En avion vers le pôle nord
CHAPITRE II
Le transport des avions.
Difficultés de trouver des navires appropriés. — Un ouragan. — Départ de Tromsö. — Une navigation mouvementée. — Arrivée à la baie du Roi. — Débarquement et montage des avions. — Essai des appareils.
Des multiples tâches incombant au commandant en second, le transport des avions depuis Marina di Pisa jusqu’au Spitzberg constituait peut-être la plus délicate et la plus difficile. Etant donné l’époque du voyage, je devais prévoir la rencontre de banquises dans l’océan Glacial ; par conséquent, un navire capable de résister aux chocs des glaces était nécessaire pour la traversée entre le nord de la Norvège et le Spitzberg. Maints bateaux me furent proposés, mais aucun ne répondait à mes desiderata, et je commençais à désespérer lorsque l’on m’offrit le Hobby. Après avoir comparé les dimensions de nos énormes colis et celle de ses écoutilles, je me décidai en faveur de ce navire. Les groupes-moteurs seraient arrimés dans sa cale, tandis que les quatre énormes caisses contenant les autres parties des appareils seraient placées sur le pont.
Cette question réglée, après de longues et laborieuses négociations, j’affrétai le vapeur Varga pour le transport des avions d’Italie en Norvège.
Tromsö avait été choisi comme lieu de rassemblement de l’expédition. Ce port ne possédant pas de puissants appareils de levage, le transbordement des caisses d’avions du Varga sur le Hobby fut opéré à Narvik, port d’embarquement des minerais de Laponie parfaitement outillé à tous égards.
En raison de lenteurs apportées dans la réparation de son moteur, je n’entrai en possession du Hobby, à Tromsö, que le 31 mars. A grand’peine, ce jour-là, il put arriver jusqu’au quai ; son hélice neuve, beaucoup trop grande, paralysait sa marche. Il fallut, par suite, ramener le bateau au chantier et remettre en place son ancien propulseur. Ce contretemps n’entraîna pas, heureusement, de conséquences graves, le Varga ayant été retardé par les tempêtes. Le 1er avril, le Hobby fut enfin paré pour l’appareillage et, le lendemain soir, il mouillait à Narvik.
Le 3, le Varga arriva à son tour dans ce port. Nos précieuses caisses n’avaient éprouvé aucun dommage, quoique, en cours de route, les tempêtes eussent été fréquentes, le capitaine ayant eu l’attention de ne marcher qu’à vitesse réduite par les gros temps.
L’après-midi, sa cargaison fut débarquée et placée sur des trucs pour être amenée sous la grue ; après quoi, le chargement du Hobby commença, et en même temps mes tribulations.
Impossible de descendre les caisses des moteurs dans la cale ; les écoutilles sont trop étroites ! Leurs dimensions réelles diffèrent sensiblement de celles que le plan du bateau leur attribuait.
En présence de cette situation, je fais sortir un des moteurs de sa caisse, et, après l’avoir divisé en trois parties, le fais arrimer dans la cale. Je n’en ai pas fini avec les déboires de ce genre. Le grand mât est planté à un mètre en avant de la position indiquée sur le plan du bateau ; de ce fait, les deux grandes caisses contenant les ailes ne peuvent être placées longitudinalement l’une à la suite de l’autre, comme j’en ai formé le projet. Je n’ai pas le choix entre beaucoup de solutions, ou bien ces caisses seront placées en travers du bateau, auquel cas elles dépasseront chaque bord de 1 m. 50, ou bien je devrai affréter un second navire pour transporter l’un de ces deux énormes colis au Spitzberg. Une compagnie de Narvik m’ayant demandé la somme exorbitante de 20.000 couronnes[50] pour ce voyage, la question fut résolue du coup.
[50] La couronne norvégienne vaut 1 fr. 40 au cours normal, et aujourd’hui plus de 5 francs. (Note du traducteur.)
Peu s’en fallut qu’un accident ne vînt mettre un terme à l’expédition avant qu’elle ne fût commencée. Dans la nuit du 4 au 5 avril s’éleva un ouragan d’une violence sans exemple. La rame de wagons portant les caisses des ailes, les coques et le moteur, qui n’avait pas été embarqué, se trouvant très exposée aux rafales, le veilleur, de crainte d’un accident, appela au secours. Aussitôt, des gens arrivent à la rescousse et « saisissent » solidement les caisses sur les wagons. Entre temps, le truc portant la caisse du moteur part à la dérive, le frein ayant été desserré un instant. Arrivé au milieu du quai, il se trouve fort heureusement abrité par un hangar ; grâce à cette circonstance, il put être arrêté avant qu’il n’entrât en collision avec un monceau de bois. Si le veilleur avait tardé à appeler, très certainement une de nos caisses eût été jetée à l’eau. Lorsque l’amarrage fut terminé, les rafales atteignaient une telle violence que les hommes faillirent être enlevés par le vent. Pendant cette nuit, plusieurs bateaux mouillés dans le port chassèrent et subirent des avaries.
En raison du mauvais temps, l’embarquement dut être suspendu jusqu’au 6 avril. Une des caisses contenant les ailes fut placée dans la longueur du navire et l’autre en travers, et par-dessus cette dernière les coques des hydravions.
La charge de pont du Hobby atteignait une hauteur d’autant plus effrayante que le bateau allait affronter l’océan Glacial. Si une avarie survient en cours de route, l’expédition devra encore une fois être remise ; lorsque je réfléchis à cette éventualité, j’éprouve une sorte d’effroi. Les avertissements ne me manquent pas, d’ailleurs. Le capitaine du Hobby et son pilote des glaces, dont j’apprécie hautement les qualités professionnelles, déclarent que « cela pourra marcher », mais à condition que la chance favorise le voyage.
Aussitôt le navire sorti du port, la barre fut mise toute, pour juger de sa stabilité. J’ai alors la satisfaction de constater que le Hobby donne moins de bande que je ne m’y attendais. Je souhaitais un peu de roulis dans le Vestfjord[51], afin de me rendre compte de la tenue du navire, mais la mer resta plate. Ce fut fort heureux, car si j’avais été témoin de ses embardées, avant de nous engager dans l’océan Glacial, jamais je n’aurais osé entreprendre cette traversée et aurais immédiatement affrété un second navire pour le transport du matériel ; d’où une augmentation du déficit dans le budget de l’expédition.
[51] Large fjord ouvert entre les Lofoten et le continent au nord de Narvik. (Note du traducteur.)
Le 9 avril, nous arrivons à Tromsö. Pour la première fois l’expédition se trouve réunie tout entière. Le lendemain, à 5 heures du matin, elle prenait la mer, répartie entre le Farm et le Hobby.
10 avril. — A 7 h. 30, je vais me reposer ; deux heures plus tard, on frappe à ma porte. Le Farm annonce l’envoi d’une communication. M’étant couché tout habillé, je suis sur le pont, dès que j’ai les yeux ouverts. A bord de l’autre bateau, un homme fait des signaux à bras : Nous allons à… Ne distinguant pas la suite de la phrase, je demande la répétition du message. Le timonier du Farm ne voit pas, ou plutôt interprète mal mes mouvements ; croyant évidemment que j’ai compris sa communication, il saute à bas de son poste, tandis que son bateau s’éloigne. Après avoir essayé de suivre le Farm, nous le perdons de vue. Nous sortons alors de l’archipel côtier ; dès que nous sommes dehors, quelle mer et quel roulis ! Les caisses des ailes placées en travers du pont baignent dans l’eau à chaque embardée. Bientôt une des coques d’avion commence à se déplacer d’un bord sur l’autre. Nous mettons alors à la cape. La situation est singulièrement préoccupante. Quelle décision prendre ? Si, comme j’en ai tout d’abord la pensée, nous rentrons pour transborder sur un second bateau partie de notre chargement du pont, nous allons perdre un temps précieux. Si, au contraire, nous essayons de tenir tête au mauvais temps et de poursuivre notre route vers le Spitzberg, nous risquons que les avions ne soient enlevés par un coup de mer. L’avenir de l’expédition se trouve en jeu.
Le Hobby tient admirablement la cape. Dans ces conditions, je décide de continuer notre route ; si la brise force, nous stopperons de nouveau.
Dans la nuit, le temps devient moins mauvais, le vent tombe peu à peu ; seule une grosse houle subsiste, nous faisant rouler durement.
Passé l’île aux Ours, de nouveau la brise fraîchit. Soufflant du sud-est, elle aide notre marche, mais, peu à peu, elle force et la mer grossit. De nouveau, situation très critique. Si nous mettons à la cape, au moment où nous virerons et aurons la mer par le travers, nous risquons la perte de tout notre chargement de pont. Nous roulons bord sur bord, si violemment que l’homme à la barre fait une chute grave.
De ma vie, je n’ai éprouvé un sentiment de peur aussi vif. Je ne tremble certes pas pour ma peau ; d’ailleurs, elle n’est pas encore en danger ; j’ai peur pour les avions, je crains qu’un accident ne vienne anéantir nos espoirs pour cette année.
Dans la soirée du 12, le vent cesse enfin d’augmenter ; durant la nuit, il mollit progressivement. Le lendemain soir, nous arrivons devant des champs de glace ; d’après notre estime, nous devons nous trouver à hauteur de la partie centrale du Spitzberg. Dans des circonstances ordinaires, nous aurions dû faire route au nord-ouest, jusqu’à la latitude de la baie du Roi, afin de naviguer en mer libre. La glace nous promettant une mer plate, par suite la sécurité pour notre cargaison de pont, nous « piquons » à travers ce « champ » en direction de terre ; selon toute vraisemblance, nous rencontrerons de l’eau libre le long de la côte. A mesure que nous avançons au milieu de cette petite banquise, la mer tombe. Combien nous bénissons cette glace ; après ces dernières journées si émouvantes, elle nous procure le calme.
A 23 heures, la brume masquant toute vue, nous stoppons près d’un amas de gros glaçons. Si les nuages ne se lèvent pas, nous éprouverons des difficultés à entrer dans la baie du Roi ; pour le moment, nous sommes en sûreté, et cela nous suffit.
13 avril. — A 6 heures, nous remettons en marche. La brume est toujours aussi épaisse. A part une hauteur méridienne prise le 12 dans de mauvaises conditions, nous n’avons pu faire aucune observation. Par conséquent, il n’est guère prudent d’approcher de terre ; nous faisons donc route à travers les canaux ouverts au milieu de la glace, en élongeant la côte autant que possible. Lorsque nous croyons être arrivés à hauteur de la baie du Roi, nous mettons le cap dans l’Est, nous préparant à sonder. Tout à coup, une éclaircie se fait à tribord, nous montrant l’entrée de notre baie tout proche. Quelques heures plus tard, nous pénétrons dans ce magnifique fjord, et, bientôt après, mouillons à côté du Farm au bord d’une large nappe de glace qui couvre la baie devant Ny Aalesund. Quel soulagement ! Notre mission si délicate est heureusement remplie. Les avions sont arrivés à bon port au Spitzberg.
Le lendemain, sous l’influence d’un adoucissement de la température, la glace ayant perdu de sa consistance, un bateau, le Skaaluren, destiné également à Ny Aalesund, l’attaque et s’ouvre un passage jusqu’au quai du charbonnage. Plusieurs jours lui seront nécessaires pour mettre à terre sa cargaison ; en attendant, nous débarquons les coques et les groupes-moteurs des hydravions sur la banquise du fjord. De son côté, une partie de l’équipage du Farm travaille à maintenir libre le chenal ouvert à travers la banquise et à dégager le quai, tandis que d’autres escouades creusent un plan incliné dans la glace du rivage. Grâce à ce slip[52], nous hissons les coques de nos appareils à terre, et immédiatement les mécaniciens commencent le montage des appareils. Installés à côté de l’atelier de réparations et de la forge de la mine, ils ont toutes les facilités désirables pour leur travail. Une fois que le Skaaluren a terminé la mise à terre de sa cargaison, le Hobby vient à son tour à quai et on procède au débarquement des ailes.
[52] Plan incliné.
Dans les premiers jours de mai, mécaniciens et monteurs achevèrent la mise au point des avions. Avec quelle impatience j’attendais ce moment. Comment les coques se comporteraient-elles sur la neige ? Depuis six mois, je me le demande anxieusement. Enfin, le 9 mai, je puis me livrer à une expérience. Elle réussit parfaitement. L’appareil glisse facilement et sans enfoncer profondément. Tous les espoirs sont dès lors permis, et, avec une profonde satisfaction, j’annonce à notre chef que nous sommes parés pour le départ.