tromsö (émission générale).
  • 21 h. 15. — Haapsalu (Esthonie).
  • 22 heures. — Paris (émission générale).

Presque toutes les stations de l’Europe septentrionale, occidentale et centrale figurent dans la liste ci-dessus. Les observations de pays dont les émissions ne pouvaient être entendues par le poste du Farm (Europe méridionale et orientale) nous parvenaient indirectement par les « messages généraux » de Londres et de Paris, résumant les observations de toute l’Europe. D’autre part, des Etats et des établissements organisèrent des émissions pour l’usage de notre expédition, ce dont je tiens à les remercier. Je signalerai en premier lieu celles envoyées par les Etats-Unis pour nous faire connaître des observations supplémentaires exécutées dans l’Alaska, au Canada et aux Etats-Unis même, lesquelles complétaient très heureusement, à notre point de vue, la documentation expédiée régulièrement par l’Amérique aux instituts d’Europe.

Il nous était particulièrement utile de recevoir des observations complètes de l’Alaska, le pays le plus septentrional qui soit habité de l’autre côté de l’océan Arctique. Tous ces renseignements, fournis par l’U. S. Weather Bureau, et envoyés par la station d’Annapolis, étaient captés par celle de Stavanger (Norvège), qui les répétait pour le Farm. De même, le poste de T. S. F. de Vardö répétait pour nous les émissions des stations du nord de la Russie et de la Sibérie.

L’Institut de géophysique de Tromsö, le poste central du nord de la Norvège pour la prévision du temps, nous envoyait trois fois par jour un résumé des observations dans la Norvège septentrionale. Nos confrères de cet institut m’ont prêté un concours dont je tiens à leur exprimer ma reconnaissance. Isolé au Spitzberg, j’attachai un prix particulier à conférer de temps à autre avec mes collègues de Tromsö qui possèdent une longue expérience de la météorologie de l’océan Glacial. A ce propos je signale que, quelques jours avant le départ d’Amundsen, Mr. Krogness, directeur de cet établissement scientifique, m’avisa que d’après ses calculs une période de temps stable semblait proche.

Le problème à résoudre consistait, à l’aide des observations des stations météorologiques établies dans l’extrême nord des continents, de connaître les mouvements atmosphériques qui pénétraient dans le bassin arctique et de déduire de ces mouvements le temps probable dans la région que les aviateurs devaient survoler entre le Spitzberg et le Pôle. Pour atteindre ce résultat, mon collaborateur et moi dressions deux fois par jour une carte du temps embrassant tout l’espace considéré, et une seconde concernant seulement l’Europe ; nous obtenions ainsi toutes les six heures un tableau de la situation météorologique.

Pour qu’aucun mouvement de l’atmosphère n’échappât à notre attention, mon collègue Calwagen[53] observait toutes les heures la direction et la force du vent, la nébulosité, la marche des nuages, leurs formes, leur hauteur, les précipitations, la visibilité, la température de l’air, l’humidité relative, la pression barométrique.

[53] Le 10 août 1925, ce météorologiste distingué a été tué dans un accident d’aviation.

Calwagen notait le régime des vents en hauteur au moyen de ballons-sondes. Ces observations présentant une très grande importance pour la prévision, quelques détails à leur sujet sont nécessaires. Pour ces expériences on emploie des ballons en caoutchouc colorés, gonflés à l’hydrogène, mesurant un diamètre de 0m,50 environ. On calcule leur force ascensionnelle, puis, lorsque le lâcher a eu lieu, on suit le ballon à la lunette d’un théodolite, et toutes les trente secondes on note l’angle. A l’aide de ces mesures, on construit la route suivie par le ballon ; cette route vous indique la direction des vents régnant à différentes hauteurs.

Il ne nous fut pas toujours facile de trouver un emplacement convenable pour le théodolite. Si le lancement avait lieu à bord du Farm, souvent, quelques minutes après le départ, le ballon se trouvait masqué, soit par un mât, soit par la cheminée. La banquise recouvrant le fjord eût offert un site plus commode, si parfois elle n’avait été lentement soulevée par la houle. A l’île des Danois, mon collaborateur opéra généralement à terre ; il lui arriva même un jour de dresser son théodolite sur un gros glaçon échoué.

Du 5 avril au 29 mai, 62 ballons-sondes furent lancés. L’un d’eux fut suivi jusqu’à l’altitude de 10.500 mètres. Ce jour-là, il est vrai, le vent était très faible dans toute l’épaisseur de cette tranche de l’atmosphère. En général il soufflait, au contraire, avec une telle force que le ballon était perdu de vue, alors qu’il se trouvait encore à une faible hauteur.

Il serait trop long de décrire les diverses méthodes employées pour établir des prévisions à l’aide des cartes du temps et des observations faites sur place. Je me bornerai donc à indiquer les principes essentiels dont nous nous sommes servis pour choisir le jour du départ.

L’expérience démontre que dans les aires de basses pressions la nébulosité est élevée et les précipitations fréquentes, tandis que le beau temps avec ciel clair règne dans les zones de hautes pressions. Les aviateurs ne devaient donc pas partir lorsqu’une dépression s’avancerait vers le Pôle et semblerait devoir passer dans ses environs. En conséquence, pour être à peu près certain de ne pas rencontrer de mauvais temps, il importait d’attendre l’arrivée de hautes pressions. Enfin, seconde condition très importante, il était nécessaire que l’anticyclone se trouvât au nord du Spitzberg afin que les explorateurs ne fussent pas exposés au mauvais temps, après avoir volé plusieurs heures dans un beau ciel ensoleillé. Un anticyclone au Pôle amène au Spitzberg des vents de nord-est et une basse température. Dans l’île occidentale de cet archipel, ce vent souffle de terre, par suite y détermine un temps clair. Sur la côte nord ses effets sont moins certains ; pressé par cette brise contre les montagnes, l’air s’élève le long de leurs versants ; d’où possibilité de la formation de nuages. Le plus souvent ces nuages ne couvrent qu’une aire limitée, les aviateurs la traverseront donc rapidement ; en tout cas ils pourront la survoler.

De ces explications, il résulte que l’indice le plus sûr, au Spitzberg, d’une situation météorologique stable est fourni par l’existence d’un vent de nord-est régnant non seulement au niveau du sol, mais encore jusqu’à une altitude élevée. Lorsqu’un ballon-sonde annonce un tel régime, c’est la preuve que de hautes pressions existent au Pôle jusqu’à une grande hauteur, qu’elles ne se manifestent pas seulement dans les couches inférieures, par suite qu’elles ne peuvent être détruites par la simple approche d’une dépression située plus au sud.

Le premier anticyclone apparut le 4 mai, juste au moment où le montage des avions était achevé. A cette date, de hautes pressions occupaient tout le bassin arctique, entourées d’aires de basses pressions. Les plus importantes de ces dépressions s’observaient sur l’Irlande, le nord de la Norvège ; trois autres existaient dans la Sibérie septentrionale et une dans le Canada arctique. Cette situation favorable ne persista pas. La zone de basses pressions du nord de la Norvège s’élargit, puis se déplaça vers le nord-est, refoulant les hautes pressions vers le Groenland.

Le 8 mai, avant que les derniers préparatifs pour le vol ne fussent terminés, l’aire cyclonique s’était avancé si près du Pôle, que l’envol dut être contremandé.

Ensuite une période prolongée de mauvais temps obligea les aviateurs à attendre. Le vent soufflait d’entre sud et ouest, le ciel était complètement couvert et les chutes de neige fréquentes. Parfois une éclaircie survenait pendant une demi-journée, mais jamais suffisamment longue pour que l’on pût songer à prendre le départ. Le 18 mai cette situation commença à se modifier. Une grosse dépression passa sur l’île aux Ours, amenant des vents d’est au Spitzberg ; en même temps, derrière ce cyclone, une aire de haute pression s’avança du Labrador vers le Groenland en direction du Pôle. A cette date, au Spitzberg, le vent était encore trop fort et le ciel trop couvert pour pouvoir partir, mais il y avait apparence d’amélioration pour les jours suivants.

Trois jours plus tard les circonstances atmosphériques devenaient favorables. L’aire de hautes pressions couvrait tout le bassin arctique, et la dépression de l’île aux Ours avait filé vers la Sibérie septentrionale. Néanmoins jusque dans la matinée du 21, à la baie du Roi, le ciel resta couvert avec averses de neige. Ce mauvais temps était déterminé par une petite dépression locale au-dessus de la langue d’eau tiède que le Gulf-Stream amène le long de la côte ouest du Spitzberg. Seulement le 21, le vent d’est acquit assez de force pour la repousser vers la pleine mer ; dès lors, à partir de midi, un soleil étincelant brilla dans un ciel sans nuage. C’était la situation attendue depuis si longtemps, et c’était la première fois qu’elle se présentait depuis que les avions se trouvaient parés pour le vol. Il fallait donc en profiter, d’autant que la fin de mai et, par suite, la période de brume approchait à grands pas.

Amundsen porté en triomphe à Oslo.
(Cliché Illustration)

De brume nous n’en avions pas encore vu et, sans les renseignements fournis par les observations du Farm, pendant les années 1893-1896, sur la fréquence de ce météore dans le bassin polaire, on aurait été tenté de remettre le départ. Le 21, le froid était, en effet, assez vif : − 9° à la baie du Roi, peut-être − 15° au Pôle. Pour les aviateurs, comme pour les moteurs, une température moins basse eût été préférable. Entre deux maux on dut choisir le moindre.

Aussitôt que l’été commence dans le nord des deux continents, la brume couvre progressivement le bassin arctique. Tout courant aérien pénétrant dans cette région, quelle qu’en soit la direction, entraîne de l’air chaud, lequel se refroidit au contact de la banquise. Le refroidissement de cet air chaud et humide est la cause génétique de la brume. Elle naît indépendamment du régime des pressions. Ainsi, en été, la présence d’une aire anticyclonique autour du Pôle n’implique nullement des circonstances favorables pour l’aviation. En pareil cas, on ne rencontrera pas de nuages élevés susceptibles de se résoudre en neige ; par suite le vol pourra s’accomplir par un soleil rayonnant, mais la brume, même si son épaisseur ne dépasse pas quelques mètres au-dessus du sol, mettra obstacle à l’atterrissage.

Que le 21 mai une brume de ce genre s’étendît sur une partie du bassin polaire, cela était peu probable, pour ne pas dire impossible. Ce jour-là, le vent de nord-est était si froid (−9°) qu’il devait provenir de la partie centrale de la banquise, et, selon toute vraisemblance, en cours de route vers le Spitzberg, il ne devait pas subir un nouveau refroidissement susceptible d’amener la formation de nuages.

Ces différentes considérations nous amenèrent à formuler l’avis suivant :

« Aujourd’hui la situation météorologique est très favorable, et l’on devra attendre longtemps avant d’en retrouver une pareille. »

Ce ne fut pas sans émotion que je communiquai ce pronostic aux aviateurs ; jamais je ne me suis senti une aussi lourde responsabilité en donnant une prévision du temps. Avec leur calme habituel, Amundsen et ses compagnons décidèrent immédiatement le départ.


Les émissions recueillies dans l’après-midi n’annoncèrent aucune modification de la situation. D’ailleurs, le ciel s’éclaircit de plus en plus. Calwagen profita de cette circonstance pour lancer un ballon-sonde qu’il suivit jusqu’à une hauteur de 4.000 mètres. Sauf dans les couches inférieures devant la baie du Roi où soufflait un vent de sud-est, le nord-est régnait jusqu’à 4.000 mètres. Aux grandes altitudes, il atteignait une vitesse horaire de 16 à 20 kilomètres. S’il conservait cette vitesse pendant toute la durée du vol, évaluée à 8 heures, les avions devraient être déportés dans l’ouest de 130 à 160 kilomètres. A 5 h. 15, Amundsen prit le départ… L’œuvre des météorologistes était terminée.

Quarante-cinq jours plus tard, les aviateurs étaient de retour à Oslo. Avec quel intérêt je lus leurs cahiers d’observations ! Ne fournissent-ils pas des informations sur un monde jusqu’ici fermé aux météorologistes et, en outre, ne leur donnent-ils pas beaucoup à penser, surtout à celui qui osa fournir aux aviateurs une prévision du temps dans la région inconnue qu’ils devaient survoler ?

Examinons les faits mentionnés dans ces documents.

Après avoir longé la côte ouest du Spitzberg, Amundsen rencontra, autour des cimes de l’île des Danois et de l’île d’Amsterdam, une nappe de brume s’étendant dans le nord à perte de vue.

Ne l’ayant pas observée, je ne puis me prononcer sur sa nature. Lorsque douze heures plus tard nous arrivâmes avec le Farm à l’île des Danois, le ciel était complètement dégagé. Dans mon opinion, cette brume était formée de nuages très bas, comme souvent nous en avions vu au début de mai lorsque nous étions mouillés dans la South Gat, attendant un temps favorable.

Ces nuages naissent lorsqu’un vent froid souffle de la banquise vers la mer libre. En passant au-dessus des nappes d’eau situées au milieu des glaces ou à leur lisière, la masse d’air qu’il véhicule se réchauffe par en-dessous. Cet air chaud s’élève et dans son ascension forme des nuages. A mesure que le phénomène se répète, leur épaisseur et leur étendue augmentent. D’après les observations que j’ai faites à l’île des Danois au début de mai, la limite inférieure de ce plafond se trouve à l’altitude de 200 mètres. Cette panne s’étend rarement en hauteur à plus de 1.000 mètres ; on peut donc la survoler facilement. D’autre part, son extension vers le nord ne semble pas très considérable ; selon toutes probabilités, elle ne doit pas se rencontrer dans cette direction au delà des nappes d’eau libre éparses au milieu de la banquise. Un aviateur ne s’expose donc pas à de trop grands risques en survolant cette mer de nuages riveraine de la zone de ciel clair située plus au nord.

Amundsen a couru cette chance, et il a bien fait. Après un vol de deux heures à partir de l’île des Danois en direction du nord, il arriva à la fin des nuages et, à partir de ce moment jusqu’à l’amerissage, rencontra un ciel serein.

Les renseignements météorologiques que l’expédition a recueillis présentent un grand intérêt pour les prochaines expéditions aériennes dans l’Arctique. Lorsqu’un vent froid souffle du Pôle vers le sud, on doit prévoir la formation de pannes de nuages dans les zones de transition, entre la banquise et la mer libre, même si un temps clair règne dans les régions plus rapprochées du Pôle. Ces nuages se produisent en toute saison, le plus fréquemment cependant pendant la saison froide, à l’époque à laquelle la différence entre les températures de la glace et de la mer atteint sa plus grande amplitude.

L’amerissage eut lieu par faible brise, probablement près du centre de l’anticyclone qui couvrait le bassin arctique. Au cours du voyage vers le nord, le vent paraît avoir été beaucoup plus frais qu’il n’avait été prévu, à en juger d’après la dérive de 250 kilomètres éprouvée en huit heures de vol. Le vent aurait atteint une vitesse moyenne horaire de 30 kilomètres, donc plus élevée que celle mesurée à l’aide d’un ballon-sonde à la baie du Roi, soit 20 kilomètres. Les avions ont donc d’abord traversé une zone de vent de nord-est très frais, au nord du Spitzberg, puis une région moins agitée en approchant du Pôle.

Ces considérations m’amènent à la question suivante : « Aurait-on pu choisir pour le voyage une journée où la brise eût été plus faible, par suite la dérive moindre, ce qui aurait permis d’atteindre le Pôle même ? »

Suivant toute vraisemblance, le 22 eût été préférable au point de vue vent. Ce jour-là, Calwagen observa à l’île des Danois, à l’altitude de 500 mètres, une brise de 13 kilomètres seulement, laquelle n’aurait déterminé une dérive que de 100 kilomètres environ. Par contre, les observations d’Amundsen à son camp du 87° 43′ indiquent à la date du 22 mai une faible brise de nord, donc un vent contraire près du Pôle. Ce qui est plus grave, c’est qu’à cette date le ciel n’était plus clair dans l’extrême nord.

« Pendant les deux dernières heures du vol, écrit Amundsen, des nuages légers très élevés avaient commencé à paraître ; ils permirent cependant d’exécuter une observation aussitôt après l’amerissage. Le lendemain, le beau temps est passé ; un plafond uniformément gris recouvre tout le ciel. C’est le temps normal de l’été polaire, tel que les observations du Farm nous l’ont fait connaître. Le 23, le 24, le 25, même temps, ciel gris, pas de précipitation, mais pas de soleil. Le 22, le 23, le 24, brise du nord, le 25 elle tombe. »

Comment ces événements météorologiques se manifestent-ils sur la carte du 22 mai ? Elle montre peu de changements par rapport à celle du 21. Le vaste anticyclone qui s’étendait le jour du départ sur le bassin arctique persiste. Le calme observé par les explorateurs indique qu’ils ne devaient pas se trouver loin de son centre. Ainsi, d’après la carte, la situation serait très favorable. Rencontrant ce même jour à l’île des Danois un magnifique temps ensoleillé qui se maintint vingt-quatre heures, je fus persuadé qu’il s’étendait jusqu’au Pôle. Or, les observations d’Amundsen nous apprennent que cette prévision ne s’est pas réalisée et que, même dans le cas d’une distribution favorable des hautes pressions, le ciel demeure couvert, au Pôle, à une date aussi avancée vers l’été que la fin de mai[54].

[54] Cette constatation est un des faits nouveaux révélés par l’expédition Amundsen dans le domaine de la météorologie. Pendant l’expédition du Farm, aucune aire étendue de hautes pressions ne pénétra dans le bassin arctique à la fin de mai.

Au 87° 43′ rarement les nuages se dispersèrent. Le 29 mai, par exception, le soleil brilla dans un ciel presque complètement dégagé. Cette clarté était simplement l’indice de l’approche du mauvais temps. Dans la nuit du 28 au 29 mai, une bourrasque de neige passa sur le Spitzberg en marche vers le Nord. Le 30 mai, elle atteignit le camp des explorateurs par 87° 43′. L’éclaircie du 29 avait donc été accidentelle. Si les aviateurs étaient partis ce jour-là pour le sud, ils auraient rencontré un impénétrable tourbillon de neige quelques heures après leur départ. L’existence de temps clair en avant de temps donnant lieu à de fortes précipitations neigeuses ou liquides est un phénomène connu des pays situés sous de basses latitudes. Il est intéressant de savoir qu’il se manifeste également au Pôle.

Ensuite survint une période avec vents dominants de sud et de sud-est, lesquels déterminèrent une hausse rapide de la température. Le 24 mai, la journée la plus froide qu’Amundsen ait observée sur la banquise, le thermomètre descendit à − 12°,5 ; au changement de lune, il remonta à − 7°, et le 7 juin il s’éleva à 0°. Ce rapide passage de la « température hivernale » à la « température estivale » est caractéristique du climat arctique. Au Pôle, le « printemps » dure non pas plusieurs mois, comme sous des latitudes plus basses, mais seulement quelques semaines.

A partir du 7 juin, la température oscilla autour de 0°, un jour s’élevant quelque peu au-dessus, un autre descendant légèrement en dessous ; aussi bien, peut-on considérer 0° comme la température estivale caractéristique du bassin arctique. Souvent des couches d’air provenant du sud, par suite possédant une température supérieure à 0°, arrivent dans cette zone, mais au contact de la banquise elles se refroidissent immédiatement à 0°. Ce refroidissement est, comme je l’ai expliqué plus haut, l’agent génétique des brumes, la glace déterminant la condensation de la vapeur d’eau suspendue dans cet air. La première brume s’étendant jusqu’au niveau de la banquise fut observée le 2 juin ; le 5, elle apparut de nouveau, et par la suite très fréquemment, si bien que les jours complètement clairs devinrent exceptionnels. Heureusement le 15 juin, jour où Amundsen et ses compagnons repartirent pour le sud, la visibilité fut suffisante pour permettre l’envol et pour que ces audacieux explorateurs pussent trouver la route afin de s’échapper du pays des brumes.

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