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En ménage

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XIII

Cet escalier est bien misérable, pensa Désableau. Je ne comprends vraiment pas comment l'on ose habiter une maison d'aussi piètre mine.—Mille pardons, Madame, fit-il subitement, et il s'effaça contre la muraille, laissant le passage libre à une femme qui descendait, escortée d'une portée de gosses grognant, le nez plein, remuant des boîtes à lait, les tapant comme des cymbales.

Enfin m'y voici, soupira Désableau.

Il était arrivé devant une porte peinte en jaune, ornée au milieu d'un bouton de fer noir. Il chercha en vain la sonnette; alors il cogna avec la pomme de son parapluie; la porte bâilla et, dans la pénombre, il aperçut une femme grasse et un chat rouge.

—M. Cyprien Tibaille? demanda-t-il, en saluant.

—C'est ici, Monsieur.

Désableau déposa son parapluie dans le coin d'une porte, traversa une antichambre obscure, ouvrit une autre porte et, ébloui par le grand jour, il demeura, les yeux écarquillés, apercevant Cyprien, couché, les bras autour de la tête, sur l'oreiller, un bout de pipe fumant aux lèvres.

Il lui toucha la main et déclara, en s'asseyant sur une chaise, au pied du lit, qu'il espérait bien que la santé de son ami était toujours bonne.

Cyprien le remercia de ses souhaits, ajouta qu'ils étaient malheureusement inexaucés, attendu qu'il souffrait d'une inflammation de la muqueuse du ventre.

M. Désableau appartenait à cette race de gens qui proposent aussitôt les remèdes les plus divers aux personnes malades; il conseilla donc au peintre les pilules et les perles formulées par tel ou tel docteur, les électuaires, les tisanes et les bols préconisés régulièrement, dans les journaux, aux annonces de la dernière page.

—Rien de grave du reste? ajouta-t-il, d'un ton confiant.

—Non, rien de grave, j'ai même permission de me lever demain… Alexandre! cria-t-il soudain, s'adressant au chat qui, après avoir longuement flairé le chapeau de Désableau, entra dedans.—Mais cet appel ne produisit aucun effet sur la bête dont on ne voyait plus que l'arrière-train et la queue qui remuait droite et rayée de rouge.

Désableau se leva, mit son chapeau à l'abri et, par amabilité, voulut caresser le chat qui s'avança comme un crabe, marchant de côté, les oreilles à plat sur le crâne, les moustaches hérissées et la queue basse.

—Il va vous griffer, dit tranquillement Cyprien.

Désableau se recula et vint s'asseoir, regrettant de n'avoir pas gardé, comme arme de défense, son parapluie.

Il y eut un instant de silence.—Cyprien, très étonné de cette visite, regardait curieusement Désableau qui croisait et décroisait, l'air absorbé, ses jambes.

—Vous avez déménagé, fit-il, laissant enfin ses jambes en place et, relevant un peu la tête, il considéra la pièce dans tous les sens, murmurant: C'est très gentil, très clair; et, après une pause: vous travaillez toujours beaucoup?

—Beaucoup; et le peintre désigna, du geste, des aquarelles éparses sur une table.

Désableau se leva, mit son lorgnon et demanda s'il pouvait sans indiscrétion les regarder.

—Comment donc, mais regardez-les tant qu'il vous fera plaisir, mon cher monsieur.

Désableau recula, pris de nausées, devant ces aquarelles qui représentaient toute une gamme de maladies de peaux, tout un clavier de boutons et de dartres.

Il rejeta, indigné, ces planches et, dissimulant mal son dégoût:

—Alors, vous vous amusez à peindre des sujets pareils?

—Permettez, ce n'est nullement par plaisir que j'enlumine pour la chromo ces aquarelles. J'exécute simplement un travail commandé par un médecin. Je suis obligé d'aller à l'hôpital Saint-Louis, de m'installer dans les salles devant les sujets que l'on me désigne, de faire coller à la diète ceux qui refusent de se laisser peindre et, tout cela pour gagner dix francs par planche! Il n'y a vraiment pas matière à s'amuser comme vous semblez le croire!

Un repos suivit cette déclaration. Désableau, très pensif, roula son mouchoir et se le passa sans raison sous le nez.

—Ce n'est toujours pas pour m'acheter de la peinture qu'il est venu, songea le peintre.

La grosse femme qui avait ouvert la porte d'entrée arriva, sur ces entrefaites, et s'enfonça longuement dans un fauteuil.

Désableau devint plus gêné encore; il regarda à la détournée la femme, n'osant l'examiner de face, louchant en dessous de son binocle, par politesse.

Elle lui parut par trop boulotte et par trop mûre; ficelée avec cela comme un paquet, les joues ravitaillées avec du fard, les cheveux rongés par une raie à pellicules, les yeux pleins d'eau comme ceux d'une chienne, elle lui sembla tenir de la garde-malade, de la portière et de la raccrocheuse.

—Elle est décidément ignoble, pensa-t-il.

Cyprien s'impatienta de cet examen; il dévisagea Désableau et lui dit:

—Mon cher monsieur, si vous avez quelque chose à me communiquer, il ne faudrait pas vous gêner parce que Mélie est là. Elle est un peu curieuse, et il y a gros à parier que si je la priais de sortir, je serais obligé, après votre départ, de lui répéter notre conversation, mots pour mots; il vaudrait peut-être mieux, dès lors, oublier qu'elle est là et causer tranquillement ensemble.

Cette explication ne diminua en rien l'embarras du visiteur qui, pour se prêter une contenance, souffla sur les verres de son lorgnon et les frotta soigneusement avec son mouchoir.

Le peintre se perdit en conjectures sur le motif de cette visite. Voulant rompre à tout prix le silence qui menaçait de se continuer, il demanda poliment des nouvelles de Madame et de Mademoiselle.

Désableau se dérida visiblement. Il laissa son pince-nez et répondit avec empressement:

—Mais, Dieu merci, toute la petite famille est en bonne santé… Ma femme, vous la connaissez, un cheval au travail, une âme d'élite partageant son affection entre sa fille et moi…

Il s'interrompit.

Le chat, brusquement sauté des genoux de Mélie, se livrait à de folles cavalcades, galopant sous les chaises, se fichant sur le dos et gigotant, les quatre pattes en l'air, puis se relevant d'un tour de reins, cabriolant et sautant, l'air effaré, sur tous les meubles.

—C'est les puces, dit sentencieusement Mélie.

Désableau la regarda de travers et, rattrapant le fil de ses idées, il poursuivit:

—Oui, ma femme se porte comme un charme; quant à la petite, elle est, comme vous le savez, d'une complexion délicate, mais enfin sa santé est aussi bonne que nous pouvons la désirer. Du reste, cette enfant-là nous donne bien de la satisfaction, c'est une nature droite comme celle de la mère; jamais de punitions en classe et toujours première; la maîtresse la cite ainsi qu'un exemple et Monseigneur a bien voulu nous en faire compliment, le mois dernier, quand il est venu dans le pensionnat pour donner la confirmation à de jeunes élèves.

—A quoi que vous la destinez votre demoiselle? hasarda Mélie, d'un ton aimable.

—Mélie, tais-toi, jeta Cyprien, et empêche Alexandre de sauter comme il fait.

Mélie empoigna Alexandre, et tandis qu'elle le serrait contre elle, une lutte silencieuse s'engagea, traversée par les coups de queue saccadés du chat, tapant sourdement l'estomac de la femme.

—Enfin, reprit Désableau, hésitant un peu, tout est pour le mieux, mais cependant, vous savez, le bonheur n'est jamais complet.—Oui, quand on est heureux d'un côté, on ne l'est pas de l'autre. Ainsi la santé de cette pauvre Berthe, je puis bien vous le dire, nous inquiète beaucoup. Tous les malheurs qui lui sont arrivés, sa rupture avec André, tout cela, voyez-vous, agit sur le moral et par contre-coup sur le physique; bref, sans qu'il y ait absolument péril en la demeure, l'état de notre nièce ne laisse pas que de nous inspirer de sérieuses appréhensions.

Cyprien, très attentif, regarda fixement son visiteur qui reprit:

—Oui, il faudrait beaucoup de ménagements et de l'air pur… Les médecins que nous avons consultés à ce sujet sont unanimes à prescrire un séjour à la campagne, des promenades dans les bois, de la tranquillité, aucune émotion et aucun tracas.

Et il continua, plus bas, après une pose:

—Il est vraiment regrettable qu'André n'ait pas adhéré à la demande que je lui avais soumise dans ce sens par l'organe de Me Saparois, notre notaire.

—Ah! fit Cyprien.

—Ce refus est d'autant plus inexplicable, poursuivit Désableau qui s'animait, que c'était une occasion unique pour Berthe. Pensez donc, une maison à Viroflay, c'est-à-dire à quelques lieues de Paris, un jardin assez grand avec un potager, à dix minutes d'une station, un train par demi-heure et tout cela pour douze mille francs!—Et puis enfin, en dehors même des avantages matériels qui seraient résultés de cette opération, il y avait des motifs qui primaient les autres, des considérations d'humanité qu'un homme de cœur ne pouvait rejeter…

—Pardon, interrompit le peintre, mais je ne comprends pas bien l'histoire que vous me racontez; voyons, vous voulez que madame Berthe, votre nièce, achète une maison à Viroflay, celle que vous avez louée, l'été dernier, sans doute?

Désableau approuva du chef.

—Bien, et comme en sa qualité de femme mariée, madame Berthe ne peut peut rien acheter sans l'autorisation de son mari, vous avez dépêché un notaire à André pour obtenir cette autorisation.

Désableau approuva encore.

—Et André a refusé?

Désableau hocha silencieusement la tête.

—Bon, j'y suis maintenant, si vous voulez continuer, je vous écoute.

Mais Désableau déclara qu'il n'avait pas à continuer. Il s'excusa même d'avoir ennuyé son ami par cette longue histoire, mais c'était plus fort que lui; la réponse d'André l'avait trop secoué! Il avait une barre dans l'estomac depuis qu'il l'avait apprise. Il aimait Berthe comme sa propre fille, il l'avait élevée sans faire de différence entre elle et sa petite Justine, et voilà que la pauvre enfant, après tous ses malheurs, maintenant que ses souffrances commençaient à s'assoupir dans la sereine société de la famille, recevait un nouveau coup.

—Ah! l'on ne m'ôtera pas de la tête, s'écria-t-il, que la religion d'André n'ait été surprise et il serait vraiment bien à souhaiter qu'un ami lui désillât les yeux, lui fît comprendre le côté inhumain de sa conduite.

—Autrement dit, murmura le peintre, vous me priez de parler à André de cette affaire. Mais enfin, mon cher monsieur, pourquoi ne lui en parlez-vous pas, vous-même?

—Parce que… répliqua Désableau, un peu rouge, j'ai craint que M. André n'eût des préventions contre moi, et puis j'ai eu peur, je l'avoue, de me laisser emporter dans la discussion et de l'envenimer.

—Eh bien, mais, madame Désableau n'a pas les mêmes raisons que vous de croire à la malveillance d'André. Pourquoi ne va-t-elle pas le voir?

Désableau ne répondit pas tout d'abord à cette question. Il réfléchit, se disant: Ah bien, par exemple, une femme honnête visitant des gaillards comme ceux-là! Et il frémit à la pensée que si madame Désableau était venue à sa place chez Cyprien, elle aurait dû affronter le contact de cette grosse gueuse qui se prélassait avec son chat dans un fauteuil.

—La discrétion obligeait ma femme à ne pas se rendre chez un garçon qui n'est peut-être pas toujours seul chez lui, fit-il enfin.

—Mon Dieu! reprit Cyprien, ce que je vous en dis n'est pas pour vous refuser le service que vous me demandez, bien que par goût je sois peu disposé à me laisser pincer les doigts entre les portes, pourtant…

Désableau ne le laissa pas achever, il se leva et lui saisit les mains.—Je n'en attendais pas moins de votre amitié, s'écria-t-il, je le disais encore à ma femme hier, je suis sûr que M. Cyprien admettra la justesse de nos intentions; et ma femme pensait comme moi, en me chargeant par exemple de vous adresser mille reproches, car vous êtes devenu d'un rare!—Vous avez positivement oublié le chemin de notre domicile. Voyons, il faut venir nous voir, manger la soupe, sans façon, avec nous—que diable! ce n'est pas parce qu'André est fâché avec nous que vous devez épouser ses querelles!—Vous savez du reste que ma femme vous aime beaucoup.

—Je n'en ai jamais douté, répondit Cyprien.

—Eh bien alors, c'est entendu.—Que je suis bête! fit-il tout à coup, j'oubliais avec tout cela l'objet de ma visite.—Nous avons toujours le portrait du père à rentoiler. Vous aviez bien voulu nous promettre, avant notre départ pour la campagne, de vous en occuper vous-même…

—Oui, oui, répliqua Cyprien, très froid, je passerai le prendre un de ces jours.

—C'est cela, s'écria Désableau, venez quand vous voudrez, nous dînons à six heures.—Voilà qui est convenu.—Tiens votre chat perd ses poils, dit-il après un silence, regardant cet animal qui faisait maintenant le dos de chameau et se frottait lentement contre le bas de ses culottes.

—Ce n'est rien, Monsieur, jeta Mélie, qui apporta une brosse de chiendent.

Mais Désableau se défendit. Jamais il n'accepterait que madame se donnât cette peine. Il consentit cependant, bousculé par la grosse femme, à mettre un pied sur une chaise et à se laisser brosser son pantalon à tour de bras.

—Cyprien, cria Mélie agenouillée devant la chaise, il est temps de te frictionner.

—Ah! grogna le peintre qui étala sur un bout de flanelle de la gélatine d'opodeldoch.

Il y eut un nouvel instant de silence, pendant lequel une odeur de camphre monta doucement du ventre de Cyprien, se développant peu à peu dans la pièce, tandis que le bruit aigre du chiendent ratissant le drap s'entendait seul.

—Merci, mille fois, madame, dit Désableau à Mélie, en se remettant sur ses jambes, puis il tira sa montre:

—Diable! je vais arriver en retard à mon bureau.—Allons, meilleure santé, et il serra la main de Cyprien.—Il ne partit pas, cependant, devenu très indécis, se demandant s'il devait rappeler au peintre l'intervention réclamée entre André et Berthe, mais il jugea plus digne de reparler du tableau à rentoiler, laissant entendre obscurément qu'il paierait au besoin les frais.—Allons, une dernière fois, adieu, et bonne santé; et il ajouta en serrant encore la main du peintre, pensant faire ainsi une discrète allusion à tous les motifs de sa visite: Je puis, n'est-ce pas, dire à ma femme qu'elle compte sur vous?

Cyprien remua vaguement la tête et précédé par Mélie et par le chat, Désableau quitta, sur un dernier regard, la place et aussitôt qu'il fut arrivé dans la rue, il ricana, pensant que tout de même un honnête homme serait bien malheureux s'il lui fallait vivre de la sorte avec une fille.—Le restant de tout le monde, une créature, une boue, et un égoutier et un bohème ce Cyprien, mâcha-t-il; oui, qui se ressemble s'assemble, il est bien assorti avec André.—C'est égal, il faut avouer que c'est une pénible tâche que d'aller réclamer l'appui de gens pareils, et c'est qu'il faut user de diplomatie avec eux, mettre des mitaines, des gants!—Ah! ce pauvre Vigeois, en nous léguant sa fille, peut se vanter qu'il nous en aura infligé de dures épreuves!

Et il marcha, plus furieux, déblatérant contre les ménages interlopes.—Oblitération du sens moral, voilà la seule explication qu'on puisse donner de ces existences anormales, pensa-t-il, et soulagé par ces réflexions, il entra dans son bureau et secoua furieusement deux employés célibataires qui arrivaient en retard, déclarant qu'ils ne pouvaient invoquer comme excuses des devoirs de famille, puisqu'ils étaient garçons l'un et l'autre, et que l'administration n'avait pas à accepter pour des motifs, qu'elle ne pourrait sans doute pas décemment connaître, des retards préjudiciables à ses intérêts.

Et tandis que les employés supportaient patiemment le galop de leur chef, Cyprien, ne doutant point de la déplorable impression que Mélie avait laissée à Désableau, se prit à rire dans sa barbe, caressant le chat pelotonné sur le lit, en boule.

—Alexandre, dit Barre de Rouille, fit-il, le monsieur à favoris que tu viens de voir est un homme grave, un homme relié. Marié, père d'une fille et récemment promu au grade disputé de sous-chef, il apparaît comme un homme considérable aux yeux des petits commerçants et des rentiers. Eh bien, ce fonctionnaire a dû emporter de toi une bien triste opinion, car tu t'es malhonnêtement conduit; tu es entré dans son chapeau et tu as couvert sa jambe gauche de poils; il ne faut pas cependant que cela te chagrine, mon pauvre mimi, car vois-tu, M. Désableau a très certainement une aussi mauvaise opinion de ton père, Cyprien, qui te tient présentement les pattes, pour que tu ne te sauves pas.

Oui, ce monsieur nous méprise, moi, et cette brave Mélie. Pourquoi? Ah dame, ça, c'est moins facile à t'expliquer, car ta maman Mélie, prise de pitié, t'a fait arracher d'avance par le coupeur du Pont-Neuf les germes de certaines idées que tu aurais pu t'enraciner dans l'âme. On a tari tous tes instincts de vagabondage amoureux, tous tes futurs désirs de pousser des cris déchirants le long des toits. On a eu tort, car tu es une bête surhumaine et monstrueuse, une bête sur laquelle on a violé les lois les plus saintes de la nature en te débarrassant de la douleur morale dès le principe. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Pardonne cette digression, ne me mords pas, ou je te claque et écoute:

La société, vois-tu, minet, a décidé, dans un jour de berlue, on ne sait plus quand, tant ça se perd dans la nuit des siècles, que tout homme qui voudrait habiter avec une femme, dans la même chambre, dans le même lit, devrait passer auparavant devant un autre homme qui les interrogerait, après qu'on lui aurait mis une ceinture de cotonnade autour des reins.

Cette opération s'appelle le mariage, mon chat; c'est l'honnêteté, c'est le respect de tout un pays, de tout un monde, c'est la protection assurée, où qu'on se trouve, des magistrats et des gendarmes!

Eh bien! Ton papa Cyprien et ta maman Mélie n'ont pas défilé devant la fameuse écharpe dont je t'ai parlé, ils vivent simplement ensemble, comme toi tu aurais pu le faire avec une chatte, sans en avoir préalablement obtenu l'autorisation d'un deuxième chat. C'est te dire que, quoi qu'ils fassent, ils seront constamment méprisés, constamment honnis.

Et il n'y a rien à faire à cela, il n'y a pas de subterfuges à inventer, ajouta Cyprien avec une pointe de mélancolie. Quand j'achèterais une alliance à ta maman, quand je lui jetterais de la soie sur le dos, et sur la tête des chapeaux à plumes, ça ne nous empêcherait pas d'avoir la tournure spéciale aux gens collés. Du reste, si tu veux t'en assurer, tu n'as qu'à nous regarder par la fenêtre, quand nous sortons ensemble, ça, faut être juste, c'est un beau spectacle! Mélie cahote en marchant, et elle ne peut me suivre; elle geint, se mouche, s'essuie, crie après moi, m'appelle tout haut dans la rue, tandis qu'à vingt pas en avant, je fends l'air de mes longues jambes. Voyons, c'est-il cela qui peut nous procurer une dégaîne honorable de gens mariés? Non, n'est-ce pas?

Ah! si nous étions des ouvriers, si Mélie portait de vieilles camisoles et des bonnets mous, si moi j'étais vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette, je ne dis pas, nous pourrions sans doute donner le change, puisque tout le monde a l'air de concubins, dans le peuple.

Alexandre s'agita et miaula désespérément.

—Allons, je vais abréger, fit Cyprien, car je commence à croire que ces explications t'intéressent fort peu. Au fait, les deux sous de foie que tu manges par jour ne sont ni meilleurs, ni pires, que ce soit Mélie, fille Aulanier, ou Mélie épouse de Cyprien Tibaille, qui le les découpe et te les pétrisse dans une pâtée de pain, mais enfin tous ces détails étaient nécessaires pour te faire bien comprendre les nausées d'âme que M. Désableau a endurées à la vue de nos trois personnes.

Le chat, impatienté par ce discours, roula des yeux noirs, à peine cerclés de jaune, aux bords, et il se tordit plus furieusement entre les mains du peintre.

—Laisse-le donc, jeta Mélie, est-ce que cet animal peut comprendre toutes les histoires que tu lui racontes?

—Ta mère a raison, déclara Cyprien. Va, mon fils, tu dois être édifié maintenant; et il lâcha Alexandre qui se précipita en bas du lit et se secoua vivement sur le parquet, dans une nuée de poils rouges.

—Mon Dieu! que tu es bête, mon vieux Cyprien, soupira Mélie.

—Tes aperçus sont parfois justes, répliqua le peintre.

Leurs entretiens finissaient souvent de la sorte.

Ils formaient, à eux deux, un concubinage modèle, basé sur une réciproque indulgence, une union où les sens éreintés, organisée par une femme qui n'était plus jeune et qui n'avait, au travers de noces subies comme on supporte les fatigues d'un périlleux métier, poursuivi qu'une idée, qu'un but, découvrir un homme qui consentirait à la tirer de l'eau et à la mettre à sec sur une berge. Elle flaira en Cyprien un sauveteur; elle saisit que celui-là n'avait plus ces préoccupations de jeunes hommes qui cherchent une maîtresse avenante ou jolie pour la montrer aux autres; sa grosse taille, sa tournure populacière, ses quelques penchants à lever le coude et à siroter de petits vermouts entre les repas, la rendaient impossible à placer chez ces gens qui, épris de distinction et possédés par un idéal de femme frêle, sans infirmités de nature, éprouvent le besoin de s'enquérir du passé de leur maîtresse, l'obligent à leur dégoiser des blagues pour se monter à eux-mêmes le coup et l'abandonnent, en fin de compte, parce qu'ils en ont rencontré une autre dont la robe est plus élégante et le teint mieux fait.

Cyprien lui apparut comme un galopin usé avant l'âge, comme un malade qui désirait seulement, dans le lit, être bordé, et elle s'attacha à lui, rêvant de devenir simplement sa bonne, mais une bonne avec qui l'on cause familièrement et à qui l'on envoie de temps à autre, par amitié, de petites tapes sur le derrière.

Puis, à ce bon enfant, à cette douceur d'une fille qui a été constamment dupée par les hommes sans leur en garder pour cela rancune, une idée bien peuple se joignait. Vigoureusement reintée et pétant d'embonpoint, Mélie ressentait une certaine compassion pour la maigreur délicate du peintre. «Faudra que je l'engraisse», se disait-elle souvent; et elle s'inquiétait de lui comme d'un marmot à qui l'on essuie le front quand il a couru. Elle vérifiait, lorsqu'il s'apprêtait à partir, ses vêtements, lui fourrant des foulards dans les poches, le forçant à se déshabiller des pieds à la tête quand il revenait mouillé, par les jours de pluie, se couchant avant lui, l'hiver, pour qu'il s'étendît sur une place chaude.

Ils s'étaient croisés, un soir qu'elle bâillait aux corneilles sur un pont; accostée sous le plus futile des prétextes, elle invita le peintre à passer son chemin. Cyprien avait alors parlé de la fraternité des âmes, mis le bras de la femme sous le sien et, malgré ses refus, il l'avait emmenée, l'éblouissant par d'inintelligibles phrases, lui procurant cette certitude qu'elle était remorquée par un Monsieur qui avait reçu de l'instruction. Elle fut enchantée du reste de l'hospitalité du peintre; ce furent ces gentillesses de calicots et de perruquiers dont l'effet est toujours sûr. Cyprien y ajouta encore un sans-gêne gracieux qui combla d'aise Mélie, déjà enchantée de ces bonnes façons.

Égayée par des grogs fortement épicés, elle s'apitoya, maternelle, sur les vêtements décousus du peintre, et elle leur posa, çà et là, quelques reprises, quelques points, puis, satisfaite du peu d'exigences et de la générosité de Cyprien, elle revint d'elle-même, plusieurs fois, entrant avec l'air humble d'un chien qui s'attend à être chassé, mais le peintre la laissa rôder, bienveillant, où qu'elle voulut, songeant à l'avenir de sa garde-robe.

Leur liaison continuait ainsi très lénitive et très bénigne, lorsqu'un jour Cyprien se coucha, malade, souffrant de maux d'oreilles et de clous. Alors, elle s'installa près du lit, prépara la potbouille pour qu'il n'eût pas à sortir; elle le soigna avec sollicitude, le veilla, la nuit, le dorlotant, lui mettant un moine aux pieds, se relevant pour le faire boire.

Lui, fut ébahi; il ne comptait plus depuis longtemps sur une affection quelconque, sur une pitié; il s'attendrit sur ce dévouement qu'on lui offrait, gêné, malgré tout, par le bon enfant de cette femme qui voulut, en dépit de ses protestations, s'occuper elle-même de toutes les hontes, de toutes les abjections d'une maladie.

Elle riait, lui disant lorsqu'il se fâchait presque la suppliant de ne pas accomplir de répugnantes besognes:

—Allons, mon bibi, c'est l'affaire des femmes, ça.

Et il l'embrassait, tout ému, et la grosse femme riait plus fort, ravie d'être ainsi embrassée, sans saleté, contrairement aux habitudes.

Elle trima furieusement du reste, car en sus de la cuisine et des courses, elle dut balayer le logis, découper les vieux rideaux de mousseline pour les cataplasmes, se battre avec Cyprien que l'invasion des médicaments outrait.

Puis, ce fut toute la série des purges qui défila: des limonades gazeuses qui emplissaient Cyprien de vent sans rien produire, des eaux de Pullna, aigres et doucereuses, qu'il rendait par le haut, des sels de Sedlitz qui l'échauffaient cruellement, ce fut enfin l'abominable ricin que le docteur prescrivit en dernier ressort.

Alors Cyprien jeta des cris de Merlusine. L'odeur seule de cette drogue lui retournait l'estomac. Mélie dut, un matin, après avoir soigneusement battu l'huile dans du café tiède, enfourner le tout dans la bouche du peintre, qu'elle effara, en le réveillant en sursaut par des cris de pie. Il jura, sacra comme un bouvier, l'interpella violemment, l'envoya à tous les diables, puis il avoua qu'elle avait eu raison d'agir ainsi, et il consentit, résigné, souriant aux joues gonflées et aux lèvres en rosette de Mélie soufflant sur le bol pour le refroidir, à s'abreuver de bouillon aux herbes, à s'ingurgiter, jusqu'à plus soif, des potées d'eau verte.

Tant qu'il ne put se lever, elle demeura près de lui, du matin au soir, causant, ravaudant, lisant des livraisons illustrées à deux sous, superposant les histoires jadis clabaudées dans sa propre maison sur tous les cancans débités dans celle du peintre. Son zèle ne s'amortissait pas et sa vaillance et sa belle humeur réconfortaient le peintre qui s'épeurait au plus léger mal et se croyait perdu.

—Quand on veut quelque chose, on le veut, disait-elle; moi je serais paralysée que je soulèverais quand même mes jambes avec ma tête,—et elle se tapait carrément sur le front avec son dé.

Dure pour elle-même, ayant dans le sang du salpêtre qui lui secouait la graisse, elle était cependant molle pour les autres, émue par leur moindre bobo, par leur moindre peine.

Lorsque les maux d'oreilles de Cyprien s'alentirent et que ses clous percèrent, elle continua néanmoins à le bercer; mais, vers les midi, elle s'absenta, chaque jour, régulièrement, pendant deux heures.

Le peintre s'alarma; à la voir si casanière et si placide, il n'avait plus songé combien l'existence de cette femme était problématique. Mélie acceptait bien sa part des repas qu'elle cuisinait chez lui, mais enfin il y avait le loyer, l'entretien, le blanchissage. Où se procurait-elle l'argent nécessaire pour parer à ces dépenses?

Elle travaillait souvent à des ouvrages de passementerie, disposant sur un morceau de bois hérissé de pointes qui formaient un dessin, de la gance qu'elle cousait et piquait de petites perles en verre noir, recueillies dans son tablier et collées par de la salive sur le pouce de sa main gauche. Mais outre qu'elle n'avait plus les yeux assez vifs pour enfiler rapidement ces perles, trouées à chaque bout, d'un coup d'aiguille, ce travail était trop mal rémunéré pour qu'il pût suffire aux besoins d'une femme. Trente-deux sous, en bûchant de sept heures du matin à minuit, c'était ce qu'elle pouvait, en se hâtant, gagner; il devait donc exister un ou deux Messieurs qui aidaient la pauvre fille; ses absences se trouvaient par cela même justifiées; et pourtant, quand il examinait Mélie, Cyprien s'étonnait. Ce qu'elle n'était ni appétissante, ni libertine!

Il faudrait supposer, se dit-il, qu'il est dans Paris un ou deux impotents de mon espèce, des gens fanés et doux, tenant à une maîtresse pour des motifs différents de ceux qui déterminent l'humanité depuis des siècles.—Et il se sentait une certaine colère, une certaine jalousie, pour les soins de garde-malade qu'elle allait sans doute prodiguer à de vieux amants. Son dépit amoureux ressemblait à cette sorte de rancune qui prend un malade, dans un hôpital, lorsqu'il voit le médecin l'examiner à peine et se préoccuper longuement des autres.

Il ne pouvait reprocher à Mélie, cependant, de ne pas lui donner la préférence puisqu'elle ne le quittait guère et témoignait, d'ailleurs, peu d'empressement à sortir. Elle examinait la pendule en fronçant le nez, attendant la dernière minute, se lissant les cheveux de mauvaise grâce, murmurant tout en arrangeant ses gants percés au bout des doigts:—Oh! ils sont bien bons!—Puis elle baissait sa voilette et, jetant un dernier coup d'œil sur la chambre, couvrait le feu de cendres, préparait tout pour que Cyprien ne souffrît pas de son absence.

Habitué au va-et-vient d'une jupe s'accrochant dans les pieds de chaises, aux encouragements jetés à la maladie, à l'échange des propos dont l'insignifiance disparaît pour les gens souffrants, Cyprien se jugeait horriblement malheureux lorsqu'il était seul. Sa chambre devenait morne et il regardait à son tour, attristé, les aiguilles de la pendule, écoutant le tic-tac du balancier pour s'assurer qu'il n'arrêtait point. Comme le temps est long, disait-il, et il éprouvait une réelle joie lorsqu'au bout de deux heures, il entendait le pas d'éléphant de Mélie ébranler les marches.

Les sorties mesurées de cette femme continuèrent sans qu'elle les expliquât et sans qu'il eût le courage de l'interroger. Une sourde inquiétude le tortura, à la longue, pourtant; il craignit des exigences de la part des personnes qu'elle allait voir, il appréhenda une rupture imposée, un abandon.

L'idée qu'il pourrait rester privé de soins maintenant, l'affola; il se vit, seul, pendant la nuit, s'agitant, battu par la fièvre, excédé par des cauchemars, suant sur son traversin, attendant l'arrivée du jour comme une délivrance.

Il ruminait ces pensées, dans ces états de vague somnolence où l'esprit engourdi continue néanmoins sa course. Une recrudescence de maladie acheva de l'atterrer. Alors, tout endolori, ne disant plus rien, il songea longuement aux épouvantes d'une catastrophe, aux agonies solitaires, aux morts lamentables des galeux et des parias. Cette perspective de crever misérablement, dans une chambre, la porte laissée entr'ouverte par la garde partie, tandis que les locataires passent en chantonnant dans l'escalier, s'implanta, poussée dans son cerveau, rivée par les souffrances qui l'assaillaient. Une peur terrible, une de ces paniques qu'on ne raisonne pas, le saisit; il claquait des dents sous ses couvertures, il fut sur le point de supplier Mélie, ce jour-là, de ne pas descendre.

Puis, il n'osa.—Une perception brusque de sa situation lui apparut; ses rentes mangées par les femmes n'étaient plus, et les quelques bribes échappées à ses défaites allaient disparaître, emportées par le courant des notes de médecine et de pharmacie. Fallait-il qu'il eût été niais pour s'être ainsi laissé gruger par des coquines qui se fichaient de lui!—C'était comme toujours les bonnes filles qui payaient pour les mauvaises. Mélie était venue trop tard… Soudain, la pendule tintant coupa ses réflexions.

Il regarda Mélie, se répétant: l'heure est arrivée, elle va déguerpir. Elle aussi le regarda et, effrayée par la détresse qu'elle lisait dans ses yeux, elle lui caressa le front avec sa main, lui porta de la tisane à boire et lui essuya la bouche.

—Voyons, qu'est ce que tu as, mon gros? fit-elle.

Il ne répondait pas.

—Tu as mal où ça, dis?

—Il murmura: j'ai un peu de fièvre; et tristement il se remit à examiner la pendule.

Alors Mélie l'embrassa, un peu rouge, et elle reprit son travail, laissant s'écouler tranquillement les heures.

Du coup, il fut subjugué; ce simple incident décida de son sort, ses derniers combats cessèrent. Il en venait à craindre maintenant que Mélie refusât le concubinage.

Par pudeur, il résolut d'attendre qu'il fût complètement rétabli pour lui soumettre ses propositions.

—Comme cela, je n'aurai pas l'air d'implorer une grâce, se dit-il; très guilleret et très bien portant, un soir, il tira sur sa pipe, lâcha une énorme bouffée et, un peu gêné, il s'expliqua, trouvant cela plus facile, sur un mode tout à la fois drôlatique et solennel:

—Nous ne sommes plus jeunes, ma vieille branche, et le temps se gâte! Le moment me semble venu de jouer les Paul et les Virginie qui se fourrent sous le même jupon par les temps de pluie. T'es grosse et je suis maigre, t'es vaillante et moi je cane; réunissons ces qualités et, nous complétant l'un par l'autre, nous aurons au moins quelques chances de résister aux tourmentes des événements. Tu dois en avoir assez de passer toujours de la contrebande, et puis, c'est dangereux à la fin, car les douaniers des mœurs, les argousins sont là.—Quant à moi, la vie de garçon m'embête; à être toujours seul, je me consterne et je me ronge; pour tout dire, je suis las et les latrines de mon âme sont pleines!—Voyons, ça ne serait pas raisonnable de venir boulotter et de coucher ici? d'être comme mari et femme avec la chance en plus de ne pas procréer d'enfants, hein, qu'en dis-tu? si le collage te plaît, vas-y, tape-moi dans la main, c'est fait!

Elle accepta d'emblée; le rêve de sa vie mûre se réalisait; elle baisa Cyprien, le remerciant de sa bonté, disant qu'il verrait, qu'elle n'était pas méchante, qu'elle tâcherait de lui rendre la vie très douce.

—Je le sais bien, ma brave Mélie, répliqua le peintre qui s'émouvait, puis il reprit son calme et parla de l'avenir. Il ne dissimula pas à Mélie que leur existence serait chétive, qu'ils devraient vivre ainsi que des ouvriers, mais elle haussa les épaules, déclarant qu'elle n'avait jamais eu l'habitude de vivre comme une princesse, que le bien-être lui importait peu, qu'avec de l'ordre, elle se chargeait bien, d'ailleurs, de joindre les deux bouts.

Et leur union commença, sans ces troubles qui agitent des gens plus jeunes. Ils ajustèrent leurs défauts pour les emboîter sans qu'ils se heurtassent. La grosse femme garda la maison, laissant Cyprien badauder au dehors, s'inquiétant à peine de ses absences, prête même à lui pardonner quelques frasques comme l'on accepte, de temps à autre, une sottise sans importance d'un galopin.

—La seule chose que j'exige, fit-elle un jour, c'est de ne pas les «embrasser».

Et, en effet, tout le reste ne tirait pas pour elle à conséquence. Retirée de l'amour, du monde, sachant par expérience combien est peu de chose pour des gens vraiment usés le commerce charnel, elle comprenait encore l'entraînement irréfléchi d'un soir, l'acte brutal aussitôt regretté, mais elle s'insurgeait à l'idée que la première venue pourrait obtenir de son homme, comme elle, ce qu'elle considérait ainsi qu'un témoignage de bonne affection, un baiser franchement donné.

Cyprien lui promit tout ce qu'elle voulut; il sortit et rentra à sa guise, et bientôt chacun se désintéressant de son sexe, une sincère camaraderie s'établit entre eux; Cyprien pouvait déblatérer sur les vices des femmes, lâcher tout ce qui lui traversait la tête, sans que Mélie se froissât jamais; elle le laissait parler, souriant, benoîte, disant simplement parfois, de même qu'après le départ de Désableau:

—Mon Dieu, mon vieux Cyprien, que tu es bête!

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