En ménage
VI
Alors la crise juponnière vint.
Cette tranquillité qu'il avait reconquise à si grand'peine, fit place à un indéfinissable malaise qui s'accentua et aboutit à une sorte de spleen qu'il attribua aux allanguissements du printemps et aux troubles nerveux qui l'accompagnent.
L'aversion de son intérieur qu'il avait tant choyé, se montra. Irritable et agacé par le moindre bruit, il ne tenait plus en repos et, s'ennuyant à mourir chez lui, il sortait, et s'ennuyant davantage, au dehors, il rentrait et tombait harassé sur un fauteuil. Il restait, immobile, sans force pour secouer la torpeur qui l'accablait, attendant pour se lever que les plantes des pieds lui fourmillassent et qu'engourdie, et devenue inerte et comme paralysée, la main servant d'appui à sa tête, le picotât d'une façon presque douloureuse.
Il se raisonna, se fermant volontairement les yeux, s'égarant de parti pris, craignant de mettre, en se tâtant, le doigt sur la plaie qu'il sentait se rouvrir et le tirer. N'était-il donc pas heureux? Maître de ses actions, bien dorloté et bien nourri, il menait en somme la même existence béate qu'avant son mariage, au moment où il avait eu les moyens de s'offrir une bonne. Il s'avoua, lassé de ces subterfuges, que cette existence n'était plus la même que celle de jadis, qu'il y avait, en plus ou en moins, quelque chose qui la modifiait du tout au tout sous une apparence égale.
Le mariage se dessina enfin, distinctement, devant lui. Il s'interposa entre sa vie présente et sa vie passée. Ainsi que ces verres qui déforment les objets qu'ils réfléchissent, il brouilla et gâta l'image d'égoïste bien-être qu'il avait autrefois goûté et qu'il espérait goûter encore. L'aveu lui échappa, la femme manquait.
Ah! Cyprien avait beau dire, l'on ne pouvait ainsi vivre seul!—La crise juponnière qui éclata alors qu'André fut délivré de sa première stupeur et qu'il n'éprouva plus d'inquiètes sollicitudes pour le fonctionnement de son existence réorganisée et remise à neuf, fut mûrie et hâtée encore par les condoléances de Mélanie. Elle jugea, en effet, nécessaire de lui demander chaque fois qu'il recevait une lettre, des nouvelles de sa femme. Au fond, elle redoutait que Madame ne se portât mieux et ne revînt prendre la direction du ménage. Il était probable que, dans ce cas, elle réglerait les dépenses et congédierait le sergent de ville que Mélanie avait amené, à ses heures de libre, dans le logis, pour cirer les parquets, nettoyer les carreaux et fumer le tabac d'André; mais, comme le nez de son maître pointait chaque fois qu'elle lui parlait de sa femme, Mélanie conclut que Madame n'allait pas mieux, et retenant le nom de la maladie qu'André lui avait cité, à tout hasard, elle consulta l'herboriste du Gros-Caillou qui fut d'avis que la patiente trépasserait un jour ou l'autre.
Rassurée, Mélanie crut néanmoins de son devoir de continuer ses jérémiades et après avoir activé la crise, elle contribua à l'aggraver. André s'amollissait maintenant dans une fainéantise traversée de réveils et de rages lorsqu'il était chez lui, seul, mais à l'heure du dîner, un profond découragement succédait à ses colères. Il mangeait vite et sans faim, ainsi qu'un homme qui se dépêche d'accomplir une corvée. Les coups de timbre appelant Mélanie sonnaient à la file et avec une telle rapidité qu'elle demeurait béante, le cou gorgé de soupe, lorsqu'il réclamait le fromage et le dessert. Il songeait, le nez sur un livre, qu'il ne lisait point et, une fois le repas terminé, il emportait son volume avec lui et allait s'affaler sur un fauteuil, dans son cabinet de travail.
Les soirées qui s'allongeaient en clarté le désespérèrent. L'état aigu de la crise se déclarait, le soir surtout, comme la fièvre qui reprend, dès le crépuscule, le malade fatigué par la vie du jour. C'était moins la hantise des spectacles lubriques qu'une appétence nerveuse vague, qu'une rêverie confuse. Il désirait la femme, non pour l'étreinte charnelle de son corps, mais pour le frôlement de sa jupe, la cliquette de son rire, le bruissement de sa voix, pour sa société, pour l'air enfin qu'elle dégage. Sans elle, son logement lui semblait maussade.
Incapable de tout travail, fatigué par toute lecture, opprimé par un accablement sans fin, torturé par les sourdes rébellions de la nature qui s'insurgeait contre cette vie cloîtrée, il regardait le jour tomber peu à peu et il éprouvait dans cette détresse que verse la brune, une triste et consolante pitié, il sentait comme une sorte de doux appui qui lui venait.
Des rêves de garçonnet, des fraîcheurs niaises de galopin éclosaient dans ce navrement. Il avait eu, de même que bien d'autres, des idéals tués sous lui, et des souvenirs d'amours enfantines se réveillaient tout d'un coup chez ce sceptique.
Une jeune fille qu'il n'avait pourtant pas aimée ainsi qu'il est convenu qu'on aime dans les romans, mais qui lui avait plu, qui avait été la première à le charmer, au sortir du collège, l'obséda. Il se remémora avec une vivacité étonnante d'impression, des journées à la campagne, des tête à tête, un peu en avant des parents soupçonneux, des rires étouffés, des bêtises de fleurs cueillies, toute une cour passionnée qui lui avait fait hausser les épaules plus tard, au moment où elle s'était mariée.
Il se rappela plus nettement encore une certaine scène, un soir. Tandis que la famille jouait à la bouillotte, dans le salon, ils étaient allés se promener dans le parc, sous des châtaigniers. Elle s'était assise sur un banc, dans l'ombre, et lui avait dit, d'une voix changée: Assieds-toi là—et, ils étaient restés sans souffle, elle chassant du bout du pied les écales sèches des châtaignes, lui, les mains tremblantes et le cœur battant, ne sachant s'il devait oser ou se taire. On les avait ramenés et la jeune fille avait été fortement grondée. La famille avait certainement cru à une intention d'accident qu'il n'avait pas eue pour sa part.
L'évocation de cette scène était si exacte, si claire, qu'André ressentait le même frisson, la même gêne qu'au moment où elle s'était passée.
Suivant cette filière de souvenirs, il supprimait d'un coup la brèche creusée par le mariage de cette jeune fille entr'eux et il se figurait que l'ayant épousée, il coulait avec elle une existence de douceur et de paix, puis, revenu à lui, il se traitait d'imbécile et d'enfant, allumait la lampe qui dissipait, avec sa clarté, toutes ces rêveries flottantes et soudainement mises en émoi depuis près de quinze ans qu'elles sommeillaient et semblaient mortes.
Mais la gaieté de la lumière n'empêchait pas son esprit de songer encore. Si l'obscurité aidait à retrouver les souvenirs les plus lointains, la lumière les rajeunissait, les rendait plus rapprochés et plus précis. André, sautant même brusquement, d'une époque à une autre, enjambait les années intermédiaires, les amours de hasard, et l'association des idées s'établissant forcément entre les deux seules filles honnêtes auxquelles il avait fait la cour, sa pensée s'arrêtait de nouveau à Berthe.
Elle se levait maintenant devant lui et éloignait comme d'un geste tous les souvenirs qui voguaient et sombraient lentement dès son approche. C'était elle, elle seule qui dominait. Il la fixait, la voyait telle qu'elle était, et à force de la fixer, il finissait même par ne plus la voir d'une façon distincte. Il y avait un moment où, positivement, il cherchait à se représenter son visage. Une nouvelle fureur l'animait contre elle et contre son amant, puis quand la sensation s'émoussait par sa violence même, il était étreint par de lâches regrets. Ah! décidément il eût mieux valu rester avec elle. Il n'aurait pas été en somme le premier à qui pareille aventure fût advenue. C'était un rôle ridicule! eh bien après? c'était l'opinion du monde qui ne se préoccupe ni du caractère, ni des besoins des individus et jauge avec la même verge toutes les espèces. Si c'était à recommencer il se serait raisonné, il aurait accepté l'association d'indulgence mutuelle si fréquente dans les mariages de Paris. Ils seraient demeurés bons amis, se pardonnant de mutuelles frasques, mettant chacun du sien, pour se rendre l'existence paisible; il ne serait pas réduit à vivre ainsi seul!—et, il s'assoupissait dans des rêveries incohérentes où défilaient des cajoleries de femme en quête de pardons, et des soins d'honnête garde-malade, des rêveries souriantes et légères, qu'interrompaient brusquement des pas montant l'escalier, des pas qui lui frappaient dans la poitrine et qu'il arrivait à prendre, mal réveillé, pour des pas de femme, pour les pas de Berthe. Ah! si elle avait l'idée de venir sonner à sa porte; le prétexte à inventer pour une visite était si facile! il lui pardonnerait; une fois entrée chez lui, ça se ferait tout naturellement; l'on arriverait bien à s'accorder et à s'entendre!
Puis il avait un soubresaut et, dégrisé, il s'injuriait, et, retombant dans ses pensées qui, détachées maintenant de l'image autour de laquelle elles gravitaient, divergeaient peu à peu, s'écartaient de Berthe et tournant malgré tout dans le même cercle, revenaient à leur point de départ, à la femme, il songeait alors à la période de sa vie restée jusqu'ici dans l'ombre, il évoquait ses anciennes liaisons et invinciblement il s'arrêtait à Jeanne, à une maîtresse qu'il avait possédée quelques années avant son mariage.
C'était la première fois depuis bien longtemps que ce souvenir l'assaillait. Elle seule, était demeurée dans un coin de sa cervelle comme une brave et curieuse fille, une petite ouvrière un peu incompréhensible, très corrompue ou très naïve, mais, dans tous les cas, attachée où elle broutait et tendre. Ils s'étaient fâchés pour une vétille, et fière et susceptible comme elle était, jamais plus depuis il ne l'avait revue.
Son visage, il se le rappelait à peine. Autant la figure de la jeune fille avec laquelle il avait filé un amour chaste, se dressait devant ses yeux, très nette, avec cette puissance de vision que prennent les souvenirs de l'extrême jeunesse, autant la physionomie de cette femme qui avait couché près de lui, pendant des mois, s'obscurcissait à mesure qu'il s'attachait à la mettre en pleine lumière. Il revoyait certains de ses traits, mais l'ensemble dansait. Vaguement, au plus, il apercevait en se recueillant, des yeux vifs et fureteurs, une taille mince et souple, une tournure élégante dans une petite robe, un bout de nez retroussé sous des cheveux blonds, d'adorables bras, un pied effilé, des mains mignonnes, une laideur agaçante et sournoise, mais quelqu'effacée et quelqu'incomplète que fût l'image qui se présentait à lui, il sentait qu'entre mille, dans la rue, il la reconnaîtrait.
Soudain, dès que son esprit se fut arrêté sur Jeanne, il n'en bougea plus. Fatigué de songer à sa femme dont les grâces avivées par l'absence, lui avaient paru plus charmantes qu'elles n'étaient en réalité et dont l'évocation lui laissait, malgré tout, de sourdes colères, il en arrivait fatalement à se raccrocher au souvenir de la seule maîtresse qui l'eût attiré et le même phénomène se reproduisait. Il ne se remémorait plus que les qualités de Jeanne, parvenait à les trouver supérieures à celles de Berthe, moins idéalisée par une absence plus courte, et renversée d'ailleurs de son piédestal dès que la scène de leur rupture venait se poser comme un point ferme dans toutes ces fluctuations du rêve.
Qu'était devenue cette fille? délicate et frêle, elle avait jadis l'inquiétante pâleur d'une parfumeuse; elle était morte sans doute et, subitement, il fut pris d'un attendrissement puéril pour cette femme qu'il n'avait, à proprement parler, jamais aimée; il s'étonna de n'avoir point songé plus tôt à elle et il se faisait ces réflexions que la vie est vraiment bizarre, qu'on a joint son existence à celle d'une autre, qu'on s'est tout raconté, tout dit, qu'on s'est ouvert, l'un à l'autre—l'homme du moins—et puis, qu'au bout de quelques années, l'oubli a tout effacé et que l'on n'a plus rien de commun ensemble.
Il eut presque les larmes aux yeux lorsqu'il se répéta que Jeanne devait être morte, et, se rappelant leurs nuits blanches dans le même lit, il s'avouait qu'il eût mieux agi en concubinant avec elle, comme elle l'avait elle-même souhaité un jour. Il n'eût été ni plus malheureux, ni plus cocu; et, mélancoliquement, il se disait: j'ai depuis longtemps atteint l'âge où les apparences d'affection suffisent; en admettant même qu'elle ne m'ait jamais aimé, si elle avait bien appris son rôle, ça m'aurait amplement satisfait.
Et, ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînait devant ses bibliothèques, à la recherche d'un livre rentrant dans l'ordre des pensées qui l'agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui racontât des ennuis plus grands et de la même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu, il n'en découvrait pas; il s'emparait alors d'un volume au hasard, s'étendait sur son lit et, incapable de comprendre ce qu'il lisait, il rêvassait encore, remâchait et ruminait ses embêtements, avait hâte de dormir pour oublier et il restait poursuivi, même dans son sommeil, d'un indécis ennui qui le faisait tressauter, tout à coup, avec cette angoisse terrifiante de quelqu'un qui dégringole un escalier, en rêve.
Ces crises juponnières se rapprochaient de plus en plus fréquentes. Autrefois, elles le traquaient pendant un jour ou deux et disparaissaient durant des semaines entières; aujourd'hui elles s'éternisaient et lorsqu'elles paraissaient avoir enfin quitté la place, elles surgissaient de nouveau sous le plus futile prétexte de pensée.
André se demanda si la chasteté de ses sens devenus tardifs, ne contribuait pas à le jeter dans ces phases de découragement et de tristesse.
De même que ces malades abandonnés qui, devant l'annonce d'un médicament infaillible, se persuadent avant même d'en avoir usé et malgré les déboires qu'ils ont endurés déjà devant des réclames semblables, que celui-là est plus actif et que, seul il aura la vertu de les remettre sur pieds, André eut une minute de joie et se crut sauvé. Il voulut tâter de noces guérissantes, s'aiguisa les sens par des souvenirs lascifs et, à diverses reprises il se livra, par raison, à de consciencieuses ribotes.
Il obtint, en effet, une espèce de soulagement; il rentrait chez lui brisé et dormait d'une traite. Le lendemain il se sentait quelque lourdeur de tête, mais les jupes ne le tourmentaient plus. Ses désirs de tendresse demeuraient bien inassouvis, mais ils criaient moins haut dans la chair repue. André fut enchanté de son expérience et il la renouvela jusqu'à plus soif. Alors, les aspirations un moment domptées, reparurent et s'imposèrent, à nouveau, plus vives. Il avait forcé la dose de ce calmant qui l'irritait maintenant comme ces potions trop fortement opiacées dont les effets deviennent contraires à ceux qu'aurait produits une quantité juste. Loin de l'égayer, ces amours au grand trot, l'affligèrent; ses ennuis devinrent même plus impérieux et plus aigus, dans cette langueur de cerveau que laissent après eux les excès charnels. La comparaison s'établissait forcément entre Berthe, Jeanne et ces femelles qui levant la chemise et la jupe d'un coup, pressaient l'extase, se dépêchaient de le renvoyer pour descendre dans la rue ou dans le salon, s'ingurgiter des verres de vin ou de bière. Il ne trouvait chez elles l'apparence ni d'une sympathie, ni d'une politesse, d'un plaisir quelconque, encore moins.
Des souvenirs de collégien lui revenaient, des souvenirs bêtes à le faire pleurer. Il quittait le boulevard Bonne-Nouvelle, un soir, et se faufilait dans une de ces rues infectes où les plombs en saillie sur les murs, soufflent, par tous les temps, les odeurs vomitives des vieux choux-fleurs. Il s'avançait avec l'un de ses amis, à petits pas, dans ces sentes noires où deux becs de gaz clignotant à la hauteur des premiers étages, éclairent de lueurs sales des rebords de fenêtres encombrés de pieds malades de véroniques et de giroflées, de pots de moutarde pleins de persil et d'eau, de langes trempés, de blouses déteintes et séchant sur des cordes; là, trois ou quatre femmes, tendant de gros ventres sous des robes mal attachées et trop courtes du devant, montrant des têtes barbarement enluminées aux joues, causaient entr'elles, en rond, sous un réverbère.
Le cœur défaillant, ils avaient écouté l'invite de ces raccrocheuses. Ils hésitaient, pris de peurs horribles, de hontes subites, de défiance contre cet inconnu où ils entraient, puis, tous deux s'étaient fait violence et ils avaient poliment offert, ainsi qu'à des dames, le bras à ces dondons, stupéfiées par ces belles manières. Les couples avaient ainsi traversé la rue, exhibant une fuite grotesque de dos étriqués de jeunes hommes et d'épaules énormes de commères qui marchaient en cahotant, comme des canes.
Une fois isolé dans une pauvre chambre, mal éclairée par un bout de chandelle, devant un lit défait et une cuvette en permanence sur le carreau, une envie de se sauver avait empoigné André. Ses désirs de collège ne le chauffaient plus.—L'acte brutal était là.—La crainte de paraître enfantin et niais ajoutait encore à ses angoisses.
Il était heureusement tombé sur une brave femme que cette jeunesse avide et troublée intéressait. Elle eut pour lui une certaine bonne grâce, un accueil presque maternel; elle lui vida sa petite bourse, en faisant appel à son bon cœur, lui vola une bouteille d'eau de Cologne qu'il avait apportée par mesure d'hygiène et, avec de douces paroles et de gros baisers, avec des soupirs bruyants et des joies feintes, elle l'avait mis à l'aise et étourdi.
Il descendit ainsi que son camarade de ce bouge, dans la rue, pensant: ce n'est donc que cela! s'évertuant, malgré tout, à se monter la tête, à s'imaginer qu'ils avaient épuisé des ivresses ardentes. Par bravade, chacun amplifiait le récit de son allégresse. Ils regardaient les passants avec plus de fierté maintenant. Ils étaient des hommes! ils affectaient des allures de mauvais sujets, auraient voulu crier leur aventure à tous les gens de la terre et rencontrer un ami, une connaissance, pour les mettre au courant de leurs hauts faits!—Parfois, cependant, une appréhension terrible les tenaillait, celle d'avoir gagné un incurable mal, un mal à vous ravager le cuir chevelu et à vous manger le nez, mais l'enthousiasme qu'ils entretenaient, l'un l'autre, et qu'ils chauffaient à mesure qu'il menaçait de refroidir, les absorbait encore. La désillusion n'apparut vraiment que lorsque, s'étant séparés, chacun était rentré s'étendre sur sa couchette.
André songeait qu'à trente ans sonnés, il était revenu à la passade de ses dix-huit ans! Après avoir roulé de toutes parts, il était revenu à ses débuts dans l'amour!—Il payait plus cher, allait dans les cafés convenables au lieu de s'attabler dans des cabarets, mais les consommations étaient les mêmes, toutes laissaient un arrière-goût d'aigre, une soif nouvelle de douceurs propres.
La répugnance qui le prit accéléra encore sa hâte de posséder quelque chose de féminin qui simulât un plaisir, une grâce. Ces pîtresses de foire jouaient pas trop mal leur rôle. Elles ne le déridaient plus, maintenant que devenu moins fringant et moins jeune, il perdait plus difficilement la tête au moment convenu.
Sa femme si froide lui semblait passionnée à côté de ces histrionnes, mais ici et plus vivement encore le souvenir de son ancienne maîtresse, ses frémissements, ses pâmoisons, lorsqu'il la dodelinait entre ses bras, le hantèrent. Ah! le sang lui dansait pour de bon dans les veines à celle-là et le cours de ses extases n'était pas réglé d'avance!
Ne pouvant savoir si elle était vivante ou morte, il aspirait après une fille semblable, après une nouvelle maîtresse, puis il s'avouait qu'il n'était plus d'âge à séduire une femme.
La pensée d'aller échanger de discrets signaux au travers des vitres d'une boutique de modiste ou de cordonnière, de se laisser rabrouer à la porte, de perdre son temps à de tels essais, la crainte d'être ridicule, l'arrêtaient. D'ailleurs, il n'avait que peu d'illusion sur ses charmes. Il savait ne pas avoir ce je ne sais quoi qui fait qu'un homme même infirme et laid enjôle immédiatement une femme. Il connaissait assez la vie pour ne pas ignorer que l'intelligence, que la distinction ne sont que de maigres atouts auprès des filles qui se toquent du plus affreux goujat parce qu'il a l'œil polisson ou féroce, qui s'en énamourent jusqu'à la folie pour des motifs qu'elles ne parviennent pas à démêler elles-mêmes.
Sa timidité s'accroissait, du reste, à mesure qu'il réfléchissait aux difficultés de l'entreprise. Il avait assez pourtant des rôdeuses payées, il voulait s'adresser maintenant à des fillettes qui gagnent leur pain d'une façon autre, aux ouvrières qui choisissent un amant et ne lui sont infidèles que par boutades, selon les époques des termes, ou les rencontres qu'elles font au sortir de leurs magasins.
Alors que se trouvant, vers huit heures du soir, par hasard ou par suite d'une course, sur la place du Carrousel, il voyait les petits trottins, échappés de leurs ateliers, regagner deux à deux, les quartiers de la rive gauche, riant et marchant bon pas, il les suivait tristement de l'œil. La blondine, celle qui était à droite et qui tricotait si joliment des jambes, eût bien fait son affaire; elle avait la mine douce et semblait disposée à rire. Il est vrai que ces saintes nitouches-là sont pires que les autres et que ce sont elles qui daubent et poivrent le plus congrument un homme!
Il s'asseyait parfois sur les bancs de pierre du pavillon de Turgot et, là, sans s'occuper de ses voisins: des ouvriers en train de lire le journal et de dormir, des placiers de commerce se reposant et s'essuyant le front près de leurs boîtes, des personnes enlevant des bottines qui leur gonflent les pieds, ou bien des vieux ménages humant le serein, le mari les deux mains appuyées sur une canne, la femme tenant un panier sur ses genoux, il regardait couler la foule, filer les voitures de maîtres et les fiacres, brandiller les charrettes de louage, pleines de meubles, tirées à la bricole par devant et poussées à bras par derrière, et il se répétait que parmi tous ces gens qui se croisaient et se pressaient, à cette heure, beaucoup se rendaient sans doute auprès d'une femme. Toutes, si laides et si mal bâties qu'elles soient, ont un homme qu'elles satisfont et bichonnent tout en le trompant, pensait-il aussi en assistant au froufrou des jupes; les fillettes en tablier courant en avant de leurs mères, les cheveux blonds retroussés sur le front par un peigne et tombant sur le cou en gerbes, les mains poudreuses et les joues barbouillées de récentes larmes, l'aidaient même à rêver. Il voyait dans ces morveuses qui s'affineront avec l'âge, la souffrance future des mômes qui grandiront pour devenir à mesure plus bêtes.
Complètement abattu, les mains posées à plat sur les cuisses croisées, il contemplait le merveilleux et terrible ciel qui s'étendait, au soleil couchant, par delà les feuillages noirs des Tuileries; il contemplait les taches crues des bâtiments neufs, le petit arc de triomphe découpé et pomponné comme un théâtre de marionnettes et presque collé, ce soir-là, sans perspective et sans air autour, contre les ruines dont les masses violettes se dressaient, trouées, sur les flammes cramoisies des nuages.
Puis son regard descendait et, vaguant autour de lui, se fixait sur le malheureux soldat en sentinelle. Il suivait son pas égal le long du Louvre. Est-ce que ce lignard ne possédait pas une payse, une fille quelconque qui lui laçait les bras autour du corps, lui versait, à la régalade, de gros baisers sur le cou, ou lui effilait par amitié la moustache, sur un lit de sangle ou dans le coin d'une cuisine? il devait être bien heureux celui-là. On l'attendait au moins quand il était libre!—puis André haussait les épaules, s'avouait stupide, car enfin, mieux valait crever que de mener la déplorable vie de ce pauvre diable!…
Ces soirs-là, il finissait par se traîner jusque chez lui, avec cette sorte d'hébétude des gens qui, après avoir pleuré pendant des heures, s'engourdissent dans une torpeur presque douce.
Une fois couché, par exemple, sa blessure le travaillait encore. Il repartait de plus belle, dans ses rêves navrés. Il enviait, en dernier ressort, ceux qui, gorgés d'une femme, ne savent comment se soustraire à ses caresses. Jamais femme ne l'avait poursuivi, il en était à connaître encore le supplice de ce qu'on nomme vulgairement un crampon. Toujours, il avait été lâché, le premier, jamais il n'avait su s'attacher une maîtresse.
Après s'être applaudi de n'avoir jamais connu de tels embarras, après avoir même blagué des camarades qui étaient relancés par leurs amoureuses, maintenant, il les jalousait.
Dans ses moments de lucidité, il cherchait un remède qui jugulât la maladie dont il souffrait. Le seul qu'il imaginait, séduire une fillette presque sage lui paraissant impossible, il était forcément obligé d'aspirer, comme jadis, après une fille qui lui appartiendrait en commun avec beaucoup d'autres. Il aurait son jour et elle le recevrait bien, sachant qu'il était une pratique régulière et qu'il prenait poliment livraison des plaisirs qu'il venait acheter. Persuadé enfin que la possession d'une femme à soi seul, à Paris, était chose impraticable, il se décida à adopter cette combinaison, tentant de se convaincre avec force arguments à l'appui, que s'il avait eu l'aversion des roulures, c'était simplement parce qu'au lieu d'aller toujours chez la même, il en visitait, chaque fois, une différente.
Mais ici, il fallait tout attendre de la chance. Il pouvait vagabonder au travers de cabinets de toilettes et d'alcôves, pendant des mois, avant que de mettre la main sur une femme avenante et qui simulerait convenablement les giries de la bonne fille.
Il chercha et ne découvrit que de mélancoliques farceuses éprises de marloupiers qu'elles s'empressaient, dès qu'il avait le dos tourné, d'aller rejoindre.
Dans cette débâcle, le souvenir de Berthe s'implanta à nouveau encore, mais le cortège des rancunes et des colères qui l'accompagnaient, disparut. André avait perdu toute fermeté, tout ressort. Désespéré, il souhaita de revoir sa femme; il erra dans les rues avoisinant la demeure des Désableau, il ne rencontra ni les uns, ni les autres, il finit par apprendre indirectement, qu'ils étaient tous partis pour la campagne.
Cyprien le remontait de temps à autre. Il comprenait le silence de son ami qui se taisait sur ses défaillances. Quelquefois ils passaient la soirée ensemble, et là, tandis qu'ils fumaient des pipes, sans deviser, le peintre s'ingéniait à secouer la pesante inertie d'André.
—Tu as tort, lui dit-il, un jour, de te laisser aller à la dérive.—Prends garde, tu vas espérer des malheurs de femmes pour les soulager, tu vas rêver d'invraisemblables discrétions de ta part et de non moins invraisemblables reconnaissances de la part de la personne que tu obligeras pour coucher ensuite avec!—Allons, voyons, il ne faudrait pourtant pas déraisonner de la sorte, et puis quoi? tu le sais pourtant bien, si t'amarrais pour de bon une femme, elle te mettrait l'âme à vif, elle t'écorcherait, tout en ayant l'air de te panser!—C'est ainsi que les rapports entre la femme et l'homme ont été réglés par la Providence.—Je ne dis pas que cela soit bien, mais c'est comme cela!—Et, ces soirs-là, Cyprien invitait son ami à déambuler, l'entraînait dans de formidables courses, s'appliquait à l'éreinter de son mieux pour le faire dormir.