En avion vers le pôle nord
CHAPITRE III
Droit au Nord par les airs.
Les dernières terres du Spitzberg. — La brume. — Curieux phénomène de réfraction. — Le grand désert blanc. — Descente sur la banquise.
Aussitôt que nous avons aperçu le N-24, nous virons de nouveau pour mettre le cap droit au Nord. Les deux grands oiseaux commencent leur vol vers l’inconnu.
A ce moment, ma pensée se porte vers mes collaborateurs, pleine de reconnaissance à leur égard. Je leur dois tant ! Je suis pénétré de gratitude envers Riiser-Larsen, dont l’habileté a rendu possible le départ, envers Ellsworth qui m’a si généreusement apporté le concours de ses libéralités, bref envers tous mes compagnons. Ne m’ont-ils pas témoigné le dévouement le plus absolu et la confiance la plus complète ? Et maintenant ne risquent-ils pas leur vie avec entrain pour le succès de mon entreprise ? Désormais, grâce à eux, je ne sentirai plus le dédain méprisant qui tant de fois, durant les années de mauvaise fortune, fit courber mes épaules[18]. En admettant même que nos appareils s’abattent ici même, on ne pourra plus nier que mon expédition ne soit sérieuse et que son principe ne soit juste.
[18] Allusion aux attaques aussi violentes qu’injustes dont Amundsen fut l’objet dans son propre pays, à la suite de ses échecs répétés pour pénétrer dans le bassin arctique. (Note du traducteur.)
Nous avançons rapidement le long de la côte nord-ouest du Spitzberg, au-dessus d’une mer libre de glaces. Voici la baie de la Madeleine, la South Gat, l’île des Danois, et, après une heure de vol, l’île d’Amsterdam. Là, brusque changement de décor. Devant nous une muraille noire, la brume, l’hôte si redoutable de l’Arctique. Elle est épaisse comme de la bouillie de gruau. Ce sont d’abord de longs filaments tourbillonnant sous la poussée du vent de Nord-Est, puis une immense nappe, grise, froide, de plus en plus dense.
Prenant aussitôt de la hauteur, nous naviguons au-dessus de cette mer de nuages. Le N-24 nous suit à une moindre altitude.
Entre temps apparaît le plus bel effet de réfraction dont j’ai jamais été témoin. Sur la nuée se reflète notre avion entouré d’un halo brillant de toutes les couleurs du prisme.
Après avoir relevé le sommet de l’île d’Amsterdam, le cap est mis au Nord. Cette brume me surprend ; je ne m’attendais pas à la rencontrer si tôt, non plus que sur une aussi grande étendue. Le phénomène, loin d’être local, se manifeste sur une surface énorme. Pendant pas moins de deux bonnes heures, nous survolons ces nuages ; ils doivent donc atteindre une longueur de 200 kilomètres au minimum. De temps en temps, des trous s’ouvrent dans la grisaille ; malheureusement ils sont trop étroits pour permettre l’emploi du compteur de vitesse et du dérivomètre. A travers ces jours nous apercevons des fragments de la banquise. Jusqu’au 82° de latitude, elle est formée de glaçons de faibles dimensions séparés par des canaux ; nul doute qu’un bateau muni d’une machine quelconque ne puisse se frayer un passage à travers cette masse flottante.
Peu après 20 heures, la brume devient moins épaisse ; elle s’éclaire par en bas, quelques instants plus tard, brusquement, elle disparaît ; l’impression d’un rideau que l’on déchire, et devant nous se découvre la grande banquise polaire. D’horizon en horizon une blancheur illimitée. Les heures passent ; toujours du blanc, du blanc, toujours et partout rien que du blanc. Cette immensité immaculée, en apparence rigide, constitue une des forces aveugles les plus redoutables de la nature. Depuis des siècles, que de catastrophes elle a causées ! Que de drames se sont déroulés à sa surface ! Seuls quelques géants ont réussi à la vaincre, Nansen et Johansen, le duc des Abruzzes, Peary. Mais pour quelques victoires, combien de défaites et combien de morts ! Combien d’intrépides explorateurs, partis pleins d’ardeur et de foi dans le triomphe, ont succombé sous son étreinte mortelle ? Combien de beaux et solides navires ont coulé, broyés dans son étau irrésistible ? Nulle trace, nul vestige n’en subsiste. Toutes ses victimes demeurent ensevelies sous ce blanc éternel.
Un aviateur envisage constamment l’éventualité d’un atterrissage. A tout moment une panne de moteur peut se produire ; en pareil cas, s’il n’existe pas à proximité un terrain permettant la descente dans de bonnes conditions, la situation deviendra singulièrement périlleuse. Or, à perte de vue dans toutes les directions, pas une seule plaque propice à un atterrissage ne se découvre à la surface de la banquise. Le pack[19] polaire présente l’aspect d’une suite continue de champs entourés de hautes murettes ; les champs sont très étroits et les murettes très larges, plus larges même que les champs. Nulle part le moindre espace plan ; partout de longues chaînes de monticules et des labyrinthes de saillies rébarbatives. Parfois un petit ruisseau se découvre, mais si petit qu’on pourrait le franchir d’une enjambée. Jamais je n’ai vu un paysage aussi uniforme. Si je n’étais constamment occupé à prendre des observations et des notes, très certainement la monotonie du panorama et du vrombissement du moteur m’endormirait. Riiser-Larsen avoua plus tard s’être assoupi quelques instants ; je le crois sans peine.
[19] Banquise dans le vocabulaire technique. (Note du traducteur.)
Pendant le vol, la température moyenne a été d’environ 13° sous zéro. Tout le temps le N-24 se montre dans notre voisinage ; jamais nous ne le perdons de vue.
A plusieurs reprises j’essaie, sans succès, de prendre des hauteurs solaires. Le soleil est très visible, mais la ligne d’horizon demeure flou. Pendant notre séjour à la baie du Roi, nous avons expérimenté des sextants munis d’un horizon artificiel, des sextants à bulbe de construction américaine ; les résultats ont été si défectueux que nous avons renoncé à leur emploi. Dans ces conditions force est de me contenter de ce que la nature m’offre ; or, ce qu’elle m’offre n’est guère satisfaisant. Au loin banquise et ciel se confondent complètement.
Deux heures après avoir relevé l’île d’Amsterdam je puis mesurer notre vitesse et notre dérive. Mais que s’est-il passé, dans l’intervalle, durant le vol au-dessus de la mer de nuages ? Si la vitesse et la dérive demeurent inconnues, il devient impossible de déterminer la direction du vent ; surtout lorsque l’on marche à raison de 150 kilomètres à l’heure. Quand nous sortons de la brume, le temps est clair ; seulement dans l’Est quelques cirrus très hauts. Vers 22 heures, un rideau de stratus légers à une altitude considérable ; le soleil n’en reste pas moins parfaitement visible. Sa position et la déclinaison du compas indiquent que nous avons été notablement déportés dans l’Ouest. En conséquence, progressivement nous venons dans l’Est.
Non, je n’ai jamais vu un désert aussi absolu, une pareille absence de vie. Je m’attendais à apercevoir un ours de temps à autre, mais non, ni ours, ni phoque, ni oiseau, pas un être vivant !
Le 22, à 1 h. 15, pour la première fois, nous découvrons une nappe d’eau tant soit peu étendue, un grand étang envoyant d’étroites branches dans diverses directions, la première surface propice à une descente observée depuis que nous survolons la banquise. Notre estime nous place par environ 88° de latitude, mais par quelle longitude ? nous n’en avons pas la moindre idée. Nous avons été déportés dans l’Ouest, cela est certain ; de combien ? nous l’ignorons complètement.
Sur ces entrefaites, Feucht annonce que la moitié de la provision d’essence est consommée. Dans ces conditions nous allons essayer une descente. Mon intention est d’atterrir, d’effectuer les observations astronomiques nécessaires pour déterminer notre position ; après quoi je verrai, je déciderai au mieux des circonstances.
Remarquer les caisses contenant les ailes placées debout pour être débarquées.
(Cliché Illustration)
Il s’agit maintenant de choisir le terrain sur lequel nous allons nous poser. Un amerissage sur l’étang offre, certes, le moins de risques ; par contre, la situation pourra devenir ensuite extrêmement périlleuse. D’un moment à l’autre cet étang peut se fermer, les nappes d’eau que l’on rencontre au milieu de la banquise sont si éphémères ! Il est possible que les champs de glace entourant ce bassin viennent brusquement à se rejoindre ; l’avion sera alors écrasé avant que nous ayons réussi à le sortir de l’eau. Pour cette raison nous décidons d’atterrir sur la banquise, si nous découvrons un emplacement favorable. Afin de nous rendre compte du terrain, nous descendons en décrivant de grands orbes. Soudain, pendant cette manœuvre, le moteur arrière a de très fréquents ratés. Du coup la situation change complètement. Une descente immédiate devient nécessaire, nous nous poserons où la fortune nous conduira. Etant donné la faible hauteur à laquelle nous volons maintenant, impossible d’atteindre le grand étang. Nous allons tenter d’amerir sur l’un de ses bras.
Rempli de petits glaçons et de neige fondante, il n’est pas précisément engageant, mais nous n’avons pas le choix. C’est dans de telles circonstances que l’on se félicite d’être piloté par un homme d’un sang-froid imperturbable et à décision rapide. La moindre hésitation peut, en effet, devenir fatale. Le chenal est suffisamment large pour l’avion, mais gare les hauts monticules de glace[20] dressés sur ses rives ; nous risquons de briser nos ailes contre ces mamelons, une fois que nous aurons touché l’eau.
[20] Monceaux de blocs créés par les collisions des champs de glace les uns contre les autres. (Note du traducteur.)
Le début de l’opération a un plein succès. Nous amerissons sur la bouillie de neige et de glace, flottant à la surface du canal. Par un côté la présence de ce magma glacé est un bien, en ce qu’il amortit notre vitesse ; par contre, sur ces eaux sirupeuses en quelque sorte, l’appareil n’obéit plus aussi rapidement. Nous rasons un premier monticule sur la rive droite ; aussitôt après un second se lève de l’autre côté ; nous le frôlons presque, en soulevant un tourbillon de neige sur ses flancs ; après cela, en voici un troisième à droite, plus gros, plus dangereux que les deux premiers. Réussirons-nous à le doubler ? Simple spectateur, j’éprouve une poignante anxiété. Sur la physionomie de Riiser-Larsen, pas un muscle ne bouge ; notre pilote garde le plus admirable sang-froid… Veine ! nous franchissons sans accroc ce cap périlleux, nous avons dû passer à un millimètre de sa muraille, cela dit sans la moindre exagération. A tout instant, je m’attends à ce qu’une aile frappe un mamelon et ne soit arrachée. Très épaisse, la bouillie de neige amortit de plus en plus notre élan ; finalement nous nous arrêtons à l’extrémité du canal, le nez tout contre un gros monticule. Là encore un millimètre de plus et l’avion se brisait.
Nous sommes sauvés.