← Retour

En ménage

16px
100%

VIII

André descendit le matin, dans la rue, les jambes molles, la tête vide et les yeux las. Il arpenta rapidement la rue de la Bruyère, s'éloignant, en toute hâte, sans savoir pourquoi, du logis de cette femme. Il ralentit son pas dès qu'il eut tourné au coin de la rue. Là, il s'aperçut dans la glace d'un magasin, pâle et les joues tirées. Il brossa son chapeau avec sa manche d'habit, refit son nœud de cravate et rougit à l'idée que tout le monde pouvait deviner, dans ses bottines décirées, dans son linge fripé, dans sa mine blême, l'éreintement d'une nuit blanche.

Les quartiers paresseux qu'il traversait, s'éveillaient à peine. Il ne rencontrait sur sa route que des sergents de ville, des porteurs de journaux et des laitières. Çà et là, des gens rentraient comme lui, exténués, les paupières battant du lilas dans des faces hâves. Ils se regardaient et passaient, ruminant d'identiques réflexions sans doute. Parfois, des gens plus dignes étalaient dans leur costume, dans leur habit noir et leur cravate blanche visibles sous le pardessus au collet relevé, l'excuse mondaine de leur épuisement.

André avait la bouche sans salive, mauvaise. Il lui semblait avoir sucé du cuivre; il essaya de fumer une cigarette pour combattre cet horrible goût, mais il s'empâta davantage la langue et il déchira ses lèvres sur lesquelles le papier collait.

Il quittait, à ce moment, la rue Blanche si triste à toutes les heures. Il s'empressait de gagner les abords de la gare Saint-Lazare pour atteindre un café ouvert et se faire apprêter quelque chose de chaud et, à mesure qu'il avançait, au sommeil aviné, à l'esquintement de fille du quartier Bréda, succédaient une activité croissante, un va et vient fébrile, un affairement non interrompu de commerce aux aguets des arrivées et des départs des trains, toujours en sursaut, spéculant sur la presse des voyageurs, escomptant les roulements de bagages et les sifflets de machines.

Il pénétra sous les arcades du chemin de fer, dans un café. Des garçons époussetaient, à cette heure, les divans avec des serviettes, lançaient des coups de balais sur les pieds des tables, tandis que d'autres, corrects déjà, déchiraient les bandes des journaux et préparaient les verres. André commanda un mazagran, prit une revue emmanchée dans un cartonnage de toile noire, mais les lettres d'imprimerie papillottaient devant ses yeux et couraient à la débandade. Une lassitude extrême le prit sur sa banquette. Il tenta de secouer la torpeur qui l'accablait depuis qu'il ne marchait plus, se força à dévisager un couple de voyageurs occupés à reboucler la courroie d'un tartan à damiers verts et noirs servant d'enveloppe à un paquet de manteaux et de châles, à des parapluies et à des cannes dont les pommes et les bouts sortaient. Si anéanti qu'il fût, il sourit, observant que le garçon rapportait comme d'habitude la monnaie à celui des deux voyageurs qui ne lui avait pas remis la pièce.

Il commençait cependant à voir plus clair. Des éclats de soleil qui perçaient les carreaux de la devanture, allumant le dessous rouge des lettres en cuivre collées sur les vitres et vues à l'envers, de l'intérieur du café, le réjouirent. Il s'amusa à déchiffrer «déjeuner à la fourchette» qui décrivait une courbe sur le verre, puis, ragaillardi par une gorgée de tisane noire, il se félicita de l'aubaine de sa nuit. Il avait eu vraiment de la veine. Au lieu de l'insoutenable mendiante que son expérience des amours parisiennes lui faisait craindre, il était tombé sur une bonne fille, accorte, peu chipotière, se confiant en la loyauté de ses pratiques. Il avait, à un autre point de vue, été également charmé. A la place de la boutiquière voulant épargner des avaries à sa marchandise, ne laissant toucher qu'avec mauvaise grâce à ses moindres jouets, il avait découvert une négociante, offrant d'elle-même l'essai, heureuse de procurer aux acheteurs le plaisir qu'elle goûtait à vendre.

L'ennui de coucher dans une chambre qui n'est pas la sienne, la difficulté de ne pas regretter le seul bonheur qui soit peut-être complet sur la terre, être au chaud, dans un lit solitaire, chez soi, libre d'y fumer, libre d'y lire, sans gêne d'aucune sorte, sans obligation d'écouter et de répondre, ne s'étaient pas montrés.

Il n'avait eu, en somme, aucun leurre. Pas bégueule et suffisamment polissonne, d'une invisible mauvaise foi dans ses expansions, d'une jovialité récréante dans ses caresses, cette fille enchanta André.

Ils s'étaient réveillés, le matin, et l'embarras de deux gens qui, se connaissant à peine, se retrouvent, les yeux bouffis, l'haleine gâtée, les jambes entortillées les unes dans les autres, avait été rompu par Blanche qui laça gentiment ses bras autour du corps d'André. Ils s'étaient embrassés, puis le jeune homme avait sauté du lit, la priant de ne pas se déranger, comme elle le proposait, pour lui indiquer la place des outils de toilette.

Une fois dans le petit cabinet où trônait sous une planche pleine de bottines, dans un fouillis de camisoles et de jupes, un lavabo plaqué de marbre, André, la figure dans la cuvette, faisant le dauphin avec son nez, avait continué d'échanger des mamours avec Blanche qui lui criait de son lit: tu sais la serviette à figure, c'est la première à gauche, sur le séchoir.

—Près du seau hygiénique, n'est-ce pas?

—Oui, mon chéri; tu as le savon?

—Oui, oui, ne t'inquiète pas;—et, dans un dégoulinis d'eau, dans un bruit de lavage, les gracieusetés avaient couru, sans arrêter, d'une pièce dans l'autre.

Une fois vêtu et rentré dans la chambre, ils s'étaient quittés, très bons amis; elle n'avait réclamé aucun argent et lui, délicatement, avait déposé une pièce de vingt francs, pas trop en évidence, sur la tablette de la cheminée. Blanche dressa à ce moment l'oreille et ouvrit l'œil, mais elle se détourna aussitôt, se replongeant le nez sous les couvertures.

André souriait avec jubilation, se répétant qu'il tenait enfin le remède aux crises juponnières futures, le cataplasme du cœur vainement espéré depuis des mois. Cyprien a beau dire, pensait-il, que toutes les femmes sont bâties sur le même modèle, que la différence des castes s'obtient par plus ou moins de richesse dans le linge et dans les bas, et par plus ou moins d'hypocrisie dans la parole et dans le geste, tout ça, ce sont des blagues!—puis, enfin, c'est peut-être drôle de mépriser les femmes, mais comme on ne peut s'en priver…

Une seule chose l'interloquait, savoir au juste dans quelle classe de la galanterie il fallait ranger Blanche.

Elle n'appartenait évidemment pas à cette catégorie de braconnières dont les yeux pipent, au hasard, les passants sur l'asphalte, puisqu'elle ne réclamait pas son dû d'avance. Le même motif éloignait l'idée d'un mâle en embuscade derrière des rideaux ou dans une cuisine, attendant l'argent soutiré pour l'aller boire, puis elle possédait bonne, logement confortable, des meubles de faux Boule, un grand lit en long dans la chambre, un lit haut du chevet et bas du pied, sans dossier de métal ou de bois, capitonné de cretonne pareille à celle des murs, avec de vastes oreillers à dentelles et à chiffres. Il y avait, dans le salon, un guéridon et un piano en palissandre, et dans la salle à manger, sous verre, dans un sérieux buffet de noyer à baguettes noires, tout un service de verreries de baccarat et de faïences anglaises avec des fleurs bleues cuites dans la pâte blanche.

D'un autre côté, il était peu probable qu'elle fût entretenue par un seul homme et eût simplement, pour les besoins de son cœur, un amant qui lui offrait de temps en temps un bijou ou une robe, car André ne l'aurait probablement pas enlevée sans coup férir, le premier soir. D'ailleurs, ce logement ne dénotait pas la présence d'un maître, d'un monsieur qui, soldant le loyer, se croit presque chez lui et possède, dans la table de nuit, sur le rayon en dessous du pot, une paire d'escarpins ou de pantoufles.

André s'arrêta enfin à cette supposition que Blanche appartenait à une arme spéciale, qu'elle faisait probablement partie de ce régiment de filles dont la tâche, lucrative et morale, consiste à dérider les gens mariés et à les renvoyer plus assouplis dans leurs familles. A certains indices, il croyait bien avoir reconnu le caractère distinctif de ce genre de femmes: un bon enfant, un gracieux libertin, destinés à ressortir sur l'aigre et fastidieuse popote du ménage et, avec cela, une certaine tenue, un simili comme il faut, utiles pour ne pas rendre trop brusque la transition entre la femme légitime et la baladeuse, le rêve des hommes mariés, sans qu'ils aient, peut-être, conscience, autant de vice et plus de bon ton que chez les maîtresses connues dans leur jeunesse, avant le mariage.

Ça doit être cela, murmura-t-il en appelant le garçon; il paya, tout réjoui, son mazagran, et, allumant une cigarette, il s'achemina vers son domicile.

A mesure qu'il approchait, sa peur du qu'en dira-t-on grandissait. Il n'avait jamais découché depuis son entrée dans ce logis. Cette frasque allait sauter aux yeux de son concierge, activer les cancans de la loge, et puis Mélanie qui devait, à ce moment sans doute, regarder tout inquiète le lit, n'allait-elle pas croire à un accident? elle était capable, dans son trouble, de se concerter avec la portière et de noyer, toutes deux, leurs vieilles piques dans d'intarissables bavardages sur son compte.

Il s'arrêta sur le trottoir, hésitant, presque honteux, ne s'estimant plus assez jeune pour ces équipées.

Il se résolut enfin à ne pas rentrer tout de suite. Cela vaudra mieux, pensa-t-il, j'aurai plus facilement l'apparence d'un monsieur qui s'est levé de bonne heure et rendu aux bains.

Puis il eut honte de sa couardise, chercha des prétextes qui justifiassent, à ses propres yeux, la nécessité d'une promenade. Il pensa à aller voir Cyprien, mais il se dit que cette course le retarderait trop, que Mélanie, encore indécise peut-être, commettrait à coup sûr une esclandre dans la maison et, le nez en l'air, il flânocha les mains dans ses poches, tâchant de s'intéresser aux moindres choses.

Alors, comme pour justifier les piètres motifs qu'il invoquait, un phénomène singulier se produisit. Le brouillard de sa cervelle se dissipa peu à peu, il démarra de ses pensées sur Blanche et sur sa bonne, et subitement il eut une curieuse éclaircie d'organes. Ses nerfs vibrèrent d'une façon aiguë, et mille détails qu'il n'avait jamais observés, bien qu'il les vît tous les jours, le frappèrent. Il découvrit son quartier d'un coup.

Regardant du haut en bas les rues, coordonnant soudain des réflexions, qui lui étaient peut-être déjà venues sans suite, il s'aperçut que son quartier était, en majorité, habité par d'anciens notaires, par des restes de la noblesse orléaniste, par d'anciens dignitaires du second Empire, par des avocats à la cour d'appel, par des auditeurs au conseil d'État, par des conseillers référendaires à la cour des Comptes. De là, se dit-il, cet aspect mécontent et rechigné de gens perchés sur des échasses, méditant sur de solennelles fariboles, passant, graves et roides, avec des mines pincées de vieux juges; les pierres elles-mêmes lui parurent s'ennuyer, imprégnées qu'elles étaient de tout le pédantisme que ces gens dégagent!

La teinte générale, le milieu, le voici donc, poursuivait-il, traînant au travers des rues de Roquépine, d'Aguesseau, de la Ville-l'Évêque, de Suresne, des Saussaies et d'Astorg. Voyons, mettons un peu d'ordre dans nos idées: ce quartier est complexe, mais je le démêle. Deux éléments dissemblables et découlant l'un de l'autre, pourtant, le marquent d'un cachet personnel. Sur la triste et banale opulence de la toile du fond, se détache toute la joviale crapule des domestiques.

Ah! c'est là la note vraie, murmura-t-il, enchanté de ses observations, la note exacte brochant sur le thème empesé et gris, avec ses voyantes fioritures de cuites et de gaudrioles. La vie de ces trottoirs que les gens riches parcourent à peine est donnée tout entière par leur valetaille; elle seule emplit la chaussée, anime les tavernes qu'on a créées exprès pour elles, des boutiques anglaises avec du fromage de Stilton, du céleri en branche, des bouteilles de pale-ale et de stout. En dehors de ces tavernes, la seule industrie qui puisse tenir dans ce quartier, c'est celle des carrossiers et des harnacheurs. Citons, pour mémoire, continua-t-il en comptant sur ses doigts, citons comme ajoutant encore à la note de sécheresse et d'ennui, au parfum dominant d'écurie et de crottin, un manège, un grainetier, un maréchal-ferrant, un vétérinaire, un nourrisseur en boutique d'ânesses et de vaches, deux ou trois marchandes à la toilette pour les femmes de chambre, un chaussetier pour bottes de cheval et de livrée, un épicier qui vend les conserves et les sauces de Londres et enfin, complétant cet amalgame, disparate et forcé pourtant, parachevant le tout, fonçant la teinte triste sans pouvoir éteindre cependant la canaillerie gaie, des librairies protestantes, des sociétés de propagande luthérienne, des agences bibliques, et enfin trois temples de la religion réformée, dont un méthodiste et une english church, assombrissent le décor et lui ajoutent en plus une rigidité puritaine, une froideur anglaise.

C'est cela même, résuma-t-il, oui, c'est cela.—Il n'y a rien de tel que d'habiter constamment dans une rue pour ne la pas connaître; elle vous rend à la longue presbyte, car, enfin, il n'y a pas à dire, poursuivit-il, poussant son raisonnement sur le quartier jusqu'au bout, ce quartier-ci est absolument original, absolument unique, puisqu'il diffère de celui qui lui ressemble le plus, le faubourg Saint-Germain. Comme lui, il possède des chapelles évangéliques, et il a des grands seigneurs et des laquais, oui, mais le noble faubourg ne sent pas ainsi le clergyman et le cocher. Les palefreniers ne sont pas les mêmes, voilà tout. Ceux des rues de Grenelle et de Varennes fleurent leur terroir, ils embaument Belleville et le Grand-Duché de Luxembourg, ceux du quartier d'Anjou-Saint-Honoré exhalent l'odeur de la Tamise. De là, différence capitale de types, de boutiques, de rues.—Pas de tavernes aux carreaux à plis, mais de bons marchands de vins aux barreaux rouges, pas d'old gin et de wiskey, mais du reginglat et du trois-six!

Il y aurait un petit volume à écrire sur chacun des arrondissements de Paris, à ce point de vue, un guide pour les raffinés et les artistes, conclut André; il faudra que j'en parle à Cyprien, mais, diable, neuf heures, se dit-il, écoutant une horloge frapper un à un, ses coups, il est temps de rentrer, et alors, sans plus lanterner devant les boutiques qu'il n'examinait même pas, tout entier qu'il était à ses méditations, il s'achemina vers son logis.

Il se donna une contenance dégagée, franchit la cour en faisant sonner ses bottes, essuya le regard étonné du concierge appuyé sur son balai, grimpa, trouva Mélanie en train de secouer les tapis sur la terrasse. Elle se retourna au bruit de la clef dans la serrure, dévisagea éloquemment son maître, puis peu à peu son œil de chouette remua et ses lèvres s'ouvrirent.

—L'on n'a pas apporté un paquet pour moi? jeta André, qui voulut étouffer les questions qui allaient poindre.

Elle répondit non, les yeux fichés, grands ouverts, sur lui; puis sa ténacité auvergnate dompta sa crainte de déplaire et elle dit, en pliant le paletot cassé sur le dos d'un fauteuil:

—Monsieur a l'air fatigué, faut-il que je défasse la couverture?

Un non sec qui lui fut lancé du cabinet où André se lavait la bouche la désarçonna.—Elle rengaîna sa curiosité, remettant à un moment plus propice l'occasion de la satisfaire.

Lorsqu'elle servit le déjeûner, André se plongea le nez dans un livre. Elle apporta, silencieuse, les plats, enragée d'être tenue à distance, considérant comme un affront personnel le mutisme de son maître. Elle voulut lui desserrer quand même les dents et lorsqu'elle apporta le café, elle demanda si Monsieur avait le temps de compter.

Il l'aurait volontiers envoyée à tous les diables. Il leva cependant les yeux de son volume, la vit, droite devant lui, tenant à la main un cahier de classe, à couverture marbrée de violet et de noir, gonflé au milieu par un crayon blanc posé en travers, un de ces crayons à un sou, taillés avec un couteau de table et dont la mine casse dès qu'on l'appuie et ne marque même pas lorsqu'on la mouille.

Il tendit la main, prit le cahier et, maugréant, il additionna laborieusement les chiffres.

—Je crois que cette note-ci n'est pas marquée, interrompit la bonne, en lui mettant sous le nez une facture de viande.

Il grommela, perdant le fil de ses chiffres. Il dut les laisser, feuilleter les pages, parcourir les articles déjà inscrits, chercher dans les mots bizarrement orthographiés qui zig-zaguaient, les uns sous les autres, si le bœuf figurait parmi les dépenses; il y était.

—Mais, certainement qu'il est marqué! cria-t-il, furieux.

—Ah bien, reprit Mélanie, très calme, époussetant une pluche nichée sur son caraco, je pensais que mon mari l'avait oublié!

Il ne répondit pas, recommença ses additions, opéra la soustraction de la somme reçue et de la somme dépensée. Il doit vous rester 3 fr. 15 c., dit-il.

—Monsieur ne se trompe pas, clama Mélanie. Voyons, j'ai pris de l'argent chez moi, et tirant une longue bourse grasse, elle toucha à chacune des pièces et à chacun des sous qu'elle contenait et regarda, l'œil perdu, les meubles.

—Il me manquerait trois sous, murmura-t-elle; enfin, Monsieur est sûr de ne pas se tromper?

Pour la troisième fois, il recommença, accablé, ses additions, buvant de temps à autre, une gorgée de son café qui devenait froid. Il ne retrouva plus le même compte, s'emporta, épela encore ses chiffres, les prenant, cette fois, par le bas des pages.—C'est 3 fr. 20 c. qui doivent vous rester, dit-il.

Mélanie poussa des cris de merluche. Ce serait donc quatre sous qui lui manqueraient alors! ce n'était pas possible!

—Que diable, les comptes sont là, gronda André qui tapa rageusement le crayon sur le carnet, grêlant le papier de coups de pointes; tenez, voilà votre livre, votre mari le vérifiera si bon lui semble; moi, j'en ai assez pour aujourd'hui et il ficha sa serviette sur la table et disparut dans son petit salon dont il ferma violemment la porte.

La journée fut mauvaise. André s'avouait que son humeur massacrante était niaise, puis le moment de la digestion était venu et une terrible lourdeur pesant sur la machine brisée de fatigue, l'assoupissait dans son fauteuil. Il avait des frissons dans le dos et des chaleurs aux tempes et dans les paumes. Au goût de cuivre qu'il avait en bouche, avait succédé un goût plus atroce encore, celui de l'allumette qui s'éteint, celui du sulfite de soude; il but, pour le chasser, un grand verre d'eau qui le glaça, et, mal à l'aise, grelottant, il marcha de long en large pour se réveiller, regardant son lit, ne se couchant pas par honte de donner ainsi raison à sa bonne.

Les autres fois qu'il revint de chez Blanche, il prit mieux les choses. Il s'aguerrit aux mines effarées ou goguenardes de sa maison et il laissa Mélanie parler tant qu'elle voulut.

—Ah bien, disait-elle, puisque la dame de Monsieur est toujours malade, il faut bien que Monsieur en fréquente une autre!—Et, très émoustillée par l'idée que son maître qu'elle supposait difficile, ne devait rechercher que des femmes huppées, elle s'efforçait de lui tirer des renseignements et réunissant, le soir, au lit, chez elle, les bribes qu'elle était parvenue à recueillir, elle les narrait longuement, à son mari, qui tordait, tout souriant, sa barbiche, pensant aux filles plus ou moins jolies qu'il avait eu l'aubaine d'arrêter, dans ses fonctions de sergent de ville.

André fut sobre de renseignements lorsque Cyprien le consulta sur les incidents de ses nuits.

Il se borna à répondre aux insinuations malveillantes du peintre, décrivant comme s'il les avait tâtés, les appas inconsistants de cette fille, qu'il était dans l'erreur, que Blanche était à peine flétrie.

—Eh bien, alors, tu es volé, riposta Cyprien, car enfin tu achetais, le sachant, de la marchandise tournée et l'on t'en fournit qui ne l'est pas!—A ta place, je réclamerais!

André se résolut à rompre la conversation toutes les fois que Cyprien la portait sur Blanche. Il avait peur, au fond, de voir démolir par le peintre les semblants d'attrait de cette femme. Il la visitait maintenant, à heures fixes, pour être certain de la rencontrer seule et il jubilait lorsque, sonnant à la porte, il entendait claquer les talons de ses mules et qu'il la voyait, vêtue de linge frais, sourire dans l'ombre du vestibule.

L'accueil était toujours le même, féminin et puéril, un baiser sur la moustache, la tête prise entre les deux mains et doucement dodinée, puis tous deux passaient, se tenant par la taille, dans la chambre à coucher, et, là, elle lui enlevait prestement son pardessus et son chapeau, lui offrait de se rafraîchir et sautait dès qu'il était assis sur ses genoux, lui demandant s'il avait été bien sage, le traitant de brigand, par amitié, lui répétant: bien sûr, tu n'as pas soif? tu sais, il ne faut pas te gêner, il y a de l'eau-de-vie et du vin, ici.

Il l'interrogea à diverses reprises, sur la vie qu'elle menait; elle lui raconta des banalités et mentit sans aplomb; elle finit, un jour, par parler d'un monsieur très comme il faut, dont elle fit longuement l'éloge.

André lui reprocha intérieurement ce manque de tact dont il était pourtant cause. Il se décida à ne plus la questionner, mais malgré lui il aborda plusieurs fois ce thème. Alors Blanche se coupa dans ses réponses et lui s'affermit dans cette idée qu'elle recevait, chaque après-midi, des gens retenus, le soir, dans leurs foyers, et il était ennuyé qu'elle pût avoir toute une série d'hommes! Il ressentait un certain dépit, trouvant naturel qu'elle eût un amant sérieux, mais deux, trois, quatre, non pas; elle lui parut trop fille.

Parfois, il se tâtait et demeurait penaud, se demandant avec tristesse à quoi avaient abouti les dures leçons de ses vieilles amours?—Il était aussi niais que jadis! il avait, par une chance exceptionnelle, découvert la femme longtemps convoitée, et, au lieu de rester dans une intelligente incertitude, il allait, mu par un sentiment bête d'amour-propre, de jalousie, d'il ne savait quoi, s'immiscer dans ses affaires, s'exposer à d'inquiétantes vérités ou à de grossiers mensonges.

Il n'aimait pas Blanche cependant! et il avait peur en examinant de trop près ce malaise de cœur, d'arriver à ce piètre résultat: la crainte de n'être point le préféré. A deux amants, il pouvait le croire, étant celui des deux qui n'entretenait pas.—A trois ou quatre, cette enfantine illusion partait.

Il restait préoccupé, analysant la sottise de ses pensées auprès d'elle; et parfois Blanche l'examinait, contrainte, songeant qu'il avait peut-être des chagrins et pour détendre ses ennuis, elle se mettait alors, au piano, et tapotait difficilement des valses.—Je fais des progrès,—n'est-ce pas, disait-elle?

Il répondait oui, par politesse.

—Tiens, je prends trois leçons, par semaine. Vrai, ce serait malheureux si, en m'appliquant je n'avançais pas!

André inclinait la tête.

—Du reste, affirmait-elle, ma maîtresse est très capable. On profite avec elle, ce n'est pas comme ma professeur de français; elle a cherché, un jour, un mot dans le dictionnaire, crois-tu? tiens, pardi, j'en ferais bien autant; aussi, tu comprends, je l'ai remerciée.

Les soirées se succédèrent chez Blanche, plus mornes chaque fois. André commençait à la juger un peu panade, malgré ses ardeurs brutales et ses allures bataillantes, au lit; puis le découcher s'altérait pour lui; deux fois sur trois, il revenait malade, la tête en feu, le cœur soulevé et il devait s'étaler sur son lit, se coller de l'opium sur les tempes pour amortir ses douleurs et tâcher de dormir.

Alors parurent les inconvénients des nuits passées au dehors; l'ennui du réveil dans une chambre close puant le renfermé et le musc, l'impossibilité d'effectuer sa toilette dans un cabinet plein de hardes qu'on éclabousse, la nécessité d'aller remplir le broc que les dépenses de la nuit ont presque vidé, le manque de brosses à tête, de brosses à dents, et de chaussons, le dégoût de soulever un peigne hérissé de cheveux, et de déterrer, près des vieux philocomes, enfouie dans un tas de linge, la serviette à figure, graissée par le cold-cream, le révoltèrent. Il se promit de ne plus découcher et il adopta un autre système. Il alla dîner chez Blanche et retourna chez lui, vers les onze heures. Ce procédé lui sembla tout d'abord satisfaisant, puis il le jugea coûteux car il laissait dix francs en sus de son louis, pour payer le repas. Ses moyens ne pouvant supporter de telles dépenses, il espaça ses visites.

Un certain froid en résulta. Les légers fils qui l'attachaient à Blanche se déliaient de plus en plus. Il s'aperçut qu'elle demeurait loin et régulièrement il la négligea. Elle, de son côté, le comprit au nombre de ses clients incertains, ne se gêna plus et ne fut pas chez elle, plusieurs fois, lorsqu'il y vint.

Ces absences l'achevèrent. Ces soirs-là, il avait congédié sa bonne et il descendait, désorbité, de chez cette fille, rôdait dans la rue, obligé de tuer une heure, en se promenant, avant que d'aller s'abattre dans le coin d'un restaurant. La tristesse de ces repas le dégoûta plus encore que l'imprévu qui manquait chez elle.

Comme toujours, Mélanie combla la mesure, s'étonnant que monsieur ne découchât plus et ne dinât pas en ville.

—Allons, disait-elle amicalement, je vois que monsieur aime le changement et par fanfaronnade, par désir de montrer une force de caractère qu'il n'avait point, il répondait négligemment: ma foi, oui, il y avait trop longtemps que je la connaissais, je l'ai lâchée!

Mélanie qui craignait tout autant l'arrivée d'une maîtresse que la rentrée de la femme légitime dans un ménage qu'elle administrait, au mieux de ses intérêts, s'étendit, ce jour-là, longuement, sur les vices de ces «creiatures» comme elle les appelait et elle horripila tellement son maître par les contes à dormir debout qu'elle lui débita sur des cocottes d'officiers qui demeuraient, dans sa rue, au Gros-Caillou, qu'André perdit toute mesure et la pria d'aller surveiller le pot au feu, dans sa cuisine.

Ne pouvant se rendre compte qu'elle était douée de façon à exaspérer les plus patients, Mélanie conclut que les colères de son maître étaient suscitées par les désagréments de sa rupture. Elle devinait d'ailleurs, avec son instinct de femme habituée à mener militairement son homme, qu'André n'était pas capable de mater une femme. Elle prit alors des airs soucieux et discrets, persuadée en fin de compte que c'était André qu'on avait lâché.

Toutes ces simagrées, toutes ces singeries dont d'autres gens se seraient à peine occupés, désespérèrent André. Son épiderme naturellement souffreteux d'esprit, s'était singulièrement sensibilisé depuis le malheur survenu dans son ménage. Peu à peu, cependant une période d'apaisement s'annonça. Ce remède qui lui avait paru souverain pour couper la fièvre juponnière, la femme hebdomadaire qui n'est pas une maîtresse et qui n'est déjà plus une passante, agit efficacement sur lui, mais par des effets autres que ceux qu'il avait prévus.

La cure s'était accomplie, non par l'activité du remède lui-même, mais par la répugnance qu'avait causée son absorption. La lassitude des bêtises féminines avait guéri André de la femme. Il glissait à une douce apathie, à un besoin grandissant de ne plus bouger, à une sorte de béatitude flamande, bien assise, heureuse simplement d'avoir le ventre plein et les pieds au chaud. Plus de divagations, d'images regrettées de maîtresses, d'ennui de travail et de solitude. Il était revenu à cet état d'âme qu'il possédait après qu'il se fût installé dans son nouveau logement. Il se retrouvait, une fois encore, parfaitement heureux.

Chargement de la publicité...