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En ménage

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V

André goûta une joie d'enfant lorsqu'il fut installé dans son nouveau logement. Après les courses furibondes aux quatre coins de Paris pour acheter les ustensiles qui lui manquaient, après les angoisses du déménagement effectué comme d'habitude par des maçons au trois quarts ivres, les difficultés à caser les meubles sans contrarier le jeu des fenêtres et des portes, les batailles contre la brique des murs qui repoussait et tordait les clous, les fatigantes recherches, à quatre pattes, dans le tas des volumes vidés en bloc sur le parquet, André, avec l'aide de Cyprien, était enfin parvenu à organiser son intérieur. Il avait repris toute sa gaieté, flânait pendant des journées entières, décraquelait ses faïences avec de l'eau de javelle, ravivait avec les feuilles restées au fond de sa théière, les couleurs de ses tapis, rêvait à des améliorations de confortable, à de nouveaux achats de bric-à-brac et de livres.

Une semaine s'était écoulée; tout était définitivement en ordre; les papiers rangés sur la table prête pour le travail. Il avait recommencé avec Mélanie son petit train-train.

Il la retrouva telle qu'il l'avait laissée, fluette et plate d'appas, le nez crochu, les yeux ronds, un signe poilu au-dessus de la lèvre supérieure, le teint rouge sous ses cheveux blonds, brunis par le grand air et par la pommade. Elle portait les mêmes bonnets à petits tuyautés, les mêmes rubans poireau et groseille, les mêmes canezous à soutaches, la même broche, enfermant sous verre une photographie de son époux, les cheveux bouffant en ailes de pigeon, la moustache cirée, l'œil roide et faraud, dans sa tenue de sergent de ville.

Elle n'avait ni vieilli, ni engraissé, possédait toujours son entêtement d'Auvergnate, sa quasi-honnêteté dans le carottage, sa joie à faire la cuisine et à ravauder les chaussettes des autres.

Comme jadis elle était incapable de construire un feu, mettait deux petites bûches au fond et un gigantesque billot par-dessus, amoncelait les cendres en tas sous les chenets de façon à empêcher le tirage ou bien elle les ôtait toutes et donnait ainsi à l'âtre un air lamentable de cheminée neuve!—Elle persistait également à lui rafler tous ses journaux pour couvrir la table et le buffet de l'office, à découper son papier blanc en dents de scie pour l'ajuster en guise de lambrequin sur le manteau de sa cheminée de cuisine, cassait l'anse des tasses, les rafistolait tant bien que mal, de manière que son maître pût croire, en les prenant, qu'il les avait lui-même rompues, brisait les crayons qu'elle chipait sous le prétexte d'inscrire les dépenses, conservait la manie de mettre les porte-allumettes dans les cendriers, de cirer le bout verni des bottines de bal.

Comme jadis, elle versait de l'eau bouillante dans les verres et sur les couteaux pour les laver et elle éprouvait des stupeurs énormes lorsque les uns se fêlaient et que les autres perdaient leur fil; elle oubliait régulièrement dans les sauces les bouquets ficelés de laurier et de thym, laissait, en balayant le salon, son plumeau sur un meuble, forçait son maître à enlever, chaque jour, l'amas des journaux et des livres qu'elle récoltait dans les chambres et entassait sur le bureau juste à la place où il voulait écrire.

Ces défauts retrouvés ne déplurent pas à André. Il les attendait au passage, les saluait comme des connaissances, s'étonnait, malgré tout, de ne les voir, ni diminués, ni grandis. Il constata avec satisfaction que la bêtise de sa bonne était demeurée stationnaire. Puis des défauts qu'il avait négligés, se montrèrent un à un, dès que l'occasion se présenta. Il dut répéter pour la millième fois et sans la moindre chance de succès d'ailleurs, les mêmes observations qu'avant son mariage. Il la supplia de ne pas remplir d'eau de savon le broc des lieux, de ne pas garder son plomb débouché, de ne pas essuyer l'intérieur de sa théière, de ne pas ajouter enfin à la poudre du café moulu l'ancien marc qu'elle s'obstinait à maintenir dans le filtre. Il insista également pour manger du gros pain et non du pain riche ou des flûtes jocko qu'elle affectionnait, s'éleva contre l'abus des champignons dans les sauces, contre sa manie de sucrer les épinards et de cuire à tel point le bœuf qu'il s'effilochait sous le couteau en de longs filaments mous.

Somme toute, il ne pouvait se plaindre. En même temps que ses inepties et que ses balourdises, Mélanie avait rapporté des qualités inconnues aujourd'hui des bonnes: une propreté merveilleuse, un soin rare de ménagère, une certaine affection pour l'intérieur qu'elle balayait. Elle fourbissait, récurait, frottait, du matin au soir, reprisait les nippes, remettait aux chemises des cols et des poignets neufs, menait la maison sans qu'il eût à s'occuper, ni du blanchissage, ni de toutes ces harcelantes et menues sottises qui dégoûtent du célibat les plus opiniâtres et les plus braves.

André se carrait pour l'instant dans son bonheur, se levait tard, traînait en chemise, fumait des cigarettes jusqu'à l'arrivée de sa bonne qui lui apportait les journaux et brossait ses hardes, puis il allait se promener, revenait pour déjeuner, classait ses notes, en attendant qu'il reprît son livre arrêté depuis le désarroi survenu dans son ménage.

Dérangé et un peu offusqué tout d'abord par la disposition nouvelle de ses meubles, estimant qu'ils étaient en comparaison de ceux qu'il possédait jadis dans une vaste pièce, singulièrement étriqués dans ce petit réduit, il parvint peu à peu, à mesure que le souvenir de son salon d'homme marié s'atténuait, à trouver que cette chambre était claire et gaie.

Bientôt elle lui parut s'être déjà imprégnée de cet indéfinissable charme que dégagent les logements où l'on ne rentre pas seulement pour se coucher, des logements où l'on vit pendant des journées entières, où, le soir, des rires d'amis se croisent, succédant au silence des heures de travail, égayant avec leurs francs éclats l'air recueilli des murs.

Il arriva enfin à juger suffisamment large et commode cette pièce minuscule, si bourrée de bibelots et si bondée de meubles qu'on ne pouvait s'y tenir à plus de trois personnes ensemble.

Du plafond au plancher, les murs disparaissaient sous un fouillis de faïences, de tableaux, de cuivres, de porcelaines du Japon, au milieu duquel deux aquarelles impressionnistes étincelaient dans leurs barres d'or sur le fond bistré du papier de tenture: une vue de coulisses avec des danseuses en gaze rose, au repos, devant des portants barbouillés de verdures, des petites voyoutes exquises lutinant de grands dadais empesés dans leur tenue de bal; une vue de salon avec des messieurs ennuyés et aimables, des femmes excitantes et frivoles, étroitement lacées dans des armures de soie pâle, les bras et les épaules nues, le corsage grand ouvert, étayant de ses buscs cachés les touffes blanches des seins.

Puis, venaient dans la pièce, amoindrissant encore avec leurs avances et leurs saillies, le peu d'espace laissé libre, une table, des chaises, un guéridon de vieux chêne et un divan tapissé de toile bise brochée de fleurs amarantes, flanqué à droite: d'une large bibliothèque où, rangée en bataille, une armée de bradels, jaune canari et sang de bœuf, pétardaient, éteignant avec leurs soleils d'artifice toutes les pièces tranquilles: les tristes et discrets La Vallière, les sévères Jansénistes, sans dentelles ni flaflas d'or, les cartonnages ordinaires bons enfants et un peu canailles, pincés dans leur blouse de toile bleue ou grise, les reliures de chagrin aux mines de bourgeoises et de cuistres; à gauche: d'une autre bibliothèque plus petite, pleine, celle-là, de volumes brochés, et là encore, deux larges taches saillaient, deux files de volumes marchant en tumulte, battant la générale, les uniformes jaunes de l'éditeur Charpentier, les tuniques rouges de la légion étrangère d'Hachette.

André avait changé bien des fois déjà ses livres et ses tableaux de place. Après des tâtonnements et des essais, il avait enfin ordonné le tout de telle manière que les formes et les couleurs se répondissent, que les flammes de punch allumées aux biseaux des glaces, que les luisants postés sur les lignes d'or des cadres et dans le creux irisé des assiettes, aidassent à égayer la pièce qui demeurait encore sombre lorsque sortait entre des interstices de bibelots et de meubles, le ton grave et foncé des murs.

Quelques semaines passèrent. La tranquillité de cette nouvelle existence remit André sur pieds. La convalescence s'achevait; après les prostrations qui suivirent la crise, il était entré en pleine voie de guérison, pensait moins souvent à sa femme, avait simplement gardé d'elle un soutenir lent et triste. Par instants même il lui semblait être toujours resté garçon; le passé lui apparaissait lointain et confus comme ces vagues souvenirs que l'on conserve, même rétabli, des hallucinations entrevues pendant la fièvre. Il croyait avoir atteint la délivrance qu'il souhaitait; il ne doutait plus que ce rêve caressé: rayer deux années de sa vie, ne pût enfin devenir possible.

Il s'abandonnait aux gâteries enveloppantes de sa bonne. Excellente cuisinière, Mélanie, pour reprendre son influence dans la maison, lui prépara des mets à se lécher les doigts, des fritures qu'elle réussissait d'étonnante façon, d'impérieuses rémolades, de pétulantes ravigotes, voire même quelques bons plats familiers, tels que veau à la casserole, miroton embrené de moutarde, lapin aux pommes sauté dans d'incomparables sauces au vin.

Puis, c'était Cyprien qui arrivait souvent pour dîner au hasard du pot; et c'étaient des repas charmants où l'on causait d'art, où l'on s'attardait, les coudes sur la table, dégustant des petits verres, chassant la fumée des cigarettes qui montait en tourbillonnant sous l'abat-jour.

Et ces jours-là, Mélanie était superbe; prise à l'improviste, elle servait, en quelques minutes, un dîner suffisant et passable, appuyait les plats de consistance trop courts de mirifiques omelettes au fromage, parait à tout, apportait le café, puis, le panier au bras, roulant entre ses doigts le cordon de son tablier, elle répétait la phrase mécanique de tous les soirs: Monsieur n'a plus besoin de rien?—Non, Mélanie.—Alors, bonsoir, Monsieur.—Et elle partait confectionner à son tour le dîner du sergent de ville.

Ces distractions de longues causeries, ces rires d'ami bavardant sans gêne, employant les mots crus qu'affectionnent, en général, les hommes de lettres et les peintres, les bariolages d'argot et de termes de métier qui salent si vivement, l'échange des questions et des ripostes, infusèrent à André une ardeur nouvelle; après les froids ennuis, après les accablantes giboulées de la vie maritale, une embellie semblait prête à luire. Le retour de son ancien compagnon le retrempait, il avait soif de travail et, excité par toutes ces discussions qui se passionnaient autour de sa table, il voulait se prouver qu'il n'était pas déchu, que son talent s'était échappé intact de la bagarre.

Mais, dans les premiers temps, sa bonne volonté, ses élans échouèrent. Maniaque, ainsi que la plupart des artistes, il ne pouvait travailler que dans un logement qu'il connaissait bien. Afin que son œil ne flânât point, malgré lui, sur les bibelots accrochés aux murs, il fallait qu'il se fût assez familiarisé avec les angles et les teintes de ces objets, pour ne plus les apercevoir quand bon lui semblait. Sa manie était irrépressible. Il ne pouvait même travailler sur sa table autrement placée que de coutume. Il avait donc tout d'abord usé de longues heures à examiner, un à un, ses bibelots, ses livres, puis à en embrasser l'ensemble, à s'en remplir les yeux, à les gaver de telle sorte que leur appétit de distraction cessât.—C'était une affaire de quinze jours au moins.—Cette période était écoulée depuis longtemps déjà et cependant quoiqu'il tentât pour s'entraîner, ses efforts rataient. Il se mettait devant son bureau, voyait la scène qu'il voulait décrire, saisissait la plume et il demeurait là, inerte, comme ces gens qui, après avoir longtemps espéré le dîner, ne peuvent plus avaler une bouchée dès qu'ils sont à table.

Il en déchirait son papier de rage. Pour un peu, il se serait cru idiot. Il appréhenda que son intelligence n'eût été tout d'un coup faussée. Il se désola, pensant qu'il resterait peut-être frappé d'impuissance, puis il regimba, se rappela les quelques bonnes pages qu'il avait autrefois écrites, pour affermir son courage, suivit les conseils de Cyprien qui l'engageait à ne pas se surmener, à laisser la machine reprendre tranquillement haleine. Il s'occupa de travaux de retouche, rebouta les termes pied-bot, obtura les trous, émonda les végétations de ses phrases, attendit comme le mécanicien qui promène sa bête sur le rail pour la mettre en train, qu'elle fût assez chauffée pour gagner le large. Et c'étaient de longs débats avec lui-même, des luttes engagées contre Cyprien qui le voyant irrésolu, moins entier et moins stable dans ses idées, tentait de lui inculquer ses théories, des théories faisandées et morbides qu'André repoussait d'ordinaire, tout en reconnaissant la curiosité et la justesse de quelques-unes.

Et Cyprien revenait à la charge et trompé par le silence de son ami, le croyant indécis, sur le point de céder, il répétait, un à un, ses arguments, expliquait longuement la nouveauté de ses aperçus, citait des exemples pour les faire valoir.

L'accent d'un paysage était, selon lui, donné par les tuyaux d'usine qui s'élevaient au-dessus des arbres et crachaient jusqu'aux nuages des flocons de suie.

Il avouait d'exultantes allégresses, alors qu'assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin, voyait les gazomètres dresser leurs carcasses à jour et remplies de ciel, pareils à des cirques bâtis de murs bleus et soutenus par des colonnes noires. Alors, le site prenait pour lui une inquiétante signification de souffrances et de détresses.

Dans cette campagne dont l'épiderme meurtri se bossèle comme de hideuses croûtes, dans ces routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d'une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique, éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant, résigné, sur son brûle-gueule.

Il voyait dans la banlieue qui s'étend autour du Paris pauvre, la maladrerie de la nature, l'hôpital Saint-Louis, des paysages et des sites et de mélancoliques douceurs lui venaient, des apitoiements charitables pour cette nature souffreteuse qui accélérait, avec ses souffles meurtriers, les incurables maux engendrés par la boisson et par la famine.

—Ah! s'écria-t-il, un soir de grande discussion, un de ces soirs où, énervé par les petits verres, il parlait à flots, ah! Pantin! Aubervilliers, Charonne, voilà les quartiers poitrinaires et charmants!—Eh parbleu, tu n'as pas besoin de me regarder de la sorte!—Je sais d'avance ce que tu vas me dire; qu'il n'y a point que ces quartiers-là!—mais j'aime aussi les autres, moins, il est vrai, mais enfin je les aime. Oui, j'aime les grands boulevards avec leurs rumeurs de foule, leurs cafés pleins, leur brouhaha de gommeux et de coulissiers et j'en raffole, la nuit surtout, vers deux heures, alors que passe sur l'asphalte la chasse désolée des filles.—Et puis, veux-tu que je te dise, eh bien, moi qui suis réputé être exclusif dans mes opinions, je me crois beaucoup plus éclectique et plus large que toi, car en fin de compte, quelle qu'elle soit, riche ou pauvre, somptueuse ou mesquine, je trouve que la rue est toujours belle! J'y jouis démesurément, le soir, par exemple, quand étincellent aux flambes du gaz, les lettres d'or collées sur le fronton ou sur les portes vitrées des boutiques. Je les lis, j'apprends le nom du commerçant, je vois qu'il est le gendre et le successeur d'un tel et je regarde par les carreaux toute la famille, installée dans le fond, autour d'une table: la maman qui ronronne, assoupie, les deux mains sur le ventre, le papa, la fille, le gendre et successeur qui jouent au trente-et-un et jabotent les yeux fichés sur leurs cartes. Ça me donne envie d'entrer, d'offrir des rabais énormes sur le prix de leurs marchandises, d'apporter ainsi un aliment inattendu aux niaiseries que ces gens vont se débiter jusqu'à l'heure de la fermeture.

Oui, mon bon, voilà.—Et ces joies délicieuses de la rue, je les goûte, le matin aussi, quand je flâne sur les trottoirs. Alors, j'examine les fillettes qui ont découché et qui trottinent, secouant un tantinet leurs jupes, baissant des yeux battus, faisant courir menu sur le bitume des bottines pas fraîches.—Elles ont un je ne sais quoi d'allangui et de pâlot qui révèle l'insomnie laborieuse de la nuit, un je ne sais quoi dans leur linge encore propre mais un peu froissé, dans leur allure ralentie, dans leur façon de porter la voilette et de relever la robe qui indique la hâte d'un habillage, la gêne des ablutions qu'on n'a pu pratiquer chez soi.

Dans le nombre, il y en a d'adorablement honteuses que mon sourire paternel gêne bien un peu. Celles-là filent plus vite et, moi, tout en les suivant des yeux, je m'offre des plaisirs intimes, j'évoque derrière la grâce mutine de leur marche, des déceptions érotiques ou pécuniaires, des désordres d'oreillers dans des chambres tièdes et, après le long baiser usité en pareil cas, le secret contentement du Monsieur qui voit enfin partir de chez lui la femme.

Vue ainsi, la rue est toujours splendide et toujours neuve. Elle regorge, si fanée qu'elle puisse être, d'innombrables délices que bien peu comprennent car les Saintes Écritures ont raison: la terre est remplie de gens qui ont des yeux pour ne pas voir et malheureusement nous faisons tous plus ou moins partie de ceux-là. C'est qu'il n'y a pas à dire, mon vieux, nous sommes imbibés et saturés de toute une lavasse de lieux communs et de formules! il nous faut du pittoresque, des architectures à effet, des rues bizarres avec des clairs de lune, des montagnes et des forêts, il nous faut des sujets de description qui prêtent!—Ah! ils m'enquiquinent à la fin, tous ces gens qui viennent vous vanter l'abside de Notre-Dame et le jubé de Saint-Étienne-du-Mont! ah ça, bien, et la gare du Nord et le nouvel hippodrome, ils n'existent donc pas!—C'est vrai ça, ils sont un tas de vieux baladins qui vous sortent des enthousiasmes sur commande quand ils parlent des anciennes basiliques ou de ces chalets en pierres de taille qu'ils appellent les merveilles de l'art grec! Ils en ont plein la bouche! Eh, qu'ils aillent au diable avec leur Parthénon! S'ils aiment ce genre de bâtisses-là, qu'ils se plantent au milieu de la place de la Concorde, ils en auront deux de Parthénon, un par devant et un par derrière; qu'ils s'installent à demeure devant la Bourse, ils en verront un autre encore, égayé pourtant car on a eu le bon sens de lui camper une horloge dans la façade et de lui ficher des tuyaux de cheminée sur le toit. Ça rompt au moins l'harmonie de ses grandes lignes bêtes!

Et dire que ça va continuer pendant des années encore, dire que des générations entières d'artistes vont acheter des réductions de la Vénus de Médicis, une bégueule qui a une tête d'épingle sur un torse de lutteuse de foire! quelque chose de propre que cette dondon qui profite de ce qu'elle a des bras pour se cacher le ventre! La Vénus que j'admire, moi, la Vénus que j'adore à genoux comme le type de la beauté moderne, c'est la fille qui batifole dans la rue, l'ouvrière en manteaux et en robes, la modiste, au teint mat, aux yeux polissons, pleins de lueurs nacrées, le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les seins branlent sur des hanches qui bougent!

O la chlorose des petites ouvrières et le fard allumé des fillasses qui rôdent! ça m'excite et j'en rêve! quand on songe qu'à Paris nous ne sommes peut-être pas plus de trois peintres qui pensions ainsi! et le monde en est là et le Messie ne vient pas! Ah! si tous, tant que nous sommes, nous n'étions pas gangrenés par le romantisme, si au lieu de guérir notre infection, nous ne nous bornions pas à la blanchir, si l'on inventait enfin un iodure qui puisse dépurer les cervelles d'artiste, nous verrions, à coup sûr, bien d'autres beautés modernes qui nous échappent!

Et Cyprien avalait des verres d'eau, se promenait de long en large continuant à exhaler ses plaintes, à répéter ses espérances aux quatre coins de la pièce.

André le laissait déclamer. Les tirades exaspérées du peintre l'intéressaient. Elles lui rappelaient le temps où ils discutaient pendant des journées entières. Aujourd'hui, Cyprien criait dans le désert. André le contredisait le moins possible, s'étant depuis longtemps aperçu que son ami était de ces gens qui, possédés par un sujet, n'écoutent même pas les arguments qu'on leur oppose et s'acharnent, sans souci des démentis et des répliques, à exposer leurs doctrines et leurs systèmes.

André n'admettait point d'ailleurs toutes les idées de son camarade. Partant d'un point de vue commun, épris, tous les deux, de naturalisme et de modernité, tellement frottés l'un à l'autre, qu'ils avaient un genre d'esprit semblable, une vision mélancolique de la vie, innée chez Cyprien et graduellement développée par ses déboires et par ses échecs, moins instinctive et plus factice chez André sur lequel peu à peu le compagnonnage du peintre avait déteint, ils ne voyaient cependant pas de la même façon. Ils se séparaient au premier chemin rencontré sur la route qu'ils parcouraient ensemble. Leur tempérament différait.

Grand et blond, maigre et blême, Cyprien avait une barbe pâle, de longs doigts effilés et pointus, une main remuante, un œil gris aiguisé, des cheveux hérissés de poils blancs. Il battait le briquet, en marchant, usait le bas de sa culotte régulièrement trop courte et trop large aussi pour ses tibias minces. Avec son dos un peu courbe et son épaule gauche légèrement déjetée, il paraissait maladif et pauvre. Sa façon d'arpenter les rues était pour le moins singulière. Il avançait par sursauts, piétinait sur place, s'élançait tout à coup, ainsi qu'une grande sauterelle, filait à toute volée, tenant son parapluie sous le bras comme un magister, se frottant sans raison les mains.

Cyprien était bien l'homme de sa peinture, un révolté au sang pauvre, un anémique subjugué par des nerfs toujours vibrants, un esprit fouilleur et malade, obsédé par la sourde tristesse des névroses, éperonné par les fièvres, inconscient malgré ses théories, dirigé par ses malaises.

Mal équilibré, versant à gauche et à droite, il était incapable de produire une grande œuvre, mais il avait par moments, une outrance, une audace de peinture curieuse, une recherche souvent réussie d'effets inosés, une note bafouante et cruelle sur la fille surtout, la montrant telle quelle, avec les honteuses pourritures de ses dessous et les corruptions opulentes de ses dessus.

Moins lymphatique et moins nerveux, moins rebellé et moins âpre, André allait, lui aussi, de l'avant, mais bien qu'il s'emballât et prêchât moins, il raisonnait davantage. C'était un garçon bien découplé, ni gras, ni maigre, un peu jaune de teint comme les bilieux, le front court et touffu, la petite moustache noire ébouriffée comme celle d'un chat, le menton à fossette, rasé et bleu, les doigts spatulés et velus, l'œil doux avec de longs cils, la lèvre pâle et les dents mauvaises. Il était bourgeoisement vêtu sans négligence et sans pose, appartenait à cette race de gens qui ne se crottent jamais et dont les habits même râpés semblent toujours neufs. Sous une apparence d'homme délibéré, il cachait une timidité de jeune fille, une peur terrible du qu'en dira-t-on et du ridicule. Il hésitait, dans les circonstances les plus simples de la vie, à prendre un parti, oscillait, voyait des difficultés partout, les résolvait parfois avec la bravoure d'un poltron et regrettait, deux minutes après, la fermeté dont il avait fait preuve.

Il connaissait assez la vie pour vous démonter le mécanisme des vertus et des vices de son prochain. Il vous expliquait clairement le caractère de la femme des autres, désignait les mesures à prendre pour éviter leurs supercheries et leurs traîtrises, perdait peu à peu sa lucidité d'analyse dans son propre ménage ou bien quand il demeurait clairvoyant, il parait le coup qui le menaçait, puis fatigué, il se découvrait et se laissait frapper d'autant plus rudement par son adversaire qu'il l'avait d'abord échauffé par la résistance.

Et ce bon sens et cette finesse si vite émoussés, si vite trahis, le suivaient dans ses livres. Là, comme dans son existence, il était entêté et faible sans juste mesure. Entêté devant une idée qu'il était décidé à émettre, faible devant les difficultés qui se levaient lorsqu'il s'agissait de lui donner un corps et de la rendre. Il persistait dans sa volonté, mais il n'essayait même pas de tourner l'obstacle, se bornait à l'épier, attendant prudemment une occasion, un moment propice. Au fond il bloquait une œuvre pour ne pas lui livrer assaut et une fois campé devant elle, il se relâchait et s'acagnardait dans l'inaction. Bien qu'il s'obstinât à ne pas entamer un chapitre autre que celui contre lequel il se battait, il ne parvenait pas à réagir contre ses défaillances, contre son ennui.—La chose, aussitôt commencée, le lassait.—Il relisait le chapitre entamé puis se promenait, cherchant la suite, finissait par feuilleter un livre et enfoncé dans un fauteuil, loin de sa table de travail, il ne songeait plus à son œuvre, absorbé par celle des autres.

Il n'avait pas, au demeurant, le coup instinctif et furieux, le coup inattendu et lancé droit de Cyprien, mais, d'un autre côté, n'eût été son inconstance dans le travail, son apathie dans la vie, son gnian-gnian dans l'attaque, il aurait créé une œuvre moins brillante, moins saccadée, moins accomplie au petit bonheur, mais plus sagement conçue et plus solidement faite.

Avec les nécessités de ce tempérament impressionnable, avec ces nécessités de quiétude et de bien-être, ce dégoût des choses acquises, ce manque de ressort devant une résistance, ce caractère versatile et mal assis, il avait forcément abouti, dans ses livres, à un ou deux romans lentement piochés et douloureusement bâtis, et dans son existence, à la placidité désirée du mariage, à l'amour bon enfant dans une couche bourgeoise.

Avec les surexcitations de ses chloroses et ses lambinages maladifs, Cyprien devait, dans son art, après avoir flâné, travailler, les jours de secousse, dans un coup de feu; il devait forcément encore, dans la vie après avoir longuement rêvé, chercher sur des literies de rencontre l'apaisement de ses folies charnelles. Fortement échaudés, l'un et l'autre, par les femmes, André n'y songeait plus qu'avec une certaine douceur triste, Cyprien les considérait d'une façon ardente et inquiète. Leurs œuvres marquaient cette différence des caractères. Unis dans une commune haine contre les préjugés imposés par la bourgeoisie, ils s'encourageaient mutuellement, méprisant l'opinion de la foule, la défiant, acceptant les insuccès, très à l'écart du monde des lettres et des peintres, régulièrement éreintés par tous les journaux, par tous les confrères qui leur reprochaient leur isolement et leur dédain. Leur amitié d'enfance s'était affermie dans la lutte qu'ils soutenaient; ils avaient toujours vécu ensemble et, à part quelques bisbilles venues à la suite de cancans de femmes qui les avaient comme de juste divisés, jamais aucune brouille, aucune querelle ne s'étaient élevées entre eux.

Il avait fallu le mariage d'André pour briser tout d'un coup l'intime de leurs relations; ils se manquèrent désunis. L'épisode du dîner ne laissait aucun doute sur les dispositions malveillantes de Berthe. André ne vit bientôt plus son ami que chez les Désableau qui l'invitaient dans l'espoir qu'il rentoilerait pour rien un portrait de famille. Ainsi étaient justifiées les prophéties de Cyprien: pécore ignorante et grincheuse, amis fichus à la porte, et enfin, éclatant comme la gerbe finale, comme le bouquet de ces embêtements, le cocuage opéré par un gommeux fade.

Ce fut pour André, du reste, un bonheur que de se retrouver près du peintre, car celui-là soufflait avec ses fièvres, des ardeurs de travail aux autres. Il poussait maintenant André, l'épée dans les reins, n'acceptant plus l'excuse des habitudes rompues et du logement fraîchement habité. Il le talonna de telle sorte qu'André se réattela à son livre.

La machine semblait avoir réparé ses rouages mais elle fonctionnait avec lenteur. Il s'appesantissait des journées entières sur une page, mais il était, somme toute, très satisfait. La mise en train de son œuvre était terminée, il n'avait plus d'inquiétude, ne doutait pas qu'il ne pût prochainement abattre de la besogne comme au bon temps et il passait des journées charmantes de labeur et de flâne, s'escrimant à petits coups, se frottant joyeusement les mains, s'installant au soleil sur sa terrasse, fumant des cigarettes, regardant curieusement par les fenêtres d'un Ministère situées vis-à-vis des siennes l'intérieur des bureaux, des enfilades de cartons verts à poignées de cuivre, des tables de bois noir, à casiers, des chaises de canne, des corbeilles, des cuvettes et des carafes, des cabriolets pleins de fiches, des amas de dossiers énormes. Il avait en face de lui, juste, deux employés enfermés dans la même pièce, l'un dont on apercevait le profil joufflu, l'autre qui voûtait un dos dont l'échine saillait. Puis, une tache blanche entrevue au fond du bureau, derrière les vitres de la croisée, disparaissait, ouvrant un jour sur une autre pièce et des gens entraient, des papiers à la main, bavardaient, s'asseyaient sur des coins de table puis partant, ils déplaçaient et remettaient de nouveau la tache blanche en place.

Ce mic-mac intéressa André. Il commençait à connaître les habitudes de ses deux voisins. L'un d'eux, un homme de cinquante ans environ, l'air minable et bénin, venait tôt, changeait de bottines et d'habit, s'installait longuement, disposait en bon ordre ses crayons et ses plumes, lisait le Petit Journal jusqu'aux annonces, mangeait un croissant de deux sous à trois heures, réglait beaucoup de papier jaunâtre. Celui-ci devait demeurer dans les lointains d'un Vaugirard ou d'un Vanves quelconque, être marié et mal à l'aise dans son ménage. Il sortait furtivement, dans la journée, revenait parfois avec un petit paquet qui semblait contenir des chaussures d'enfants, et il recevait des lettres à son bureau.

L'autre, plus jeune, arrivait tard, une serviette de chagrin sous le bras, s'asseyait, morose et grognon, se barricadait derrière des monceaux entassés de liasses, cachait les papiers qu'il gribouillait dès qu'on ouvrait la porte et se sauvait de bonne heure. Celui-là devait travailler au dehors et être célibataire, à en juger par sa hâte à déguerpir, par les cure-dents de gargote qu'il mâchonnait tout en écrivant.

Et au-dessous et au-dessus de lui, du haut en bas du Ministère, par les hautes fenêtres du premier, par les croisées plus basses des autres étages, par les lucarnes étranglées du faîte, André voyait des hommes pareils fumant, écrivant, lisant des journaux, virant et tournant, accouplés dans des pièces semblables.

Puis, il se fatiguait à contempler l'ennui de ces malheureux et, se penchant sur la balustrade de sa terrasse, il plongeait au loin, enfilait d'un coup d'œil toute la rue qui arborait une allure de bourgade lointaine avec son rond-point, triste comme la petite place d'une Sous-Préfecture de dernière classe; ici et là, près d'un dépôt de voitures que surveillait un vieillard boiteux, des cuisiniers d'hôtels bâillaient dans leurs casaques blanches, échangeaient le bonjour avec des cochers en train de donner l'avoine, avec des marmitons embusqués derrière le grillage des croisées de cuisine, avec le commissionnaire en vedette sur le seuil du marchand de vins.

Morne, le matin, et déserte le soir, la rue Cambacérès ne commençait à s'animer que vers les onze heures. Alors une chaîne de garçons de bureau, portant des mazagrans et des carafons de cognac, des œufs sur le plat, des bouteilles cachetées, des assiettes fumantes ou couvertes, se déroulait depuis la boutique d'un mastroquet jusqu'au Ministère et là, ils se rejoignaient, se groupaient, riant, les mains pleines, avec un sergent de ville en faction près d'un tonneau de charbonnier, avec les hommes de peine aux livrées bleu-lin, avec le cantonnier chargé d'arroser la rue.

Puis, les visites d'abord rares, arrivaient maintenant en foule. Des fiacres accouraient de tous les points et, s'arrêtant devant l'entrée pavoisée d'un drapeau tricolore, vidaient sur le trottoir près de la guérite inoccupée d'un factionnaire, des gens affairés qui portaient sous le bras des journaux, des papiers, des livres, se perdaient sous la voûte de la porte-cochère, ne reparaissaient plus que longtemps après, consultaient leurs montres et semblaient embêtés, pour la plupart.

D'autres, comme des figurants et des machinistes qui connaissent les escaliers de service des coulisses et de la scène, disparaissaient par une porte voisine, par la petite porte du no 9, semblable à l'entrée des artistes de ce théâtre, et des mères-nobles, de vieilles dames aux boudins flageolant sous leurs brides, venues pour quémander des pensions ou des secours, apprêtaient sur le seuil leurs mines contrites et préparaient leurs larmes.

Mais, c'était vers trois heures surtout que la hâte de la rue s'accentuait. Une procession défilait d'importants Messieurs, des Députés, des Sénateurs, des Préfets et d'autres Messieurs décorés de ronds rouges sortaient des bureaux, leur serraient respectueusement la main et s'éloignaient, arrêtés eux aussi, par des gens qui leur parlaient avec déférence et le chapeau bas.

Dans cette rue silencieuse, malgré sa navette ininterrompue de monde, dans cette chaussée où l'on entendait le roulement mou des fiacres sur l'asphalte, certains jours de la semaine, un homme se promenait, coiffé d'un melon de cuir noir, orné de ciseaux peints en blanc, une petite caisse retenue sur l'épaule par une bretelle, chantant sur un mode lugubre: v'là le tondeur, tond les chiens, coupe les chats et va-t-en ville!—A d'autres moments, un «o vitrie» s'élevait prolongeant sa note stridulée ou bien un repasseur, roulant devant lui sa petite meule, remuait à chaque pas une sonnette, accompagnée, au loin, par l'aigre solo qu'un fontainier jouait sur une corne.

Le mardi, vers quatre heures, un bruit nouveau dominait les autres. Des voitures particulières emportant dans leurs caisses des flots de toilettes claires, s'arrêtaient devant un petit hôtel à un étage, contigu à la maison où logeait André et un vigoureux coup de timbre retentissait, annonçant les visites, suivi de près par le choc lourd des vantaux qu'on referme.

André commençait à classer les rumeurs diverses qui montaient sous sa terrasse. La vie singulière de la rue Cambacérès lui arrivait de moins en moins confuse, il voyait se dégager peu à peu de ces bâtisses décolorées ou badigeonnées de jaune d'ocre une mélancolie de locaux inhabités pendant des mois, aux persiennes et aux portes closes, une banale opulence de pension de famille, une tristesse de rez-de-chaussée que n'égaient aucune industrie et aucun commerce.

Une sorte d'ennui prévalait, l'ennui d'un lieu de passage, l'ennui de gens ne demeurant point dans ce quartier et ne s'y rendant que par contrainte et que par besoin; c'était, en dépit de la vie factice et courte qu'insufflaient à cette rue les bureaux du Ministère, la teinte lugubre d'une province morte.

André s'applaudit en somme de résider dans un quartier aussi recueilli et aussi tranquille, mais Mélanie qui s'intéressait peu à l'atmosphère spéciale de ces rues, se borna à trouver ce coin de Paris malhonnête. La vie y coûtait deux fois plus cher que dans les autres, disait-elle, et il fallait marcher pendant des heures avant que d'apercevoir un épicier ou une fruitière. Elle assomma son maître de plaintes, déclara ne pas vouloir aller au marché parce que toutes les paysannes étaient des chipotières et des friponnes; elle ajouta enfin qu'elle achèterait dorénavant ses provisions, le matin, en traversant le Gros-Caillou; à l'entendre, les avenues situées derrière les Invalides, étaient un pays de Cocagne où les commerçants vendaient à perte. André lui répondit simplement qu'elle était parfaitement libre de trimballer, si bon lui semblait, un panier plein pendant des lieues; quant aux économies qu'elle prétendait réaliser par ce système, il y crut d'autant moins qu'elle continua à exhiber, tous les deux jours, une interminable liste de dépenses.

Libre de se pourvoir où qu'elle voudrait, Mélanie se tint parole et s'attira de la sorte, dans le quartier d'Anjou-Saint-Honoré, la réputation d'une râleuse. Une animosité extrême succéda aux plates flatteries que les marchandes lui débitèrent par cupidité, les premiers temps, puis, les querelles sourdes enflèrent et débordant des trottoirs, entrèrent comme un flot d'eau grasse dans la loge du portier. Furieux de ne pas faire le ménage d'André, excité par les colères des boutiques où stationnait sa femme, le concierge brandit un règlement qui interdisait de monter de l'eau et du bois et de secouer les tapis, après dix heures. Ce fut entre la loge et la cuisine, une lutte quotidienne, un combat acharné pour une goutte d'eau, pour une brindille de cotret, tombées dans les escaliers.

André s'inquiéta, eut peur que ces collisions ne l'atteignissent. Il ordonna à Mélanie de rester tranquille, graissa la patte du portier, parvint à force de largesses et de petits soins, à obtenir une sorte de trêve. Pour récompenser sa bonne d'avoir bien voulu remiser son humeur chagrine, il écouta même des histoires à dormir debout qu'elle jugea utile de lui raconter. Des garçons de bureau et même des employés du Ministère lui faisaient de l'œil dès qu'elle apparaissait sur la terrasse. Elle affectait un courroux qu'elle n'éprouvait réellement pas, étant flattée au fond de ces attentions qu'elle narrait, en les déplorant, avec trop de détails.

André haussait les épaules; la vertu de Mélanie l'intéressait peu; ce qu'il voulait surtout, c'est qu'elle n'ameutât point les curiosités de la rue sur elle.

Il était payé pour savoir à quoi s'en tenir sur les rages jacassières des boutiquiers! les potins et les calomnies que Cyprien rapporta, le jour où il s'en fut surveiller le déménagement de son ami, avaient dépassé, comme étiage, toutes les crues des sottises connues.

Du charbonnier chez la fruitière, de la fruitière chez le boulanger, du boulanger chez le pharmacien, ç'avait été un assaut de malpropretés et d'insultes. L'opinion de tous ces gens se rencontrait avec celle de M. Désableau. André entretenait une modiste, on la dépeignait même, tout le monde l'avait vue, une blonde fatiguée qui manquait de dents. C'était avec elle qu'il mangeait tout l'argent de son ménage: il laissait sa femme se morfondre dans un coin, une pauvre petite femme qui avait l'air si honnête et si doux!—Je te l'aurais fais marcher, moi, à la place de sa bourgeoise, disait l'une.—Eh, vous ne l'auriez pas fait marcher plus qu'une autre, ripostait une voisine que son mari rouait de coups et, la marchande, tout en abusant de leur dispute pour les mal servir, les mettait d'accord en affirmant que tous les hommes étaient bons à jeter dans le même sac!—Et, c'étaient, chaque jour, de nouvelles découvertes saugrenues, des rapports lointains, qu'on apercevait entre le départ d'André et des histoires d'abandon, insérées dans les journaux, c'étaient des thèses soutenues par d'intarissables cancanières, des allusions aux autres ménages de la rue, des médisances effacées et ravivées soudain sur l'un et sur l'autre. La maîtresse de ce gars-là c'est une écuyère, déclara péremptoirement le boulanger qui sut qu'André écrivait, et il citait, à l'appui de son dire, des bavettes nébuleuses, des arguments qui ne prouvaient rien. Où ils étaient tous du même avis, par exemple, c'est quand ils prétendaient qu'André avait bien la figure de ce qu'il était. Le malheureux se serait sauvé pour ne pas payer ses dettes, qu'il n'aurait point accumulé sur lui plus de fureurs et plus de haines.

Puis, un beau soir, dans ce concert d'imprécations, la concierge, échauffée par le cassis, donna sa note. Elle révéla des détails inattendus sur la femme d'André; alors, les langues qui commençaient à s'arrêter, tournèrent de plus belle. Elle avait un amant, on l'avait entrevu, la nuit, alors qu'André le reconduisait, en l'éclairant. Sans nul doute ils étaient tous de connivence, l'amant était le fils d'un capitaliste, il entretenait le mari et la femme. André était un fainéant et un sagouin, un homme sans profession, un journaliste, un flâneur qui trafiquait des femmes. Alors Berthe eut la réputation d'une dévergondée et d'une hypocrite. Son teint pâle qui fut d'abord celui d'une pauvre femme qui se ronge les sangs parce que son mari la délaisse, devint l'ignoble lividité d'une fille épuisée par la noce, puis il y eut encore un revirement en sa faveur, c'était cet horreur d'homme qui l'avait corrompue! Elle appartenait à une bonne famille; M. Désableau, son oncle, avait l'air d'un Monsieur respectable et les injures qu'il avait déversées sur André, en présence de plusieurs personnes, montraient bien le mépris que lui inspirait le mari de sa nièce.

Cyprien demeura interdit. Il regarda, résigné, vider ce tombereau d'infamies sur son camarade. Les calomnies s'échappaient maintenant de toutes les boutiques, s'attardaient sur tous les trottoirs et, de là, s'amassant dans la loge des concierges, se répandaient dans les cours, entraient comme une fumée fine sous la porte des paliers, emplissaient les cuisines, accompagnaient les bonnes dans les salles à manger de leurs maîtres, envahissaient jusqu'aux alcôves.

Les boutiquiers se vengeaient ainsi de l'hiver subi; comprimés dans leurs cages, les portes fermées, n'ayant même pu se ménager des éclaircies, en frottant avec les doigts la buée qui leur voilait la rue, ils s'étaient morfondus derrière les fougères d'argent dont la gelée étamait leurs vitres; les racontages des bonnes n'avaient pu les rassasier; aux aguets derrière leurs comptoirs, ils avaient en vain tenté de suivre de l'œil les passants et de cracher dans le dos des personnes qui les faisaient vivre.

La contrainte que le froid leur imposa, les rendit féroces. Toutes les mesures qu'André avait imaginées pour étouffer l'éclat de son malheur, ne servirent de rien. Pendant quinze jours, il ne fut question que de son départ et Cyprien qui lui narra, en les émondant, les ineptes âneries qu'on dégoisait sur son compte, aurait pu ajouter encore, s'il l'avait su, que lui-même n'avait pas été plus épargné. Il était le confident du mari, un monsieur de son espèce, vivant sans doute aux dépens des filles. Le boulanger, lui, opinait dans un sens un peu différent. Il admettait volontiers que le peintre fût une canaille, mais il pensait que c'était lui qui avait séduit la femme d'André. Il étayait du reste son dire de raisons profondes basées sur l'amitié qui liait les deux hommes. On n'est jamais trompé que par ses amis, disait-il; mais, alors, dans ce cas-là, André n'était plus qu'un jobard, un mari qu'on pouvait plaindre et non attaquer. Cette supposition parut inadmissible; une partie du voisinage hésitait pourtant, mais la concierge ayant affirmé que Cyprien, vu de dos, ne ressemblait pas à l'amant qui possédait, autant qu'elle avait pu les apercevoir dans la nuit, des épaules plus larges, eut gain de cause. On se contenta d'envelopper dans la même réprobation, André, Cyprien et Berthe; on expliqua subitement les causes pour lesquelles ce ménage changeait si souvent de bonne et comment il en était finalement privé. Une fille qui se respectait quittait cette maison au bout de huit jours. Si peu dégoûtée que pût être la dernière qui ressemblait pourtant à une vraie catau, elle avait eu des hauts de cœur et en avait rendu de dégoût son tablier! Une véritable maison de passe, conclut le quartier en chœur; on ne savait réellement à quoi songeait la police, en tolérant des saletés pareilles!

André eut d'abord la tentation d'aller casser une canne sur le nez du boulanger et de la portière, puis il réfléchit que ce serait stupide et qu'il aurait tous les torts. Il ragea et se tint tranquille. Il était arrivé au bout de quelque temps, à un solide et calme mépris pour ces bélîtres, quand les disputes de Mélanie et du concierge réveillèrent ses fureurs et lui firent appréhender, dans sa nouvelle rue, une semblable explosion d'ordures; il ne respira et ne reprit véritablement son assiette que lorsque les querelles parurent avoir désormais pris fin.

Une, deux, trois semaines, s'écoulèrent encore. Il entra dans une période complète de quiétude, travailla d'arrache-pied et, à l'abri des revendications de Berthe et des Désableau qui acceptaient les conditions posées par le notaire, isolé des relations ennuyeuses et des corvées du monde, allégé des tracas du ménage, savourant la paix d'un homme constamment déboutonné et en pantoufles, il rappela peu à peu ses manies de garçon, s'épanouit dans un bonheur de sans-gêne et de bonne chère; il se trouva, en un mot, parfaitement heureux.

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